« Do you speak bullshit english ? » - Comment l’anglais d’entreprise renforce la classe dominante (Partie I)

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  • « Do you speak bullshit english ? » - Comment l’anglais d’entreprise renforce la classe dominante (Partie I) - FRUSTRATION
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    « De toute façon, on a la même target », me dit le DRH. La porte de l’ascenseur de cette tour austère de la Défense se referme sur nous. « Pas vraiment », ai-je envie de lui répondre. Je défends les salariés, il gère une “masse salariale”. Nous n’avons donc pas la même « target », si je comprends bien ce qu’il veut dire par là car, pour moi, « target »(“cible” en français) est un mot anglais utilisé pour désigner la personne avec qui l’on espère finir la soirée. Là où l’anglais des cours de lycée permet d’euphémiser des termes liés aux relations humaines et notamment amoureuses – un crush, une target, un date – celui des entreprises françaises contemporaines accompagne et encourage les évolutions managériales qui ont considérablement affaibli le camp des salariés au cours des trente dernières années, notamment parce qu’il adoucit et masque les rapports de domination.

    Semer le flou, première fonction de l’anglais d’entreprise

    Notre « target » commune, ce serait de comprendre et d’accepter le plan de licenciement qui va toucher la « holding » de la multinationale. Avant, on aurait dit « maison-mère », mais ça impliquerait un lien de maternité avec ses filiales, tandis que le terme « holding » en dit plus long sur la fonction de l’entité juridique centrale : elle détient d’autres entreprises et fait remonter les profits vers son sommet, où une armée de salariés qualifiés se chargent d’administrer l’ensemble pour contrôler la remontée de profit (le « controlling »), à rassembler les informations en provenance des filiales pour faire des bilans d’activité (le « reporting ») et à promouvoir l’image du groupe dans le monde et vis-à-vis de ses clients.
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    Préserver le français, un combat légal mais ô combien ringardisé

    Quand on évoque la question de l’usage de l’anglais auprès de la direction, le haussement d’épaule est de rigueur et les yeux écarquillés se multiplient. S’étonner de l’usage du bullshit english d’entreprise passe vraiment pour une posture préhistorique. Et pourtant, cet étonnement est justifié, car l’usage de l’anglais dans une entreprise française est en fait… illégal.
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    https://www.frustrationlarevue.fr/entrepreneurs-is-the-new-france-comment-langlais-dentreprise-renf

    Comment en est-on arrivé là ? Est-ce à partir du moment où des publicités « Do you speak Wall Street English ? » sont apparues dans les transports en commun de tout le pays, vantant aux cadres et salariés angoissés par leur niveau d’anglais de lycée des formations coûteuses mais aux résultats garantis ? Car, c’est connu, le Français moyen est « nul en anglais » et c’est une des nombreuses tares qui le rendent si « en retard à l’international »
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    « La langue des maîtres » ou l’anglais comme marqueur de classe

    Fascinés par le modèle américain de l’entreprise reine et de la finance sans frein, les patrons français se sont tous mis à parler leur langue, imités par l’ensemble de la classe bourgeoise. Cela lui a donné un supplément d’âme et un atout non négligeable, pas tant vis-à-vis de ses partenaires internationaux que de son propre peuple. L’anglais a ainsi accompagné un puissant récit de légitimation de la classe dominante française, des années 1990 à nos jours, qui lui a permis de repasser du bon côté de l’Histoire : les ouvriers seraient bornés, fermés d’esprit, repliés sur eux-mêmes, tandis que la bourgeoisie serait « ouverte sur le monde », « progressiste », favorable à la mondialisation et à l’intégration européenne.
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    Histoire du « management » ou comment l’anglais a semé les concepts les plus oppressants du XXIe siècle

    Marqueur de classe au sein de la société et à l’intérieur des entreprises, l’anglais ne se contente pas de semer le flou et de donner du style à des mots. Il est aussi un vecteur de diffusion de nouveaux concepts et a accompagné à lui seul la transformation du travail en France comme ailleurs. Prenons l’exemple du management. Une notion devenue tout à fait banale et intrinsèque à tout collectif de travail (sauf aux rares refusant ce genre de hiérarchie implicite) : « manager les gens ». On parle désormais même de « manager de proximité » qui, comme un commerce de proximité, se met au plus près de vos besoins de salarié… et à la plus précise des exigences patronales. Remplaçant les mots « chefs », « patron » ou encore « contremaître », « manager » fait partie de ces termes qui mentent sur la relation qu’ils désignent. A entendre les cadres de la holding où l’anglais est de mise, le manager serait une sorte d’ange-gardien dont on attend reconnaissance et protection (« Il m’aide à prioriser mes tâches »), et non plus un « chef » vis-à-vis duquel la conflictualité sociale serait possible.
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    « Entrepreneurs is the new France » ou comment l’utopie macroniste s’appuie sur l’anglais d’entreprise

    « Brave New France », l’utopie capitaliste d’Emmanuel Macron, a son propre langage. Un langage qui gomme les rapports de force, qui agresse sans en avoir l’air, qui ment sur qui domine, qui opprime et qui subit. Cette langue où l’on peut dire le contraire de ce que l’on fait et faire l’inverse de ce que l’on dit. Cette langue, qui n’est pas la langue de Shakespeare mais celle de Niel ou de Bernard Arnault, peut encore être combattue. Prenez le temps d’observer le visage de votre DRH quand vous lui demandez de traduire une expression qu’il emploie – la loi vous y autorise et lui donne tort. Observez le regard de vos collègues quand vous dites « ma hiérarchie » plutôt que « mon top manager ». Le capitalisme étant mondial, sa lutte tout autant, souvenons-nous que dans l’anglais notre classe dominante n’a puisé que ce qui l’arrange. A nous d’y faire notre marché : prenez le mot « strike » par exemple. Ça veut dire à la fois « combattre » et « faire grève ». N’est-ce pas charmant ?