Gouvernement de gauche et « point L ». Extrait du dernier livre de Frédéric Lordon – CONTRETEMPS

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    https://www.contretemps.eu/gouvernement-gauche-lordon

    Il faut vraiment prendre la mesure de toutes les transformations qui se sont effectuées en trente ans de néolibéralisme, des transformations qui, du côté des dominants, ont refait un pli, ont refait tout un habitus  : l’habitus du déchaînement. Littéralement  : dé-chaînement. Le type humain du dominant capitaliste a été modifié  : jadis il y avait l’arrogance, le mépris de classe, etc., bien sûr tout ceci est resté, mais s’y sont ajoutés toute une série de traits sociopathiques nouveaux. J’admets que la catégorie de «  sociopathe  » n’est pas très raffinée, mais ici elle suffira bien pour dire ce qu’il y a à voir – avec en prime cette ironie de retourner les catégories du DSM contre le système dont il est l’émanation.

    Le dé-chaînement à l’étage des structures s’est exprimé en un dé-chaînement à l’étage des psychés, pour engendrer des types que rien ne retient, et notamment aucune considération de moralité ou de sensibilité à la souffrance d’autrui. Nous avons cette conversation au moment où a lieu le procès des dirigeants de France Télécom. Leurs propos, leur système de défense, leurs auto-justifications, mis en regard des témoignages de leurs victimes ou des proches de leurs victimes  : tout est stupéfiant. Je sais que je vais dire une trivialité, mais ces gens – les capitalistes d’aujourd’hui – considèrent les hommes comme des choses. La chosification, l’objectalisation des hommes, c’est cela le propre du sociopathique, objectalisation qui dispense de tout sentiment moral.

    Pour notre malheur, ce propre s’est trouvé d’emblée inscrit dans les schèmes fondamentaux de la rationalité économique, instrumentale, celle qui agence des moyens à des fins, et qui ne discute pas de la nature des moyens. Nous le savons même depuis Kant puisque celui-ci nous avait mis en garde en nous enjoignant d’agir «  de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen  »3 – c’est donc bien que la possibilité de l’abus est constituée depuis longtemps.

    • Je ne sais pas si Lordon change — certains pensent qu’il se radicalise (je n’en crois rien) —, mais sa capacité à enfiler les mots et les phrases pour aligner des banalités est restée la même.

      Au risque (souvent) de réinventer le fil à couper le beurre. Car il suffit de relire Zola et les Rougon-Macquart pour se rendre compte que

      les schèmes fondamentaux de la rationalité économique, instrumentale, celle qui agence des moyens à des fins, et qui ne discute pas de la nature des moyens

      engendrent depuis longtemps

      des types que rien ne retient, et notamment aucune considération de moralité ou de sensibilité à la souffrance d’autrui.

      Il peut aussi lire Le Capital (contrairement au charlatan stalinien Louis Althusser, à l’œuvre duquel il s’est formé) pour y parcourir mille autres exemples de ce qu’il appelle « sociopathes ».

      Était-ce des « sociosopathes » ces chefs d’industries et leurs alliés politiciens qui organisaient l’exploitation des enfants 10 ou 12 h par jour (7/7) sans se troubler le moins du monde des conséquences, ou le résultat depuis toujours du capital sur les manières de se comporter et de se représenter autrui et le monde ?

      Lordon voit apparaître des « traits sociopathiques nouveaux » après « trente ans de néolibéralisme », mais c’est juste prendre la mesure des choses (le doigt mouillé) à la petite échelle de son ressenti personnel.

      Ce n’est pas

      la possibilité de l’abus [qui] est constituée depuis longtemps

      c’est sa réalité.

      Le capitalisme n’a pas attendu que des marioles le traitent de « néolibéralisme » pour saigner la classe ouvrière et réduire l’humanité laborieuse en force de travail.

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    Gouvernement de gauche et « point L ». Extrait du dernier livre de Frédéric Lordon

    Le déchaînement, je veux dire l’accumulation indéfinie des conquêtes, l’enfoncement des acquis sociaux comme dans du beurre, l’encouragement constant de tous les gouvernements et de toutes les instances internationales, tout ça refait un habitus – un habitus de la position écrasante dans le rapport de force, donc un habitus qui a perdu toute disposition à transiger dans le compromis.

    On comprend qu’à remporter en longue période de si faciles victoires sur des choses aussi bénignes, on développe une intolérance radicale à tout «  recul  ». Imagine un peu ce que donneraient les «  reculs  » que nous sommes en train d’envisager. Ce que ça donnerait ? L’entrée en guerre du capital, immédiate, à outrance.

    Le point L tire les conclusions de cet état de fait, qui est un état de guerre – et c’est donc «  L  » comme Lénine. Dans les conditions de raidissement normatif du capital jusqu’à l’intransigeance extrême après trois décennies d’avancées ininterrompues, une expérience gouvernementale de gauche n’a que le choix de s’affaler ou de passer dans un autre régime de l’affrontement – inévitablement commandé par la montée en intensité de ce dernier, montée dont le niveau est fixé par les forces du capital.

    D’aucuns diraient qu’il s’agit d’un univers de type «  dictature du prolétariat  ». Aux réserves près quant à la signification du mot «  prolétariat  », ce ne serait pas faux. Il suffira de se rappeler en quels termes Lénine la définissait  : la démocratie, en principe, c’est la loi de la majorité, donc la dictature de la majorité (puisqu’elle impose ses vues à la minorité), et il se trouve au surplus que, dans les institutions distordues qu’elle se donne dans l’ordre capitaliste, la dictature démocratique ne fonctionne qu’au profit de la minorité (du capital). La dictature du prolétariat, ou dictature de la majorité, n’est donc rien d’autre que la «  démocratie  » ramenée à son concept.