Au Liban, une mafiocratie contre son peuple

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  • À la fois incroyablement admiratif du courage des Libanais, et très inquiet pour la suite des événements…

    Quelques remarques et questions :

    – À quel point la crise économique actuelle touche-t-elle la classe moyenne libanaise (plus que d’habitude) ? Depuis les toutes dernières années, j’entends qu’il est devenu très difficile d’emprunter auprès des banques pour se loger, ou pour monter une entreprise. Que beaucoup d’entreprises ne paient plus leurs employés. Puis ferment après avoir arnaqué leurs employés pendant des mois. Et ces dernières semaines, les tensions sur la livre libanaise (dans certaines entreprises, décision arbitraire de payer les salaires en livres libanaises et non plus en dollars). Bref, divers éléments qui suggèrent que ce ne sont plus seulement les plus pauvres qui trinquent, mais que désormais c’est la classe moyenne – déjà lourdement impactée et usuellement condamnée à l’émigration – qui est cette fois touchée par l’économie en berne.

    – Est-ce que, comme je le lis à divers endroits, on a bien des manifestations qui réunissent à la fois les classes populaires et moyennes ? Si c’est le cas, c’est un mouvement puissant qui démarre : jusque là le système avait assez habilement joué la division entre les revendications de classe (par exemple : les manifs des classes moyennes présentées comme illégitimes, celles des populaires comme manipulées…).

    – Ici, la présence de la classe moyenne dans les rues donne une visibilité à des analyses politico-économiques parfaitement formulées (on voit déjà des articles dans les médias français donnant la parole à des manifestants, qui ont l’avantage ici d’être, par exemple, enseignants à l’université…).

    – Si le déclencheur a été la taxe WhatsApp, en réalité depuis des semaines c’est l’annonce d’un prochain « train » de mesures extrêmement violentes de privatisations (toujours réalisées dans des conditions farfelues de corruption), de taxes non proportionnelles (donc frappant essentiellement les classes populaires et moyennes), qui mobilise les Libanais. La mise en pratique d’une première « petite » taxe a mis le feu au poudre, mais derrière c’est l’ensemble des « réformes » qui est bloqué.

    – Or ces « réformes » austéritaires sont, bien évidemment, déjà décidées, et décrétées comme totalement indispensables. Si le gouvernement saute, il est déjà annoncé que le suivant devra mener les mêmes réformes…

    – Le fait que la situation économique est déjà difficile, avec un ralentissement sensible de l’économie, rend évidemment les réformes austéritaires insupportables. Mais ce qui s’ajoute à cela, évidemment, c’est que toute la population sait que sa classe dominante est à la fois incompétente et corrompue, à la fois responsable du fiasco économique et premier profiteur de la crise. Et que ces mesures austéritaires vont, bien évidemment, totalement épargner cette classe (au contraire, via la corruption et les diverses prédations via les privatisations, elle va certainement encore en profiter pour s’enrichir). Anecdote significative : le Akhbar souligne que la surtaxe prévue pour les cigarettes ne concernait pas… les cigares.

    – La situation me semble très dangereuse, parce qu’ici, en dehors d’une véritable révolution populaire qui renverserait le système politique, oligarchique et corrompu libanais, il n’y a pas d’alternative au train de réformes « imposées » par la situation d’endettement du pays (« il n’y a pas d’alternative », dans le sens de l’escroquerie néolibérale – TINA : There is no alternative). Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas envisageable de simplement renoncer aux réformes avec le système actuel, et pas non plus possible de faire passer « en force » ces réformes vue les manifestations qui se développent. La seule « sortie » de crise, c’est le renversement du système politico-mafieux lui-même, ce qui n’est tout de même pas une mince affaire.

    – Et la classe dominante et ses puissants soutiens étrangers a certainement les moyens (et pas l’ombre d’une hésitation) pour faire sombrer le pays dans le chaos, plutôt que de renoncer au moindre de ses avantages. Al Akhbar estime que cette classe a peur. Mais est-elle dénuée de pouvoir de nuisance ? Et si le pays échappe à l’agitation sectaire destinée à noyer les revendications dans un flot de violences, pourra-t-il éviter une mise sous tutelle « à la Tsipras » imposée par les détenteurs de la dette ?

    – Sans oublier (jamais) que de puissants voisins du Liban ont toujours intérêt à la destablisation violente du pays. Ce qui devient plus dangereux à partir du moment où la classe dominante intérieure elle-même a intérêt à la destabilisation.

    – Un aspect fondamental à ne pas perdre de vue, c’est que la corruption et la dette ne sont pas une conséquence du système : elles sont le fondement et le but du système mis en place à la fin de la guerre civile pour perpétuer la destruction et la prédation sous une forme plus « civilisée » et, surtout, économiquement efficace. C’est ce qui fait le danger de la situation : les Libanais ont face à eux un système conçu pour perpétuer la guerre civile, grâce à l’entente, à Taëf, des chefs miliciens (et, désormais, de leurs enfants, neveux, beaux-fils…). La corruption n’est pas un effet pervers du système qu’on pourrait « corriger » : la corruption est le système lui-même. C’était le sujet de l’un de mes premiers articles en 2006, Au Liban, une mafiocratie contre son peuple :
    http://tokborni.blogspot.com/2006/07/au-liban-une-mafiocratie-contre-son.html
    Je concluais ainsi à l’époque :

    La guerre civile a instauré un système de prédation orienté contre la population, au moyen de la violence et de la terreur physique permanente. La IIe République libanaise, intégrant presque uniquement les profiteurs de cette guerre civile, a transformé la forme de la prédation, sous la forme plus pacifique d’un « néo-libanisme » (néo-libéralisme, corruption, dette odieuse, alibi confessionnel), mais n’a pas épargné ses victimes.

    L’agression actuelle bénéficie de ce mélange, ô combien fertile, de confessionnalisme et de corruption. Il faut espérer que tout ce petit monde n’a pas ainsi enclenché une machine de destruction qui deviendra totalement incontrôlable. Évidemment, la logique reste la même : nous assistons une fois encore à une guerre menée contre la société libanaise elle-même.