D’où vient la crise des urgences ?, par Frédéric Pierru (Le Monde diplomatique, octobre 2019)

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  • Le cauchemar de « l’hôpital du futur » | Frédéric Pierru
    https://www.monde-diplomatique.fr/2019/10/PIERRU/60490

    « Du vent ». C’est ainsi que les urgentistes en grève ont qualifié le plan présenté par la ministre de la santé le 9 septembre. À des services au bord de l’implosion elle propose une enveloppe rachitique, ponctionnée sur d’autres secteurs, eux-mêmes en difficulté. Faut-il dès lors parler de « crise » de l’hôpital ou de « casse » — un projet de longue haleine visant à livrer une institution emblématique au privé ? Source : Le Monde diplomatique

    • Les années 2000 marquent un tournant néolibéral dans les politiques hospitalières, alors que la médecine de ville, elle, bénéficie d’une empathie gouvernementale surprenante. Pour les pouvoirs publics, si des économies doivent être réalisées, c’est à l’« hospitalocentrisme » français de payer son tribut. C’est donc le bâton budgétaire pour l’hôpital, la carotte des incitations financières et l’appel aux réorganisations volontaires pour la médecine de ville. Les hôpitaux sont sommés de se recentrer sur leur « cœur de métier » — les soins très spécialisés, techniques et coûteux, mais aussi les missions de service public — et de faire cadeau du reste — rentable — aux autres acteurs de l’offre de soins, qui sont dans leur grande majorité privés (médecins libéraux, cliniques privées…).

      Nom de code de cette vaste opération : « virage ambulatoire ». Deux leviers sont utilisés pour forcer les professionnels hospitaliers réticents à le négocier : le resserrement de la contrainte budgétaire d’une part, et la mise en concurrence des établissements à travers la tarification à l’activité, mieux connue sous son acronyme T2A, d’autre part. En théorie, ces deux instruments ne sont pas compatibles (2). En effet, en vertu de la T2A, la Sécurité sociale ne rémunère plus des structures, mais le volume et la nature des actes pratiqués par les établissements de santé. « L’argent suit le patient », comme disait le slogan thatchérien de la fin des années 1980, et l’hôpital devient une entreprise appelée à augmenter ses parts sur le marché local des soins (voire sur le marché international pour les prestigieux établissements de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris, AP-HP). Plus d’activité, c’est plus de recettes, donc plus de personnels et d’investissements.

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      André-Pierre Pinson. — « Pièce d’anatomie de l’œil sous cloche de verre », 1784
      Cependant, dès lors que cette concurrence se déroule dans un cadre budgétaire de plus en plus contraint, le financement devient très pervers. Tout d’abord, chaque établissement a intérêt à maximiser son activité, y compris en trichant : on saucissonne un séjour en plusieurs, on « optimise » son codage grâce aux compétences de sociétés privées qui ne sont pas soumises au secret médical — comme l’a dénoncé, au prix de sa mise au placard, M. Jean-Jacques Tanquerel, directeur de l’information médicale au centre hospitalier de Saint-Malo (3) —, etc. En un mot, avec la T2A, on fait dans le business plan, pas dans le service public.

      Mais, comme il faut tenir l’enveloppe budgétaire générale, les pouvoirs publics décident unilatéralement de baisser les tarifs lorsque l’activité globale augmente. Ainsi, la T2A transforme les hospitaliers en hamsters : ils sont condamnés à courir de plus en plus vite dans leur roue, sans pour autant que la situation financière des hôpitaux s’améliore, au contraire.

      De fait, la productivité des hospitaliers a beaucoup augmenté (le volume de soins dispensés a augmenté de 3 % annuellement jusqu’en 2010, puis de 2 % à partir de 2015). Sur le terrain, cela correspond à une intensification du travail. Cela n’empêche pas la dégradation de la qualité des soins : allongement des temps d’attente, accroissement du nombre de malades revenant à l’hôpital après avoir été pris en charge une première fois, fuite des patients vers le secteur 2 dit à « honoraires libres » et les cliniques, etc.

      Par ailleurs, alors même que le taux d’obsolescence et de vétusté du bâti est élevé, les hôpitaux ont soit cessé d’investir, soit eu recours à des expédients désastreux pour leurs finances à long terme : emprunts toxiques (on parle d’emprunts « structurés », c’est-à-dire à taux variables, très attractifs au moment où ils ont été souscrits, puis qui ont explosé), partenariats public-privé, contrats coûteux de location-entretien pour les gros matériels, comme en imagerie (IRM, PET-scan)…

      #hôpital #santé