• La France des ronds-points avant les « gilets jaunes », Joseph Confavreux
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/131119/la-france-des-ronds-points-avant-les-gilets-jaunes

    Le sociologue Benoît Coquard, qui travaille sur les milieux ruraux et les classes populaires, publie un livre faisant voler en éclats les idées reçues sur les campagnes en déclin et le prétendu repli de ladite « France périphérique ». Un livre qui éclaire aussi le soulèvement des « gilets jaunes », un an après son déclenchement.

    Dans la lignée du chercheur Nicolas Renahy qui avait consacré une enquête importante à la jeunesse rurale dont il était lui-même issu, avec son ouvrage Les Gars du coin, Benoît Coquard, sociologue à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) s’intéresse à un territoire qui l’a vu naître et qu’il a continué de parcourir après être devenu chercheur, en publiant Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte).

    Cette position singulière explique la précision de son regard sur des espaces au mieux ignorés, au pire méprisés comme « reculés et hors du temps », alors que s’y jouent pourtant certains des « grands bouleversements économiques et sociaux de notre époque ».
    Cela lui permet de s’émanciper des deux représentations dominantes des habitants de ces espaces ruraux en déclin : « Soit un récit misérabiliste du style de vie des prétendus “beaufs racistes” qu’on retrouve plutôt à gauche, soit une ode à ladite “France oubliée”, “périphérique”, qui incarnerait d’une certaine manière le “vrai peuple” à défendre, qu’on retrouve plutôt à droite. » Deux raisons principales à ces stéréotypes pour le chercheur : « Ces classes populaires sont particulièrement dominées (au sens sociologique) » et « elles sont dans tous les sens du terme, très éloignés de ceux qui parlent d’elles ».

    Faisant feu sur les amalgames dont atteste la notion de « France périphérique », mise en avant en particulier par l’essayiste Christophe Guilluy, mais sans pour autant se contenter de documenter les spécificités locales, Benoît Coquard ne cesse de s’étonner du mélange de dédain et d’ignorance qui pèse sur le monde rural. Ainsi, même la divergence croissante entre des milieux ruraux attractifs qui se repeuplent tandis que d’autres se dépeuplent et s’appauvrissent n’est que rarement prise en compte. Pourtant, juge le chercheur, « ne pas admettre cette division minimale, ce serait un peu comme réunir en une même catégorie Neuilly-sur-Seine et Aubervilliers au motif que ce sont deux villes de banlieue parisienne. Un tel amalgame n’aurait aucune chance de convaincre un auditoire et pourtant, lorsqu’il s’agit des villages et de bourgs méconnus, on peut se permettre de loger tout le monde à la même enseigne ».

    Quand le chercheur a commencé ses enquêtes en 2010 dans le Grand Est, on parlait peu de ces régions, que ce soit dans les médias ou dans la recherche. « Depuis, note-t-il, à cause des scores très importants de l’extrême droite et plus récemment du mouvement des gilets jaunes », cela a commencé à changer. Mais l’histoire des espaces ruraux en déclin reste fort peu écrite et les réalités locales sont longtemps restées dans l’ombre, même quand elles sont tragiques : délabrement des centres-bourgs, consommation d’héroïne chez les jeunes, démantèlement du service de santé…

    Benoît Coquard insiste en particulier sur une situation vertigineuse, à savoir un nouvel exode rural d’une ampleur proportionnellement comparable à celui qu’a connu la France après la Seconde Guerre mondiale. Ce mouvement de population est « aussi vaste qu’il est ignoré des débats publics ». Dans les zones du Grand Est, au cœur des enquêtes du chercheur depuis la fin des années 1990, environ un tiers des 18-25 ans partent ainsi « sans jamais revenir par la suite ». Cela entraîne un vaste déclin démographique correspondant au départ des jeunes, proportionnellement « comparable (voire supérieur dans certains cantons) à ce que l’on avait mesuré dans les décennies 1950-1960 dites de l’exode rural ». 

    Cette situation renforce aussi l’homogénéité sociale de « ceux qui restent », puisque le facteur majeur poussant à partir est l’obtention du bac, mais cela creuse aussi les écarts entre les sexes, puisque ce sont d’abord les jeunes femmes, jouant davantage le « jeu scolaire » qui quittent les « coins paumés ».

    Cette homogénéité n’est toutefois pas synonyme de repli sur soi des habitants de cet espace. Tout d’abord, « l’attitude craintive qu’on leur présuppose ne les caractérise pas du tout ». Ensuite, les habitants de ces régions passent énormément de temps ensemble, même si la sociabilité a migré du café vers le foyer et d’une sociabilité professionnelle ou géographique vers la constitution de groupes d’amis. Enfin, ces zones rurales et industrielles ont toujours fait appel aux travailleurs étrangers (italiens, portugais, maghrébins, turcs…) et n’abritent donc pas que des « petits Blancs ». Dans la réalité des campagnes postindustrielles, note ainsi Coquard, « les descendants d’immigrés maghrébins font partie de “ceux qui restent”. En tant qu’enfants d’ouvriers, ils partagent les mêmes préoccupations et conditions d’existence que ceux de leur génération, issus ou non de l’immigration ».
    Il existe certes des conflits exprimés sur un mode ethnique, mais il est important de les resituer dans « le cadre d’un effritement de la solidarité locale » lié à la disparition des emplois et des services publics et de ne pas oublier que « de tels conflits sont aussi monnaie courante entre lesdits petits Blancs », car la « rareté des ressources attise les rivalités concrètes et les jalousies latentes ».

    Une analyse dont le chercheur relève qu’elle est sans doute « moins accrocheuse ou racoleuse que celle du “choc des civilisations” ou du “grand remplacement” ». Mais c’est en étudiant les conflits interindividuels les plus communs, qu’on « mesure que c’est bien pour des raisons économiques vitales, plutôt que pour des différences culturelles, qu’on lutte et se divise aujourd’hui dans les classes populaires rurales. Ce qui a changé, c’est que l’on ne se fréquente plus au hasard des gens du coin. En raison des concurrences exacerbées, les amis sont triés sur le volet ».

    La thèse centrale de Coquard réside dans ce fait qu’en raison des démantèlements successifs des cadres collectifs, « les individus en viennent à recréer des appartenances solidaires » différentes de ce qui existait auparavant, à la fois dans la manière dont elles se forment et dont elles se vivent. « C’est justement parce que l’emploi se raréfie qu’il faut en faire plus dans l’investissement collectif afin d’être recommandé pour un travail, écrit le chercheur. C’est aussi parce que les services publics et différentes commodités disparaissent de ces régions qu’il faut savoir s’entourer et s’entraider au quotidien. »

    « Affinités transclasses »

    Paradoxalement, explique le chercheur, alors que les habitants des campagnes en déclin sont souvent dépeints en termes de repli sur soi et de fermeture au monde, le fait de vivre dans ces espaces implique, au contraire, « de s’engager pleinement dans une quête de reconnaissance ». Le chercheur met ainsi l’accent sur « ces petits collectifs amicaux » qui occupent un rôle central dans l’économie générale de ces zones rurales, en particulier parce que c’est par ce biais que se construisent nombre de trajectoires matrimoniales et professionnelles, dans un contexte où la bonne ou mauvaise réputation est essentielle pour accéder à des ressources devenues rares.

    Benoît Coquard © Carole Lozano
    D’une vie sociale rattachée à une localité, on passe ainsi à un rapport beaucoup plus large à l’espace environnant, où le « ici » en vient à désigner davantage des « cercles d’interconnaissance qu’un lieu précis ». Ce n’est plus la localité qui fait l’appartenance, « mais les cercles d’amis qui regroupent les sociabilités autour d’un lieu comme le club de football ».
    Cette transformation, en profondeur, des logiques d’appartenance devenues plus amicales que territoriales, dans une situation ou « clans et bandes de potes » viennent « pallier l’obsolescence des anciennes structures » n’empêche pas que la « sociabilité de ces campagnes en déclin continue d’être intense et vitale ».

    Le sentiment de ne pouvoir être solidaire que d’un nombre limité de personnes produit toutefois un entre-soi particulier qui reflète l’état fortement concurrentiel du marché du travail dans ces territoires. « C’est dans l’entre soi protecteur et gratifiant du “clan” que peut être ainsi valorisée une conscience collective qui n’est plus assise sur l’appartenance à un “nous” large et fédérateur, mais sur un “déjà, nous”, plus restreint et sélectif qu’auparavant », écrit le chercheur.

    Coquard n’ignore pas « le potentiel de captage » de cette solidarité réelle mais restreinte par « une pensée politique d’extrême droite, au son de “les Français d’abord” », d’autant qu’il enquête dans des zones électorales parmi les plus portées vers l’extrême droite et dans des lieux et milieux où il est plus facile de se déclarer en faveur de Le Pen que de la gauche, associée à l’assistanat et à la fainéantise.

    Mais le choix d’une ethnographie, qui se mêle aux petits groupes structurant les campagnes délaissées d’aujourd’hui plutôt que de tendre périodiquement un micro à des populations ignorées hors des échéances électorales, permet au chercheur de repérer, derrière des discours politiques très marqués par les cadres de l’extrême droite, des « solidarités entre amis d’origine ethnique différente ».

    En outre, Benoît Coquard relève la façon dont des personnes qui pouvaient se dire « 100 % Le Pen » peuvent, pour beaucoup d’entre elles, évoluer vers d’autres propos, en particulier durant la mobilisation des gilets jaunes. Bien qu’une partie importante des populations sur lesquelles il enquête ont été, de longue date, « séduites par l’extrême droite, ce ne sont pas les questions identitaires ou migratoires qui les ont mobilisées et leur ont permis de rester soudés dans le froid de l’hiver », observe ainsi le sociologue qui paraît avoir écrit un livre sur les gilets jaunes avant qu’ils apparaissent comme tels. Son étude éclaire en effet rétrospectivement cette mobilisation si singulière.

    Ces moments d’effervescence collective ont en effet permis de « révéler une histoire et des rapports sociaux banalisés et donc invisibilisés au quotidien ». Pour l’auteur, les gilets jaunes sont « bien “ceux qui restent” ou plus exactement ceux qui veulent rester faire leur vie dans les campagnes en déclin, contre le cours des choses et souvent dans une nostalgie d’une époque moins morose ».

    Les occupants des ronds-points sont ainsi ravis de « (re)faire groupe dans un contexte où, beaucoup le concèdent, “on ne voit plus personne” depuis que la vie quotidienne s’est dispersée sur un large périmètre » dans un contexte où l’augmentation tendancielle des déplacements en voiture correspond à la délocalisation et à l’éclatement des entreprises, des services publics et des lieux de vie en commun.

    Sur les ronds-points, comme dans ces campagnes en déclin, se sont aussi tissé ce qu’il nomme des « affinités transclasses », avec la présence, aux côtés des retraités, des femmes, des précaires et des chômeurs qui fournissent le gros des troupes, de quelques artisans et petits patrons locaux. Ces derniers possèdent en effet « un style de vie et des visions du monde proches de celles de personnes, certes moins dotées en capital économique, mais qui travaillent dans les mêmes secteurs, mettent en avant les habiletés manuelles, partagent les mêmes loisirs », notamment la chasse, le football ou le motocross. Même si, poursuit le chercheur, « sur le papier, ils n’appartiennent pas à la même classe sociale, dans ce mouvement comme dans la vie de tous les jours, ceux qui sont proches dans l’espace social se ressemblent, qu’ils soient salariés ou non ».

    Dans ces espaces qui ne sont vides politiquement et socialement qu’aux yeux de celles et ceux qui ne savent pas les regarder, les gilets jaunes « en partant de la question des taxes et de la critique du jeu politique, sans attaquer le patronat, ont pu séduire une base bien plus large que celle des salariés politisés autour d’une vision conflictuelle des rapports d’exploitation ».

    D’autant que certains habitants de ces territoires ont aussi pu trouver, avec cette mobilisation, l’appartenance à un collectif déterminant pour encaisser les difficultés quotidiennes. « Pour les gilets jaunes comme pour une grande partie des jeunes ruraux rencontrés, c’est par cet investissement dans le collectif que l’on en vient à être connu et reconnu, alors même que l’on appartient à des classes sociales objectivement dominées », écrit Benoît Coquard, au terme de cette étude rigoureuse, qui ne lui permettra cependant pas de prendre la place de Christophe Guilluy dans des médias mainstream considérant toujours la « France périphérique » depuis des studios où celle-ci doit demeurer lointaine pour illustrer des analyses simplistes…

    #livre