• Jérôme Sainte-Marie : « Le conflit des “gilets jaunes” a réveillé dans l’opinion un imaginaire de lutte de classes »
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    « Gilets jaunes » sur l’A10 à Virsac (Gironde), le 18 novembre 2018. NICOLAS TUCAT / AFP

    Pour le politiste, l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron aurait consacré l’avènement d’un nouveau clivage dans la société française entre un « bloc élitaire » et un « bloc populaire ».

    Politiste, fondateur de la société d’études Polling Vox, Jérôme Sainte-Marie vient de publier Bloc contre bloc, la dynamique du macronisme (éditions du Cerf, 284 pages, 18 euros).

    Vous affirmez dans votre essai que l’effacement du clivage gauche-droite a conduit à l’émergence d’un nouveau clivage entre un « bloc élitaire » et un « bloc populaire ». Qu’entendez-vous par là ?
    L’ancien clivage gauche-droite opposait deux grands « massifs » devenus très composites sociologiquement. Dans chaque camp, il y avait à la fois des éléments populaires, des classes moyennes et des bourgeois, ce qui obligeait à des compromis pour triompher au second tour. Ce système, affaibli par la poussée du vote lepéniste, a fini par apparaître dysfonctionnel, en ce sens qu’il ne permettait pas de donner à l’exécutif une base suffisante pour mener des réformes structurelles. Pour y répondre, Emmanuel Macron a proposé une triple réconciliation : politique, avec le rassemblement de gens de droite et de gauche ; idéologique, avec la fusion du libéralisme économique et culturel ; sociologique, avec la réunification de la bourgeoisie. C’est le socle du « bloc élitaire » qui mêle les 1 % des contribuables les plus fortunés, les cadres supérieurs du privé et du public, et nombre de retraités gageant leur sécurité financière sur l’ordre social.

    La rupture des équilibres politiques anciens aurait donc entraîné de nouvelles fractures sociales ?
    Macron, en se revendiquant du progressisme, que ses conseillers définissent comme la « maximisation des possibles », se situe dans un projet radical : loin d’être un simple catalogue de bons sentiments, ce concept correspond à une projection dans l’avenir débarrassée des limites au développement capitaliste que pouvaient constituer aussi bien la morale traditionnelle, chère à une partie de la droite, que les contraintes issues du mouvement ouvrier, chères à une partie de la gauche.
    Macron a donné une base sociale pertinente à un projet d’adaptation rapide de la France aux règles contemporaines du capitalisme mondialisé. Elle rassemble ceux qui en profitent le plus. Ce faisant, le progressisme macronien cristallise contre lui l’hostilité de toutes les catégories qui ne se reconnaissent pas dans ce projet, et favorise l’émergence d’un « bloc populaire » lui aussi de plus en plus cohérent d’un point de vue sociologique, idéologique et politique.

    Comment définissez-vous ce bloc populaire ?
    Il s’articule autour des actifs du secteur privé en position subalterne, qu’ils soient salariés ou indépendants, ceux qu’on appelle communément les travailleurs pauvres, augmentés d’une partie des classes moyennes modestes. On y retrouve la France populaire qui a voté « non » en 2005 (au projet de Constitution européenne). Ce bloc s’oppose trait pour trait au bloc élitaire, mais en moins abouti.

    Selon vous, l’avènement du « nouveau monde » aurait réveillé un vote de classe. Pourtant, les penseurs du macronisme affirment que jamais le comportement électoral n’a été aussi peu dépendant de la position sociale…
    Cette notion de classes sociales semblait être enfouie sous les décombres du mur de Berlin. Sa résurgence traduit un climat particulier en ce quinquennat. Quant au lien entre le vote et la profession, le statut et le revenu des électeurs, il est avéré et même toujours plus pertinent. Aux européennes, plus grande était la prospérité des électeurs, et plus souvent ils votaient pour la liste La République en marche-MoDem. La même relation, mais en sens inverse, s’observait pour la liste Rassemblement national (RN). L’expression de vote de classes convient. Bien entendu, les tenants du progressisme n’aiment pas trop que l’on rappelle son soubassement sociologique. Ils préfèrent parler de montée de l’individualisme, confondant l’image que les individus se font d’eux-mêmes avec la détermination réelle de leur comportement et de leur vote.

    A vous lire, le mouvement des « gilets jaunes » serait l’expression de cette « lutte des classes »…
    Ce conflit a réveillé dans l’opinion un imaginaire de lutte de classes. Il a dépassé de beaucoup ses revendications initiales. Et constitue une réponse spontanée à l’autonomisation des élites via le macronisme. Le soutien ou le rejet ont été socialement déterminés. La France d’en bas, précarisée, non syndiquée et faiblement intégrée aux institutions politiques, a pris conscience de son nombre et de sa force. Lorsqu’elle a voté en mai aux européennes, ce fut surtout au profit du RN. A l’occasion de cette crise, marquée par une détestation croisée, le bloc élitaire a gagné en cohérence mais il a constaté son isolement.
    Cette polarisation n’est-elle pas réductrice alors que d’autres observateurs, comme le politiste Jérôme Fourquet, décrivent plutôt une société française en pleine « archipélisation » ?
    Comme l’ancien clivage n’a pas entièrement disparu, on peut avoir l’impression d’une complexification du jeu. Il me semble à l’inverse qu’il tend à se simplifier en l’opposition d’un libéralisme multiforme à un souverainisme intégral.

    Ce clivage se traduit-il dans les urnes ?
    Les sondages indiquent que six électeurs sur dix choisiraient aujourd’hui, au premier tour de la présidentielle, soit Macron, soit Le Pen. Cette nouvelle conflictualité sociale permet à celle-ci de se désenclaver. A l’inverse, l’inévitable usure du pouvoir empêche celui qui serait alors le candidat sortant d’espérer retrouver son score de 2017 au second tour. La dynamique de ce quinquennat ouvre des perspectives politiques vertigineuses.