• Les #gilets_jaunes : le pari gagné de l’existence médiatique ?
    https://www.lerass.com/opsn
    rapport pdf :
    https://www.lerass.com/wp-content/uploads/2019/11/GJ_Lerass_05-1.pdf

    LIMINAIRE
    Depuis un an, notre équipe de recherche a tenté de saisir les répercussions du mouvement inédit des Gilets jaunes en analysant à trois reprises, et à des moments spécifiques, des corpus issus des réseaux sociaux, d’articles de presse, ou de leur Vrai débat.

    Nos résultats ont mis en avant trois moments clés : d’abord une focalisation de la presse sur le conflit d’usage généré par la taxe sur le diesel accompagnée d’un effet de sidération et d’une tentative de lire le mouvement à travers le prisme des clivages politiques traditionnels ; dans un deuxième temps un accroissement de la place accordée à la parole des Gilets jaunes et un appel à des experts pour comprendre le mouvement ; enfin, la dilution des Gilets jaunes dans l’agenda politique classique notamment au profit du Grand débat national.

    Un an après le début du mouvement il nous a semblé utile de faire le point sur son traitement médiatique d’un point de vue longitudinal. Pour ce faire nous avons élargi la focale en incluant dans notre échantillon 64 titres de la presse quotidienne, dont 20 de la presse nationale (PQN), 42 de la presse quotidienne régionale et départementale (PQR) et deux agences de presses (l’AFP et Reuters).

    Nous avons également allongé la période analysée. Via la base de données Europresse, nous avons collecté tous les articles comportant les mots “gilets jaunes” entre le 28 octobre 2018 et le 30 juin 2019. Au total, ce sont 117 351 articles qui ont été rassemblés dans un corpus de plus de 50 millions de mots.

    Pour analyser ce gros corpus nous avons utilisé le logiciel libre d’analyse statistique de données textuelles #Iramuteq – développé par Pierre Ratinaud au sein du LERASS. Cette approche permet de dégager les grands thèmes abordés dans les articles de presse analysés ainsi que la chronologie de leur apparition. Nous avons par la suite croisé ces informations avec différentes variables comme le nom ou le type de journal, la quantité d’articles produits, etc.

    L’ensemble de ces données nous permet d’avoir une vue d’ensemble du traitement des Gilets jaunes par la presse afin d’éclairer les logiques qui président au choix des sujets et des cadrages privilégiés, la temporalité du travail journalistique et ses angles morts.

    Nous avons choisi de conduire à la fois une lecture thématique et une lecture chronologique du corpus. La lecture thématique permet de dresser un éventail, de donner une vue d’ensemble des thèmes les plus investis par la presse en relation (plus ou moins proche) avec les Gilets jaunes. La lecture chronologique vient quant à elle éclairer la répartition temporelle de ces thématiques. Elle vient souligner des phénomènes de continuité mais surtout de discontinuité dans le traitement global opéré par la presse.

    Précisons dès à présent que les observations portées dans ce rapport ne sont qu’un point d’étape, un défrichage préalable à un long travail d’analyse en finesse d’un corpus dense et complexe. Par exemple, si des différences de traitement existent très certainement d’un titre à l’autre, le présent travail ne peut que les évoquer de façon allusive.

    • SYNTHÈSE DES RÉSULTATS
      Quand les Gilets jaunes deviennent une référence. La dynamique générale observée laisse entrevoir une métamorphose : d’abord objet non identifié les Gilets jaunes sont interprétés à l’aune de références externes (ex : Mai 68, récupération partisane). Puis, la crise qu’ils génèrent suscite des réactions de la part de l’exécutif, dont le point d’orgue est la mise en œuvre du Grand Débat. Ensuite, les analyses menées par les multiples commentateurs de la vie publique, relayés par la presse, tendent à faire des Gilets jaunes un nouvel objet de référence pour décrypter le social et le politique. D’objet parasite à référencer, ils gagnent peu à peu le statut de référence.

      Les “zones blanches” de la couverture médiatique (l’écologie, la figure du leader) : la PQR et la PQN évitent l’écueil de la figure du leader mais passent sous silence la question de l’écologie ou de l’environnement comme clef de lecture fondamentalement possible du mouvement ou du problème social.

      L’impossible portrait-robot des Gilets jaunes : la presse ne règle pas la question de savoir qui sont les Gilets jaunes, qui demeure une inconnue, témoignant là d’un défi journalistique non résolu. La PQR concentre sa couverture sur ce que “font” les Gilets jaunes (ils manifestent, font des ronds-points, sont en colère, dégradent les centre villes (vieilles références à Mai 68 ou « fin du monde et fin du mois » par exemple), mais s’intéresse peu ou pas au fond des revendications. La PQN va se concentrer quant à elle sur ce que “font” les Gilets jaunes au paysage social et politique (réponses et réactions du gouvernement, jeu électoral, Grand débat). Elle applique ces filtres pour lire ce que disent ou ce que veulent les Gilets Jaunes.

      Le bâtonnage (copier - coller) de dépêches qui invisibilise les lignes éditoriales des médias et qui prive l’information de sa plus- value journalistique.

      Un mouvement qui n’en finit pas du point de vue de sa couverture informationnelle et diversement traité par la PQR et la PQN :
      La PQR a davantage couvert le mouvement que la PQN. Un éclatement temporel des thématiques à l’exception des manifestations du samedi et une couverture diamétralement opposée entre PQR et PQN.

      Les Gilets Jaunes, un fait social ou une construction journalistique, qui résiste dans la durée, sans que l’on puisse lui attribuer une fin narrative, et ce, malgré un épuisement des cadrages possibles et en dépit de la dilution des Gilets jaunes dans l’agenda médiatique.

      Des Médias désorientés, en quête de “balises” : la succession de différents investissements thématiques au fil du temps, peu permanents dans l’ensemble, permet de poser l’hypothèse que les médias ont peiné à trouver des clés de lecture pertinentes et celles-ci ont évolué tout au long de la fenêtre temporelle étudiée.

    • Les ronds-points et leurs occupant-e-s : “une chasse gardée” de la PQR
      On observe une distribution assez logique des cadrages et des terrains qui correspond au type de média considéré (PQR et PQN). Seule exception dans la façon dont se répartissent les titres de PQR et PQN dans nos résultats, Corse Matin qui se retrouve dans le champ de la PQN de façon nette. Plus surprenant, le cadrage thématique de la PQN est diamétralement opposé à celui de la PQR (voir l’illustration 1 : Distances de Labbé). La PQR a davantage couvert le mouvement que la PQN d’un point de vue quantitatif et nous soulignons aussi qu’elle a commencé à le couvrir plus tôt que la PQN.

      La distinction la plus notable entre la PQR et la PQN tient au traitement local des mobilisations
      La PQR est sans conteste, celle qui va sur les ronds-points, qui couvre les blocages et les moments de vie qui s’y déroulent, même si début janvier elle cesse de les couvrir. L’angle de traitement verse en partie dans la fait- diversification du mouvement sur le territoire, le cadrage épisodique et parfois le sensationnalisme en décrivant avec force de détails, la précarité des installations et de ses occupants. Tout en leur donnant la parole, ce type de cadrage, type reportage sur le terrain, fait l’économie d’une montée en généralité. C’est également la PQR qui couvre les mobilisations des centres villes en commentant l’impact sur les commerces, notamment en période de Noël. A partir de cette période, nous pouvons considérer que les ronds-points, ainsi que nous l’avions montré dans notre rapport 3 et que nous le confirmons donc ici sur une période plus longue, ne sont plus couverts. De façon plus étonnante, la PQR a ensuite tendance à évoquer les questions liées au Grand Débat et son organisation locale. Du point de vue du cadrage, la PQN a davantage cherché à donner une coloration nationale et politique à sa lecture et son interprétation du mouvement, laissant ainsi de côté la dynamique territoriale et parfois hyperlocale du mouvement.