• Sur l’arc réactionnaire : quelques thèses à propos de la crise politique en 2024
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    L’année 2023, s’achève dans la crise politique pour la gauche : divisions, désaccords et échecs à contrer concrètement le pouvoir macronien. Parallèlement le bloc bourgeois, incapable de régler les crises qu’il provoque, se barricade dans ses certitudes néolibérales tout en se confondant de plus en plus avec le bloc néofasciste. Paul Elek tente ici de mettre en avant les principaux thèmes et défis que la gauche radicale doit prendre en compte et relever en 2024. Par Paul Elek

    « Il est arrivé trop souvent, aux tournants brusques de l’histoire, que des partis même avancés ne puissent, pendant plus ou moins longtemps, s’assimiler à la nouvelle situation et répètent des mots d’ordre justes la veille, mais qui ont perdu tout sens aujourd’hui, qui ont perdu leur sens tout aussi ’’soudainement’’ que l’histoire a ’’soudainement’’ tourné. » Lénine

    Réussites et échecs du bloc bourgeois


    En 2017, l’amateurisme du personnel propulsé par la victoire d’Emmanuel Macron et l’usage abusif d’une communication vide de sens ont sans doute participé à ne pas prendre au sérieux le nouveau virage entamé par la classe dirigeante. C’était oublier qu’au pouvoir, la bourgeoisie joue à domicile. Alors que s’épuisait le jeu de dupes de l’alternance entre une gauche de la capitulation et une droite traditionnelle à la notabilité éculée, Emmanuel Macron a été le support d’une recomposition interne à la classe dirigeante que certains observateurs ont bien décrit comme un « bloc bourgeois »[1]. Syndrome de la crise politique entamée dès l’effondrement économique de 2008, la légitimité des gouvernements qui s’étaient succédés pour mener un agenda relativement similaire s’érodait de plus en plus vite, au point que les présidents sortants ont échoué à ancrer leur mandat sur plus de cinq ans. Or, en période de crise d’hégémonie, et en l’absence d’un acteur susceptible d’incarner une alternative à l’ordre social existant, c’était du côté de la classe dirigeante elle-même que pouvait s’opérer un changement. Si Emmanuel Macron s’est fait élire sur un mirage social-libéral qui ne trompa que peu de gens à gauche, il a représenté une véritable évolution dans les segments de la classe dirigeante amenés à prendre la direction de la société, recrutés dans certains secteurs dynamiques du capitalisme, comme le conseil, la finance et le monde des start-ups. À la faveur d’une courte période de « transformisme », ces intellectuels organiques du projet néolibéral en France ont ainsi constitué le nouveau personnel politique aux côtés d’anciennes figures du Parti Socialiste et des Républicains recyclées. Le nouveau monde masquait l’ancien et s’orientait vers une accélération des réformes en faveur de l’accroissement du taux d’exploitation, quitte à faire fi du décrochage de la productivité, du risque de la récession et plus récemment de l’inflation galopante rongeant les salaires.

    Les élections de 2017 avaient consacré une tripolarisation du champ politique entre un bloc social-progressiste, un bloc bourgeois néolibéral et un bloc national-réactionnaire. La situation minoritaire[2] du bloc qui s’était posé comme central appelait dès lors à de nouvelles étapes des réalignements des bases sociales qui les constituaient. Le premier quinquennat a ainsi été un formidable exemple de la capacité de ce faux-semblant social-libéral à réorganiser son bloc élitaire, en entamant une récupération progressive de l’électorat réactionnaire. Ce processus s’est confirmé en 2022 avec l’absorption impressionnante par Emmanuel Macron de l’électorat de François Fillon en 2017. Au-delà de cette illustration électorale, c’est dans les politiques menées au gouvernement, que cette réorganisation de la base sociale du pouvoir de la bourgeoisie a été rendue possible : de la loi asile/immigration à la mise en accusation généralisée de la population musulmane ou l’inflation de lois policières et de l’utilisation d’une répression intense. C’est ce qui explique en partie la résilience de la faction macroniste et d’Emmanuel Macron, pourtant décriés pour leur arrogance, leur mépris et alors que leur bilan se présente comme un chaos social et un recul marquant des droits et libertés politiques. Ce réalignement des socles sociaux-électoraux explique également la faillite des LR condamnés, après un premier quinquennat où ils ont joué la surenchère à droite sans succès, à devenir les moines copistes du RN.

    Administrer la pénurie par la matraque...

    • Positions est une revue trimestrielle thématique présentant une lecture matérialiste du monde et s’ouvrant à des contributeurs extérieurs.
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      L’Histoire se réchauffe

      Nous le savons, nous le sentons : la période de glaciation qui s’est ouverte avec la chute du bloc soviétique commence lentement à prendre fin. La dernière décennie n’a cessé de nous montrer que le capitalisme est entré dans une nouvelle phase de crise, plus dure, plus violente, où les secousses se font de plus en plus rapprochées. La plus évidente d’entre elles est indéniablement la crise économique de 2008, où l’accumulation exponentielle du capital fictif a conduit à une explosion.

      Mais une autre crise couve, peut-être plus grave et plus fondamentale : celle qui résulte de la contradiction entre pays impérialistes. Tous ces phénomènes de plus en plus nombreux et visibles prennent racine dans la crise générale du mode de production capitaliste : pour celui-ci l’état de crise tend à devenir la règle. Les conséquences possibles et réelles de contradictions internes au mode de production capitaliste plongent l’humanité dans le désarroi ; il semble que son destin échappe de plus en plus à son contrôle.

      La crise écologique, la possibilité d’un antagonisme direct entre puissances impérialistes, la casse continuelle des conquêtes du mouvement ouvrier, autant de menaces qui pèsent sur nous et qui ne peuvent être saisies dans leur totalité si l’on persiste à les analyser à la seule lumière du discours bourgeois dominant. Le mal-être au travail, le burn-out, le suicide sont des phénomènes qui rentrent peu à peu dans le quotidien des nations, dans notre vie à tous, par suite de l’exploitation grandissante de notre force de travail. Pour inverser cette tendance mortifère nous recourrons à un postulat rationaliste essentiel : il est possible de l’analyser et d’en analyser les causes scientifiquement.

      Une colère montante

      Le rapport de force entre le camp socialiste, URSS en tête, et le camp impérialiste a indirectement permis des avancées sociales pour les peuples vivant en régime capitaliste. Jusqu’au début des années 70, s’est maintenue une dynamique de régulation favorisée par l’émergence d’un “capitalisme technocratique”, où les forces luttant dans le camp du travail s’asseyaient en relativement bonne place à la table de négociation. En France, le souvenir de la Résistance communiste a contribué à renforcer dans le bon sens ce rapport de force, jusqu’à ce que les falsifications de l’Histoire parviennent à effacer presque entièrement cette mémoire.

      Mais des “Trente Glorieuses” il a bien vite fallu tourner la page : une avancée momentanée des forces socialistes en régime capitaliste n’a pas suffi à faire chuter le mode de production dans son ensemble. Donc, en parallèle, l’accumulation et la concentration du capital se sont poursuivies, pour s’accentuer lors de la contre-révolution libérale des années 70. La crise des subprimes qui a marqué notre jeune époque n’est donc pas LA crise : elle n’est que le prolongement d’une logique libérale ultra-réactionnaire enclenchée depuis au moins 40 ans déjà. Elle est le phénomène tournant qui indique que, comme lors des précédentes phases, la phase actuelle de capitalisme technocratique libéral conduit nécessairement à sa propre fin. On le voit même dans la conservation de la logique libérale, qui se mue en une forme de protectionnisme au fur et à mesure que le commerce international sous l’égide de l’OMC, du FMI et la Banque Mondiale se révèle destructeur pour les nations.

      Avec chaque nouvel épisode de crise s’érode la confiance des peuples envers lesdites “démocraties libérales”. La croyance que celles-ci sont les seules à pouvoir proposer durablement un progrès matériel et humain ressemble de plus en plus à une farce tragique. Les effets politiques nous les connaissons, ils se font sentir de manière toujours plus pressante : du mouvement Occupy Wall Street aux Printemps arabes, en passant par le mouvement des places en Espagne, avec bien-sûr ce qui nous touche le plus en tant que Français aujourd’hui : le mouvement des Gilets Jaunes.

      A l’échelle de l’Histoire ces mouvements insurrectionnels se propagent comme une traînée de poudre. Mais la colère va plus vite que les idées. Aussi, la démocratie bourgeoise (que l’on persiste ou non à l’appeler “libérale”) se révèle-t-elle dans le même mouvement, mais bien plus lentement, dans sa vérité nue : la dictature du grand capital sur l’ensemble de la société.

      Mais cette dictature ne comprend que partiellement ce mouvement d’idées qui engendre la révolte des masses, et tente donc d’offrir de nouveaux débouchés institutionnels, de nouvelles formes de représentations à même de contenir l’éruption sociale.

      “L’alternative” populiste

      La naissance des mouvements “populistes” est un de ces nouveaux débouchés ; elle est la réponse d’un capitalisme mourant à la crise du clivage gauche/droite. Ainsi avons-nous vu fleurir de nouvelles grilles de lectures politiques : ceux d’en haut contre ceux d’en bas, les 99% contre les 1%, la France périphérique contre la France des métropoles… Par leur simplisme ces nouvelles grilles ont en commun de maintenir la domination bourgeoise dans les représentations ; davantage, elles masquent la seule grille de lecture qui permette de véritablement saisir les enjeux actuels : la lutte des classes. C’est ce cadre d’analyse que nous devons poser pour comprendre et dépasser la crise.

      Nous constatons en effet que toute tentative bourgeoise de “repenser le politique” s’avère en dernière analyse n’être qu’une mystification reposant sur une philosophie confuse et dangereuse. Il suffit pour s’en convaincre de constater ce que donne le “populisme” lorsqu’il accède au pouvoir – dans ce cas il est systématiquement de droite. Voyez Trump, Salvini, et même Macron, bien plus “populiste” que ce que l’on voudrait nous faire croire.

      Dans ce contexte la tentative de gagner par une stratégie du “populisme de gauche” s’avère être un échec, voire une catastrophe pour la “gauche” en particulier et pour les peuples en général, en témoignent Podemos, Syriza ou la France Insoumise. Ce populisme-là, pourtant progressiste face à l’ennemi de classe, s’avère être une synthèse inefficiente entre l’ère du consensus néolibéral et l’ère de sa crise généralisée. Parce qu’il s’acharne à penser que la luttes des classes est dépassée, il se condamne à l’impuissance.

      Le nécessaire retour du matérialisme

      La lecture matérialiste de l’histoire que nous voulons remettre à jour est donc aux abonnés absents pour une partie de la gauche. Par ailleurs, le manque est tout aussi patent lorsque la lutte des classes est fétichisée et mystifiée. C’est ce que l’on observe chez les organisations gauchistes issues d’anciens agencements historiques : NPA, LO et même PCF… Celles-ci n’ont plus à revendiquer sur le plan théorique qu’un passé muséifié, ou l’ergotage ad aeternam sur leurs reniements perpétuels.

      Ce dont la classe révolutionnaire a besoin aujourd’hui c’est d’une vision matérialiste actualisée, efficiente et adéquate au moment historique dans lequel nous nous situons. Analyser, comprendre, expliquer les leviers et les possibilités de dépassement du capitalisme est pour nous la seule manière immédiate de faire advenir une renaissance communiste véritable. Le matérialisme peut s’emparer de tout et peut s’appliquer partout. C’est notre ambition. C’est le moyen d’une refondation critique profonde. Cette refondation doit se faire autour d’un pôle intellectuel Démocrate, Socialiste et Révolutionnaire. Il est important d’expliciter ces trois termes.

      Une refondation Démocratique, Socialiste et Révolutionnaire

      Démocratie d’abord. Démocratie avant tout, démocratie par tous et démocratie partout.

      La domination bourgeoise a produit un acquis anthropologique majeur : l’individu tel que nous le connaissons. Sans revenir sur ce que cet acquis peut avoir de positif, il nous faut constater les contradictions de cet individu, libéral mais pas encore libre, atomisé mais non pas encore autonome. L’individualisme tend à se dégrader en égoïsme sous l’effet de ces contradictions. Confronté à l’impossibilité de se développer librement dans la société telle qu’elle est, l’individu se replie sur lui-même et vient à en nier le collectif.

      Le libre développement de chacun est entravé par des conditions sociales intenables. La démocratie qu’offre tout régime bourgeois n’est que purement formelle ; la libre expression et la libre réalisation de l’individu y sont des chimères. La démocratie bourgeoise est démocratique tant que l’on souscrit à l’idéologie bourgeoise, c’est-à-dire tant que l’on persiste à dire que la démocratie est une question de pure forme, indépendante des rapports sociaux réels.

      Tout au contraire nous appelons de nos vœux une démocratie réelle, maximale. Notre démocratie est radicale car elle prend l’Homme à la racine, elle saisit les Hommes concrets dans leurs rapports sociaux, dans la production de leur vie sociale et non pas dans une abstraction floue. Pour parer au repli égoïste, pour refonder un pacte social durable et libre, nous devons dépasser cet individu atomisé, sans renoncer à ce qu’il porte historiquement de positif. Pour faire cela, nous devons créer les sujets collectifs – trans-individuels – capables de réaliser pleinement l’individu. Il ne fait nul doute que ces sujets seront – sont déjà – politiques. Tous leurs efforts devront tendre à cette démocratie appliquée : démocratisation du travail, démocratisation de la famille, démocratisation de l’éducation…

      La production des grands sujets politiques de notre époque ne sera réelle qu’à condition de dépasser bien des contradictions stériles. En notre époque chargée d’identitarisme – à gauche comme à droite – il est décisif de rappeler qu’on ne peut opposer dogmatiquement la lutte des classes aux luttes antisexistes ou antiracistes. Penser un antiracisme qui ne soit pas un anticapitalisme est pour nous une faute politique majeure, non pas pour des raisons tactiques mais bien pour des raisons objectives : les souffrances infligées par le sexisme, celles infligées par le racisme et celles infligées par l’exploitation ont toutes ce même substrat qu’est la violence des rapports de classe. En cela nous sommes infiniment plus radicaux que tous ceux qui prétendent faire du progrès sociétal à coups d’identités réelles ou fantasmées. Notre socialisme comprend les rapports sociaux réels dans le but de les transformer. Il cherche à constituer un sujet politique social englobant le “sociétal” – c’est là la condition pour empêcher que les deux ne soient concurrents.

      Enfin, notre socialisme est tel car il est le socialisme de Marx, c’est-à-dire un socialisme qui ne se contente jamais de plaquer les théories de Marx sur la réalité actuelle. Notre socialisme conserve le but : l’expropriation des puissances capitalistes, la démocratisation de la société dans son ensemble, la socialisation des moyens de production, la création d’un Etat qui matérialiserait la célèbre formule : “le libre développement de chacun serait la libre condition du développement de tous.” Notre socialisme conserve la méthode : les outils fondamentaux de la théorie marxiste que sont les catégories du matérialisme dialectique. Mais outre le but et la méthode, notre socialisme se donne toute latitude pour développer les catégories les plus adéquates à son époque. Dans la théorie comme dans la pratique, pas de guerre sans mouvement.

      Nous sommes démocrates, contre ceux qui prétendent par une façade libérale s’arroger le monopole de la démocratie. Nous sommes socialistes, contre ceux qui ont tant galvaudé ce terme. Nous sommes révolutionnaires, enfin, par simple bon sens.

      Les travailleurs Russes demandaient en 1917 “le pain et la paix” : ils ont eu en retour les coups de fusil des armées blanches et de leurs multiples alliés. Les communards de 1871 demandaient que l’on sauve l’honneur de leur nation : ils ont eu la semaine sanglante. Les exemples se suivent et se ressemblent à travers l’Histoire. La bourgeoisie, au fur et à mesure qu’elle enserre le pouvoir, devient réactionnaire et prête à tout pour réprimer la contestation. Les gilets jaunes demandaient le RIC, une mesure de bon sens si l’on est réellement démocrate : ils ont eu des yeux crevés et des mains arrachées. L’Histoire se répète, il serait temps de la connaître. Face à cette violence contre-révolutionnaire, se dessine un courant qui n’aura vocation qu’à préserver les intérêts du capital et à contenir la colère social : le réformisme.

      Nous ne serions pas pleinement révolutionnaires si nous tenions un discours du type “pas de salut en dehors de l’insurrection.” La révolution n’est pas un beau rêve que l’on réalise dans une nuit sacrée, elle est un combat de longue haleine qui se prépare mentalement, physiquement et politiquement. Pour cela la révolution n’est pas, contrairement à ce qu’en pensent certains gauchistes, l’opposé de la réforme. En période de domination bourgeoise chacune des réformes que nous pourrons porter devra mener à la révolution. En période de domination révolutionnaire chaque réforme aura pour tâche de prolonger et d’amplifier la révolution.

      Nous le savons donc, la liberté ne fera de nouveaux progrès ici-bas que si la bourgeoisie est définitivement écartée de l’arène de l’Histoire. La liberté n’avancera que là où les institutions capitalistes reculeront et où triompheront les révolutionnaires.

  • Ensauvagement de la bourgeoisie, lutte des classes et écologie
    https://positions-revue.fr/on-le-sait-desormais-tres-bien-cest-ca-ou-la-fin-du-monde


    Positions : Tu commences par introduire ton livre en citant un extrait des Raisins de la colère , un monument de la littérature socialiste. Cet extrait révèle le sentiment d’impuissance des classes populaires pour identifier les responsables de leur dépossession : dépossession non seulement matérielle, mais aussi psychologique. Il me semble qu’il faut faire un lien entre ce passage et le titre de ton ouvrage : nommer, pour rendre identifiable. La force de la bourgeoisie n’est-elle pas, en premier lieu, de savoir se rendre invisible ?

    Nicolas Framont : Oui, la bourgeoisie et ceux qui la servent sur le plan idéologique n’ont eu de cesse, ces dernières décennies, de fabriquer une série de concepts et de fictions destinés à nous raconter que la lutte des classes était terminée, et que nos vies étaient régies par toute autre chose qu’une exploitation renvoyée à un passé folklorisé (« on n’est plus dans Germinal » est un poncif macroniste bien connu quand il s’agit de dégommer le code du travail, par exemple). La bourgeoisie s’invisibilise derrière deux grands mythes qui, le plus souvent, coexistent très paradoxalement. D’une part, nous serions devenus individuellement maîtres de notre destin, et il serait possible, avec du travail et de la volonté, de devenir riche ou pauvre, selon notre tempérament. D’autre part, une série de grands processus abstraits nous dépasserait, nous et nos pauvres Etats ringardisés, des processus comme « la mondialisation » ou « les marchés financiers ». Cet extrait des Raisins de la colère me semble très percutant parce qu’il montre comment une action violente – exproprier des gens de leurs terres et les envoyer errer sur les routes, ce qui est le point de départ du roman – peut-être décrite comme dénuée de toute responsabilité humaine. Il y aurait une chaîne complexe d’acteurs – propriétaire, banque, conseil d’administration, etc. – qui aurait abouti à cette décision inhumaine, mais personne n’aurait appuyé sur le bouton.

    Or, il y a des gens qui appuient sur le bouton. Si de nombreuses strates intermédiaires entre l’action violente et l’accumulation de profit qu’elle permet existent – cela a d’ailleurs toujours été le cas – il y a toujours une classe qui profite et qui orchestre ce qui nous arrive, et cette classe est toujours la même qu’il y a deux siècles. Mais si on ne l’identifie pas, si on la remplace par des grands processus abstraits – et ça, la gauche française y a grandement contribué, en continuant à parler de « finance sans visage » comme François Hollande en 2012, par exemple – on aura prise sur rien. On ne peut pas mener une guerre si l’on n’identifie pas l’adversaire et ça, la classe bourgeoise l’a bien compris...

  • « L’hégémonie néolibérale ne se défait pas dans l’espace d’une élection. », entretien avec Stefano Palombarini, saison 2.
    https://positions-revue.fr/il-faut-prendre-conscience-que-dans-tous-les-cas-le-combat-nest-pas-

    Stefano Palombarini est économiste et maître de conférences à l’Université Paris VIII. Il a publié “La Rupture du compromis social italien” (éditions du CNRS, 2001) et, avec Bruno Amable, “L’Économie politique n’est pas une science morale” (Raisons d’Agir, 2005) et “L’illusion du bloc bourgeois” (Raisons d’agir, 2017). Ayant été, avec Bruno Amable, le premier à avoir saisi le bloc bourgeois qui se constituait en 2017 autour d’Emmanuel Macron, nous l’avons interviewé (première partie ici) pour savoir si cette lecture était encore valable aujourd’hui, ou s’il fallait réanalyser les rapports de force politiques. Seconde partie.

    Positions : Stefano, nous avons clos notre entretien de mars avec pour pronostic la présence très probable de Marine le Pen au second tour, une seconde place ouverte et la possibilité pour la gauche anti-libérale d’obtenir cette place. Depuis, nous y voyons plus clair concernant les candidats. Indépendamment des sondages, pensez-vous que les dynamiques à l’œuvre sont les même qu’en mars dernier ?

    Stefano Palombarini : Hélas, les dynamiques qu’on avait vu à l’œuvre se sont confirmées et plutôt accentuées. Si on devait faire un paysage rapide, il faudrait d’abord souligner la crise de la stratégie néolibérale dans sa version “progressiste”. Macron, qui avait gagné sur cette ligne en 2017, ne la suit plus du tout. La campagne d’Anne Hidalgo, qui aurait pu prendre le relais, fait naufrage, et les tentatives de créer un rassemblement de toute la gauche autour de Taubira frôlent le ridicule. De l’autre côté, le néolibéralisme dans sa version autoritaire et répressive a le vent en poupe. Macron, Pécresse, Zemmour et Le Pen sont tous, même si avec des tonalités différentes, dans cet espace, vaste au point d’être occupé par quatre candidats différents, tous bien placés dans les sondages. Enfin il y a la gauche. Le nouveau “barrage républicain” contre la France insoumise dont on parlait en mars a fonctionné à plein au cours de l’année. Peut-être qu’aujourd’hui écologistes et socialistes, qui y ont participé en espérant se légitimer aux yeux d’une hypothétique fraction de “gauche” du bloc bourgeois déçue par Macron, réalisent avoir fait un mauvais calcul. Car, il faudra y revenir, la compression des libertés publiques et privées impulsée par le Président n’empêche pas l’électorat qu’il a hérité du PS de lui rester fidèle. En revanche, le barrage anti-LFI a contribué à diviser et affaiblir la gauche tout entière qui n’en avait vraiment pas besoin. Le dernier élément du paysage est plus anecdotique mais significatif. Des médias comme Marianne, des groupes de pression comme le Printemps républicain, promettaient un avenir radieux à une gauche “républicaine” capable de se montrer ferme sur sécurité, laïcité et immigration ; une fermeté qu’il faut comprendre comme l’alignement complet à l’idéologie et aux politiques de droite sur ces thèmes. Montebourg, qui un jour a même parlé ouvertement de la nécessité d’une politique “un peu de droite, un peu de gauche”, y a cru : on a vu le résultat. Hidalgo est un peu tombée dans le même piège. Et dans une campagne qui n’a jusqu’ici pas grande chose de joyeux, on a eu au moins la preuve irréfutable que les thèses du Printemps républicain relèvent de la pure idéologie (droitière) et non de l’analyse.

    Positions : Arrêtons-nous d’abord sur Macron et sa stratégie “progressiste” de 2017. Vous avez raison de noter que le quinquennat à fortement droitisé Macron : Gilets jaunes, retraite, violence envers les migrants. Si effectivement la stratégie centre-gauche semble avoir échouée sur le plan de la situation concrète et du bilan, n’est-il pas possible d’imaginer que l’apparition de Zemmour et la surenchère de toute la droite vers des idées extrêmes permettra à Macron de se recentrer et donc de retrouver sa position de 2017 sur l’échiquier politique ? La faiblesse du PS et de Jadot entre lui et Mélenchon, apparaissant également très semblable à 2017 et la gauche hamoniste. Paradoxalement n’assiste-t-on pas à un retour à la case 2017 ?

    Stefano Palombarini : Les rapports de force politiques sont en effet étonnamment proches de ceux qui caractérisaient le paysage français il y a cinq ans. Il faut se rappeler qu’à l’époque Hamon et Mélenchon étaient crédités chacun de 10 à 13% dans les sondages. Si on fait la somme de Jadot, Taubira et Hidalgo d’un côté, Mélenchon et Roussel de l’autre, on retrouve exactement la même situation. La vraie nouveauté est dans la radicalisation extrême d’une droite qui garde l’espace, très vaste, qui était le sien en 2017. Est-il possible que Macron réagisse à une telle situation en se recentrant et en retrouvant la position de socio-libéral “progressiste” de la campagne précédente ? Tout indique le contraire. Bien évidemment, si jamais il devait se retrouver au deuxième tour contre Le Pen ou Zemmour, le Président ne se privera pas de jouer le défenseur des libertés qu’il a piétiné tout au long du quinquennat. Mais son souci est aujourd’hui d’accéder au deuxième tour, ce n’est pas encore fait. Et Macron se comporte comme s’il était convaincu qu’il ne perdra aucun électeur vers la gauche, alors qu’il craint la concurrence de la droite. Les sondages semblent d’ailleurs valider cette analyse : ni Hidalgo ni Jadot n’ont réussi à récupérer des “déçus du macronisme”, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Macron joue donc sur le terrain de la droite contre une droite qui se radicalise, ce qui l’amènera, et en vrai l’a déjà amené, à se radicaliser à son tour...

    • C’est parce que le néolibéralisme est hégémonique que le bloc néolibéral-autoritaire arrive à être si fort. Cette hégémonie se traduit principalement de deux façons. D’une part, les alternatives au néolibéralisme sont largement perçues comme irréalistes. Des travailleurs en situation précaire et dominée, des étudiants qui ont besoin de ressources pour financer leurs études et payer le loyer, peuvent par exemple considérer que des relations de travail « flexibles » et sans la moindre protection comme celles qu’impulse le néolibéralisme sont une condition triste mais nécessaire à leur survie car ils ne voient pas d’alternative. Et le fait est que, dans le monde néolibéral qui est le nôtre, ils ont souvent raison. Tant que la possibilité d’une rupture majeure dans l’orientation des politiques publiques n’apparaîtra pas comme concrète et immédiate, l’hégémonie néolibérale ne sera pas véritablement menacée. L’autre dimension sur laquelle joue l’hégémonie, est la hiérarchie entre les attentes sociales. Il ne faut pas être de fins analystes pour percevoir l’énorme travail accompli par les grands médias et les intellectuels de régime pour minorer les questions économiques et sociales, et propulser sur le devant de la scène des thèmes comme l’immigration, la sécurité, l’identité française. C’est ce qui fait que ce bloc trouve sa cohérence. Les classes supérieures, je l’ai indiqué, voient désormais l’autoritarisme comme une condition nécessaire à la continuité des politiques néolibérales qui les avantagent. Mais une partie importante des classes moyennes, pourtant menacées par le néolibéralisme, et même des fractions des classes populaires, considèrent non seulement qu’il n’y a pas d’alternative réaliste au néolibéralisme sur le plan des politiques sociales et économiques, mais qu’immigration, sécurité, etc., sont des problèmes importants qui appellent une réponse autoritaire et répressive.

    • Michaël Fœssel : Je ne veux pas faire du plaisir un programme politique, mais plutôt interroger les causes du désaveu électoral actuel de la gauche et, plus largement, de la politique. Les motifs de ce désamour sont d’abord historiques. Ils proviennent des échecs du communisme et de la social-démocratie. Il me semble qu’il y a pourtant une modalité affective de ce divorce entre les partis de gauche et leur électorat. La gauche met en avant la souffrance – et l’on comprend pourquoi ! –, la dénonciation de l’injustice économique, le refus des dominations. Mais le plaisir, lui, est souvent considéré comme suspect, parce qu’il apparaît comme une compromission avec l’ordre social. Pour de nombreux esprits contestataires, le plaisir a mauvaise réputation. Plus récemment, la sobriété et la modération se sont imposées comme des impératifs de survie dans un monde qui s’effondre à cause de la crise climatique. Pourtant, ce souci écologique est aussi vécu, surtout au sein des classes populaires, comme punitif ou ascétique. Si l’écologie est une promotion du vivant, il faut se demander à quel niveau elle implique, malgré tout, la valorisation du plaisir. Le vivant n’est pas seulement une norme. Il peut devenir plus intense dans la joie. À partir d’une critique de la société de consommation, la gauche adhère également très souvent à l’idée que le capitalisme s’est à ce point généralisé, a tellement investi les corps, que nos allégresses, nos moments de fraternité heureuse et même nos plaisirs les plus ordinaires seraient suspects. Comment pourrait-on jouir dans un monde si injuste ? Or il me semble que la dimension émancipatrice du plaisir existe bien, notamment lorsque ce plaisir n’est pas individualiste mais partagé. Il s’est passé quelque chose de cet ordre avec le mouvement des « gilets jaunes ». Ces derniers se sont rassemblés sur des lieux qui les entouraient, des lieux de la tristesse sociale ordinaire, de la morosité : les ronds-points, les péages d’autoroute… Ils ont investi ces endroits pour les détourner et en faire des lieux d’allégresse et de sociabilité heureuse. Ils les ont transformés à la fois en agora, où l’on s’exprime politiquement, et en lieux de fête, où l’on organise des barbecues. Cela m’a rappelé un texte de Simone Weil à propos des grèves de 1936. Elle raconte qu’une « joie pure » a surgi sur le lieu même de la souffrance et du labeur des ouvriers, dans les usines occupées. La philosophe y a vu une victoire, avant même que les revendications salariales ne soient satisfaites. Le plaisir, on le prend là où on le trouve, même dans le champ d’un système social oppressant dont on modifie les paramètres. Cela m’a donné l’idée d’envisager l’engagement politique non seulement à partir des programmes mais aussi à partir des énergies affectives positives qui le motivent.

      Jean-Luc Mélenchon : Pour moi, la gauche ne s’est pas effondrée parce qu’elle a négligé le plaisir, mais parce qu’elle a abandonné le peuple. La cause du divorce entre la gauche et le peuple se situe entièrement dans le contenu de son programme politique. Elle a cessé de représenter les demandes des classes populaires, du monde du travail. Elle s’est alignée sur les impératifs du capitalisme dominant. Et la social-démocratie l’a fait de plein gré ! Elle a pensé qu’elle réaliserait des prises d’avantages dans le système s’il se portait bien. Plus question, alors, de le renverser ou de vouloir le dépasser. Or ce modèle « réformiste », avec de gros guillemets, a toujours été extérieur à la tradition de la gauche française. Celle-ci naît en 1789. Son contenu révolutionnaire initial surmarque toute son histoire. Léon Blum le confirme. Et n’oublions pas que le Parti socialiste des années 1970 se disait anticapitaliste et se réclamait de Karl Marx. Malgré cela, la social-démocratie...

      https://www.philomag.com/articles/jean-luc-melenchon-michael-foessel-la-gauche-est-elle-un-parti-de-plaisir

  • « Quand je rentre à Paris, je me rends compte que quelque chose est #pulvérisé. » Entretien avec David Dufresne | Positions revue
    https://positions-revue.fr/entretien-avec-david-dufresne
    #davduf

    « Frédéric, vous le savez mieux que personne : si on veut tenir nos troupes, elles doivent se sentir libres. Plus elles seront violentes, plus elles seront aux ordres… Sous notre protection, et la crainte. En roue libre, mais dans nos pistes, en quelque sorte… L’entre-soi ça tient le groupe. L’Empereur disait : on gouverne mieux les hommes par leurs vices que par leurs vertus. »
    Est-ce que cet extrait là, vous le tenez d’une #source ?

    #Dufresne : Le #roman est très, très largement inspiré de la réalité. Si vous voulez, les personnages sont des personnages composites. Ce sont des conglomérats de flics, de hiérarques de la police… Idem pour la présentatrice télé, c’est une journaliste de synthèse par exemple. La phrase « Plus ils seront libres, plus ils seront à nos ordres. », oui ça m’a été dit comme ça. C’est l’avantage du roman : il permet de s’affranchir des #off et d’être au plus près de la #vérité.