• La « bombe démographique » en Afrique : pas si simple ! | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2019/11/28/la-bombe-demographique-en-afrique-pas-si-simple

    Malgré la grande diversité des politiques de développement, des stratégies des agences d’aide, des considérations géopolitiques, et des analyses de chercheurs, il y a parfois quelques rares consensus qui émergent et se stabilisent dans le monde du développement et des relations à l’Afrique. La nécessité de réduire la natalité en Afrique, et en particulier au Sahel, en est un.

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    Experts comme responsables politiques s’accordent tous sur la menace que représentent les taux actuels de fécondité : 7,2 enfants par femme au Niger, 6,2 au Mali. Dans ces pays dont les dirigeants sont souvent contestés, que la menace terroriste affaiblit chaque jour un peu plus, où des centaines de milliers de jeunes arrivent chaque année sur un marché de l’emploi exsangue, et qui connaissent de plus en plus une immigration incontrôlable vers l’Europe, la poursuite de l’actuelle natalité fait figure de cauchemar absolu ; près de 80 millions de Nigériens en 2050 pour 20 millions aujourd’hui, alors que les terres cultivables sont déjà saturées et épuisées, que l’industrialisation est presque nulle, et que le secteur tertiaire est à dominante informelle.

    La nécessité impérieuse de promouvoir une baisse de la natalité n’est pas seulement exprimée par les spécialistes (démographes en particulier) mais aussi par les gouvernants européens (on se rappellera ainsi le discours de Macron lors du G20 à Hambourg en 2017). Bien évidemment les intérêts des pays européens eux-mêmes ont beaucoup à voir avec cette sollicitude, qui ne procède pas seulement de considérations humanitaires : des dizaines de millions de jeunes Sahéliens sans emploi demain ou après-demain, cela ferait exploser les flux migratoires et serait du pain béni pour les jihadistes.

    Les priorités des pays européens, en matière d’aide aux pays africains, sont aujourd’hui convergentes et clairement définies : lutte contre l’insécurité, lutte contre les migrations, lutte contre la surnatalité. Toutes trois vont de pair, et drainent des crédits massifs.

    Mais les dirigeants des pays africains eux-mêmes reprennent à leur compte cette préoccupation et inscrivent la réduction de la natalité dans leurs politiques de population. Certes, c’est sans doute pour une part sous l’effet des pressions occidentales, ou pour bénéficier des fonds internationaux dédiés à cet objectif. Mais l’argument de l’intérêt national n’est pas à négliger, et il doit être pris au sérieux, car les politiques de réduction de la natalité relèvent aussi d’une rationalité politique peu contestable. Les taux d’accroissement actuels sont difficilement soutenables, ils handicaperont lourdement les politiques de développement et d’investissement productif, et maintiendront dans la pauvreté et le chômage une grande partie de la population.

    Notre propos, dans ce texte, n’est donc pas de mettre en cause, en leur principe, l’existence de dispositifs visant à permettre une baisse du nombre d’enfants par famille. Par contre, nous souhaitons analyser ici les nombreux obstacles que les politiques populationnelles actuelles rencontrent au sein des populations concernées, car ils nous semblent être largement sous-estimés. Cette ignorance des contextes locaux et de leurs résistances ou contournements face aux interventions extérieures est une constante du monde du développement, mais elle est particulièrement frappante en ce qui concerne les programmes de réduction des naissances.

    En effet ces programmes se heurtent à de multiples réticences, objections, critiques et condamnations émanant de ceux-là mêmes à qui ils sont destinés, en particulier dans les pays du Sahel, que nous prendrons comme exemple. Faute d’en prendre conscience, faute de s’adapter à ces contextes complexes, faute de tenir compte des effets inattendus et parfois pervers qu’elles entrainent, les politiques de réduction de la natalité auront un coût symbolique négatif important et n’atteindront pas leurs objectifs.

    Nous regrouperons les problèmes sous trois rubriques : ceux qui relèvent de facteurs socio-économiques, ceux qui relèvent de facteurs politico-religieux, et ceux qui concernent spécifiquement les adolescentes. Les premiers mobilisent des logiques familiales à un niveau micro, les seconds des logiques idéologiques à un niveau macro, les troisièmes des logiques éducatives et morales à un niveau intermédiaire. Mais tout d’abord nous présenterons les principaux dispositifs actuels des politiques populationnelles, et pour finir, nous soulèverons le problème de la « rente anti-natalité ».
    Les dispositifs

    Les politiques de réduction des naissances reposent toutes sur la diffusion des techniques contraceptives modernes, associées au savoir bio-médical. Cette précision s’impose, dans la mesure où il existe partout en Afrique une demande locale importante de « non-grossesse », à certaines périodes de la vie génésique des femmes (en particulier l’adolescence), demande qui s’adresse le plus souvent à d’autres recours que le système de santé (très généralement en se cachant de l’entourage) : d’une part des formes dites « traditionnelles » de prévention de la grossesse, fondées essentiellement sur des procédés magico-religieux (« attacher le ventre », comme on le dit dans les langues locales, au moyen de charmes, formules, potions, amulettes et autres « talismans »), et d’autre part une pratique assez répandue de l’interruption volontaire de grossesse – clandestine car partout illégale en Afrique – avec des moyens très divers, à l’origine de nombreux décès.

    La gamme des techniques contraceptives modernes disponibles dans les systèmes de santé africains comprend la pilule, le stérilet, l’injection contraceptive et la pose d’un implant. Toutes ces techniques ne sont pas toujours disponibles partout. Il faut souligner qu’une d’entre elles (la pilule) est aussi diffusée à l’extérieur des systèmes de santé, par des colporteurs et vendeurs de rue « informels ».

    Trois types d’institutions mettent en œuvre en Afrique l’information publique sur les techniques contraceptives modernes, ainsi que l’ administration de ces techniques dans des contextes médicalisés : d’une part les systèmes de santé, en particulier les systèmes publics de santé, d’autre part les institutions internationales (UNICEF, FNUAP, etc.), et enfin un grand nombre d’ONG, souvent américaines (Pathfinder, Marie Stopes, Mercy Corps etc.). Institutions internationales et ONG passent souvent par les systèmes publics de santé, qu’elles appuient ou dans lesquels elles logent leurs projets de diffusion des techniques contraceptives. Elles délivrent aussi parfois directement des services contraceptifs. Elles mettent bien sûr les médias à contribution, sous forme toujours rétribuée.

    La « PF » (planification familiale) fait depuis longtemps partie du « paquet minimum d’activité », et elle est donc intégrée au quotidien des formations sanitaires. Elle doit être proposée théoriquement dans toutes les consultations pour des jeunes filles ou des femmes en âge de procréer, et elle est gratuite. Toutefois la PF est parfois délaissée, voire abandonnée par certains personnels, soit pour des raisons idéologiques comme nous allons le montrer ci-dessous, soit en raison de l’absence de « projets » ou de « motivations », c’est-à-dire de primes financées par des institutions internationales ou des ONG.

    On doit souligner que les méthodes de travail des ONG, formatées par les procédures des institutions de développement, privilégient les indicateurs quantitatifs et les bilans des activités réalisées, sans tenir compte de la qualité des prestations et de la durabilité des effets. Ainsi la pose systématique d’implants par des ONG leur permet d’afficher de brillants résultats en matière de contraception (ce qui est un avantage de poids pour obtenir plus de financements), alors même que beaucoup de femmes font enlever les implants dans les mois qui suivent sous la pression de leurs maris ou de leurs voisines (LASDEL, 2017).
    Les obstacles socio-économiques

    Limiter les naissances constitue pour la majorité des familles nigériennes une absurdité économique. En effet, en l’absence de toute prise en charge sociale pour 90% de la population, et donc en particulier en l’absence de retraite, mais aussi en cas de maladie grave ou d’accident, la prise en charge des parents par les enfants majeurs apparait comme la seule solution crédible.

    Plus une personne a d’enfants, plus elle a de chance que certains de ses enfants puissent subvenir à ses besoins une fois âgée, ou en cas de « dépense catastrophique ». Plus elle a d’enfant, plus elle a de chance que l’un d’entre eux accède à une position enviable (cadre, grand commerçant, prédicateur religieux influent), qui mettrait ses parents à l’abri des soucis. La rationalité économique, qui, au niveau macro-économique, amène les économistes à dénoncer la bombe démographique ou à prôner le « dividende démographique » (les bénéfices d’un pays liés à la baisse de la natalité) s’inverse au niveau micro-économique, et joue au contraire, à l’échelle des ménages, en faveur d’une forte natalité.

    En complément de ce calcul économique simple, la valorisation sociale d’un nombre important d’enfants est une donnée majeure. Autrefois synonyme de réussite et de richesse dans le cadre des sociétés précoloniales (à la fois source de prospérité et expression de celle-ci), le fait d’avoir une descendance fournie reste encore valorisé socialement dans un contexte tout autre.

    Cette permanence n’est pas le simple produit d’une idéologie traditionnaliste : elle s’explique par les égards, les avantages, le prestige et le capital social que procure une nombreuse progéniture aujourd’hui. On comprend pourquoi, dans les familles du monde rural ou des quartiers périphériques urbains, une forte natalité reste la norme. Le social et l’économique s’alimentent ainsi l’un l’autre. L’investissement dans les enfants est indissociablement une assurance-vieillesse et un marqueur de réussite pour l’environnement social proche.

    Il y a un facteur supplémentaire, toujours au niveau de la famille. La polygamie renforce aussi l’incitation à la procréation. La compétition larvée (et parfois ouverte) entre co-épouses se joue beaucoup autour des enfants. Celle qui est stérile est humiliée, moquée. Là aussi l’intérêt personnel de chaque co-épouse est d’avoir plus d’enfants que l’autre, ou de tout faire pour avoir un garçon si elle n’a eu que des filles. C’est donc une attitude parfaitement rationnelle que de rechercher de nombreuses grossesses. Or, pour des raisons multiples, la polygamie reste la norme pour la majorité de la population dans les pays musulmans du Sahel, y compris dans les couches pauvres.

    Il n’y a donc rien d’étrange ou d’irrationnel à ce que les arguments relevant de l’intérêt national et du bien public, portés haut et fort par les institutions internationales, et (un peu moins fort) par les gouvernements africains, aient peu de prise sur une grande majorité de la population, qui est sensible à des arguments quasi opposés, au nom de l’intérêt familial et du bien privé.

    Le contre-exemple est d’ailleurs significatif : c’est auprès des classes moyennes et supérieures urbaines que se développe une demande en contraception moderne. La transition démographique s’y est effectuée spontanément du fait de la hausse du niveau de vie. L’argument économique s’est en effet alors inversé : le coût d’une éducation de qualité pour un enfant devient élevé, et ce n’est plus sur le nombre d’enfants que se joue l’assurance-vieillesse mais sur le patrimoine. L’argument social disparait aussi : la réputation et le prestige ne sont plus liés à l’ampleur de la descendance, mais dépendent du train de vie. Trop d’enfants devient alors un obstacle à la fois économique et social.
    Les obstacles politico-religieux

    Mais même à l’échelle macro, qui est celle où les arguments en faveur de la réduction de la natalité se déploient et tirent toute leur force, ces arguments sont contestés. Cette fois-ci, ce n’est plus à partir d’une rationalité économique et sociale d’échelle différente, mais pour des motifs idéologiques, autrement dit au nom de valeurs alternatives, politiques ou religieuses.

    Tout d’abord, l’insistance des pays du Nord et des institutions internationales en faveur des politiques populationnelles se heurte à de forts sentiments anti-occidentaux, beaucoup plus répandus qu’on ne croit au sein de la population. Ils sont en partie liés au passé colonial et aux comptes non réglés de la colonisation, en partie imputables aux injonctions des grandes puissances et aux arrogances des experts internationaux, en partie dues à la dépendance envers l’aide internationale, à ses conditionnalités et au sentiment d’humiliation qui y est souvent associé (« la main qui reçoit est toujours en dessous de la main qui donne » : ce proverbe est souvent cité).

    Les politiques de réduction des naissances promues par les institutions internationales, les coopérations bilatérales, et les ONG sont perçues comme une ingérence illégitime (« de quoi se mêlent-ils », « ils veulent même intervenir dans notre intimité ! »). Chez les intellectuels, on accusera les occidentaux de malthusianisme ou de néo-impérialisme (souvent les deux), alors que dans les campagnes circulent des rumeurs sur la stérilité des Blancs qui les rend jaloux de la fertilité africaine.

    Les arguments religieux se superposent à ce rejet assez général des donneurs de leçons européens et américains. Les sentiments anti-occidentaux ont été avivés depuis deux décennies par la percée du fondamentalisme islamique. Le retour à l’époque du Prophète et de ses compagnons, c’est aussi, contre les injustices du monde actuel, la valorisation d’un monde alternatif, un monde de la fécondité (et de la polygamie, et du mariage précoce).

    Autrement dit, plus les ONG font de bruit pour inviter à la contraception, plus s’enclenche un effet pervers, et plus elles alimentent des théories du complot, car elles apparaissent comme hostiles aux valeurs africaines ou aux valeurs islamiques. En outre, les ONG dans ce domaine sont surtout américaines, et bien souvent chrétiennes, ce qui n’arrange rien.
    Les adolescentes et la question de la sexualité

    C’est au niveau des adolescentes que se joue la natalité de demain, et de plus en plus de programmes d’ONG ou d’institutions internationales ciblent ce groupe stratégique. Deux dimensions interviennent dans ces interventions : d’une part la sensibilisation des adolescentes (et des adolescents) à l’intérêt des méthodes contraceptives, d’autre part la délivrance de produits contraceptifs à celles qui ont déjà une vie sexuelle active (une grande majorité).

    Mais les obstacles de type socio-culturel sont nombreux dès lors qu’il est question de sexualité adolescente. Celle-ci en effet implique des enjeux majeurs dans les relations entre les familles et leur environnement social, qui se cristallisent autour de notions comme la morale de proximité, et la honte. Les grossesses d’adolescentes hors mariage sont considérées comme des scandales familiaux, sources d’opprobre, de moqueries ou d’insultes venant du voisinage, envers non seulement la jeune fille, mais aussi sa mère (qui l’aurait mal élevée), son père (pivot de la réputation familiale) et toute sa famille proche. Le mot « bâtard » reste une injure majeure. Pourtant les grossesses d’adolescentes sont de plus en plus fréquentes, de plus en plus d’écolières et de collégiennes interrompent leurs études pour cette raison.

    Pour expliquer la permanence de cette stigmatisation, il faut comprendre deux phénomènes. L’un est l’existence d’une contradiction fondamentale entre une norme héritée du passé qui reste au cœur de la morale sociale relative aux adolescents (être vierge au moment du mariage), et une réalité totalement différente (la généralisation des rapports sexuels prénuptiaux). La seconde est l’importance de la notion de « honte » en Afrique : la honte, c’est d’abord le regard des autres, lorsqu’on a failli aux valeurs et normes morales partagées avec l’environnement proche, lorsqu’on a manqué à la bienséance, aux obligations familiales, aux pratiques religieuses ostentatoires.

    Mais cette peur de la sexualité adolescente ne devrait-elle pas être au contraire un levier pour promouvoir les pratiques contraceptives ? Seule une minorité le pense. Pour une majorité de la population, les techniques contraceptives signifient au contraire laisser libre cours à la sexualité adolescente hors mariage, réprouvée justement par la morale sociale, le puritanisme religieux, et le regard des autres. C’est une des raisons (celle qui est la plus mise en avant dans nos entretiens) qui explique la persistance du mariage précoce, qui apparait comme la seule solution pour éviter la dépravation des filles et prévenir une grossesse scandaleuse (LASDEL, 2019).

    Cette situation explique aussi l’importance des avortements clandestins chez les adolescents non mariées.

    Cette morale de proximité intervient aussi pour expliquer la très faible éducation sexuelle menée dans les familles, ainsi que les difficultés rencontrées par les pouvoirs publics pour introduire l’éducation sexuelle à l’école. Parler de sexe publiquement est condamné par une grande partie de la population car considéré comme un premier pas vers la dépravation. Et là encore le fondamentalisme islamique renforce cette condamnation, et en fait un motif supplémentaire de rejet de l’Occident, coupable de dégradation massive des mœurs et de dislocation des valeurs familiales, et qui voudrait imposer cette orientation désastreuse aux populations africaines.

    Quant aux consultations contraceptives, elles sont pour l’essentiel réservées aux femmes mariées (certaines formations sanitaires exigent même l’accord du mari) et touchent très peu les adolescentes.
    La rente de la Planification familiale et le double langage des politiciens

    Cette hostilité d’une grande partie de la population, en majorité rurale (plus de 80% de la population vit dans les espaces ruraux au Niger), explique le fréquent double langage des politiciens (à quelques exception près).

    D’un côté, il s’agit d’être en bons termes avec les bailleurs de fonds, de bénéficier de la « rente des politiques de réduction de la natalité » (les financements importants qui y sont associés), et d’apparaître comme un partenaire fiable, donc de tenir dans les instances internationales un langage anti-nataliste clair (auquel souvent les politiciens eux-mêmes adhèrent en privé, dans la mesure où les élites ont déjà effectué la transition démographique), mais de l’autre côté, il faut ne pas choquer les populations rurales majoritaires, ne pas s’aliéner les électeurs, ce qui suppose, lorsqu’on parle publiquement dans les langues nationales, d’éviter soigneusement tout discours anti-nataliste.

    Chaque candidat aux élections se doit de faire preuve de piété, de distribuer de l’argent ou des véhicules aux oulémas (marabouts) influents, de payer des élèves coraniques pour lire intégralement le livre saint, de faire des références aux compagnons du Prophète, et il serait inconcevable de ternir cette image en tenant des propos publics en faveur de la limitation des naissances.

    On voit maintenant mieux toutes les difficultés auxquels sont confrontées les politiques populationnelles, en particulier lorsqu’elles sont portées par des institutions occidentales, qui semblent toutes sous-estimer gravement les contextes locaux et se contenter des discours stéréotypés sur la « bombe démographique ».

    Il n’y a jusqu’ici que deux types de transition démographiques qui ont fait leurs preuves. L’une est la voie despotique, le recours à la force, qui a été suivie par la Chine populaire. L’autre est la voie du développement économique (la hausse du niveau de vie), qui a été suivie par les pays occidentaux et une partie des pays émergents. C’est la voie classique. La première voie est politiquement inenvisageable dans les conditions actuelles de l’Afrique. La seconde voie semble insuffisante en l’absence de tout système de prise en charge sociale fonctionnel (elle ne concerne pour le moment que les classes privilégiées), ce qui implique qu’il faudrait en partie inverser la relation causale, et faire de la réduction de la natalité un facteur de développement.

    Mais comment procéder ? À ce jour, les deux stratégies dominantes semblent bien en peine d’atteindre les objectifs souhaités. La première consiste à faire la promotion publique de la contraception par des ONG, par les médias, les tournées de « sensibilisation » ou des panneaux publicitaires. Face à une population en majorité hostile, c’est courir le risque d’engendrer des effets pervers, et d’attiser les résistances au lieu de les contourner.

    La seconde consiste à inciter les dirigeants des pays à mener des politiques populationnelles publiques, à travers le système scolaire et le système de santé, sans tapage peut-être, mais avec détermination. Mais, face aux réticences de très nombreux usager(e)s, comme de celles d’une partie des enseignants et des personnels de santé, face aussi au faible engagement réel de l’État et au double langage des politiciens, la partie est loin d’être gagnée.

    C’est pourtant selon nous à ce second niveau-là qu’il convient de s’engager beaucoup plus. Cela implique un travail sur le long terme, en profondeur, qui ne peut être gagné que par des agents du service public, des instituteurs, des professeurs, des infirmiers, des sages-femmes, convaincus du bien-fondé de la régulation des naissances, et permettant aux adolescent(e)s d’avoir accès à l’information sexuelle dans les écoles et les centres de santé, et d’avoir accès aux techniques contraceptives dans les centres de santé.

    Ceci implique une « nationalisation » ou une appropriation de la diffusion des techniques contraceptives par les gouvernements, mais surtout par une partie significative des agents des services publics. C’est eux qui maitrisent les contextes locaux, c’est eux qu’il faut convaincre de convaincre. Beaucoup le sont déjà, à des degrés divers, mais ils sont souvent découragés par le piteux état du système scolaire ou du système de santé, et le faible investissement de l’État dans les faits. Il faut donc les appuyer, selon les modalités qu’ils jugent appropriées, et pas selon les normes imposées des organisations internationales.

    En particulier, une politique nationale de santé de la reproduction doit prendre en compte aussi bien la lutte contre la stérilité que la promotion de la régulation des naissances. Pour près d’un quart des femmes mariées nigériennes, la stérilité primaire (pas d’enfants) ou secondaire (après un premier accouchement) est un problème majeur, dans un contexte où la stérilité du couple est très généralement imputée à la femme.

    Se focaliser uniquement sur la réduction de la natalité, comme le font les institutions internationales, les ONG et les bailleurs de fonds, sans prendre en charge simultanément les couples stériles pour leur permettre d’avoir des enfants, ce serait alimenter le rejet populaire d’une politique de gestion de la fécondité uniquement basée sur les injonctions occidentales et méprisant les besoins exprimés d’une partie de la population. Là encore, les personnels de santé, qui sont confrontés aux préoccupations quotidiennes des usager(e)s, peuvent apporter une réponse adaptée, si on les en persuade et si on leur en donne les moyens.

    Aissa Diarra

    Médecin et anthropologue, Chercheuse au LASDEL

    Jean-Pierre Olivier de Sardan

    Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

    #bombe_P #démographie #racisme ? #Afrique

  • Simplismes de l’écologie catastrophiste, vraiment ? | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2019/11/26/simplismes-de-lecologie-catastrophiste-vraiment

    Simplismes de l’écologie catastrophiste, vraiment ?

    Par Fabrice Flipo
    Philosophe

    Dans une Opinion publiée récemment dans les colonnes d’AOC, le philosophe et théoricien du « catastrophisme éclairé » Jean-Pierre Dupuy réagissait à la popularité croissante de la collapsologie en en dénonçant les « simplismes ». Le philosophe Fabrice Flipo lui répond.

    Jean-Pierre Dupuy a récemment publié un article dans AOC qui a surpris, sur la forme comme sur le fond. Sur la forme, les mots envers les « collapsologues » sont durs : le « sobriquet » dont ils s’affublent est « horrible », les ventes de leurs livres « médiocres » et « militants » sont en partie suspendues à des « ficelles du marketing » dont « certaines sont franchement déplaisantes », leur vision est « caricaturale ».

    Sur le fond, alors qu’en effet les travaux du philosophe sont fréquemment convoqués par les collapsologues, Jean-Pierre Dupuy se désolidarise vigoureusement de ce compagnonnage, arguant d’un « flou conceptuel » « beaucoup plus grave » que le fait de se référer à ses ouvrages ou donner dans le spectaculaire, les auteurs collapsologues ayant beaucoup lu mais « pas forcément aux bonnes sources », et n’ayant « pas bien compris ».

    Avouons notre malaise, à la lecture de cet article. Jean-Pierre Dupuy admet que les collapsologues « attirent l’attention générale sur des problèmes considérables que les optimistes béats et le marais des indifférents qui forment encore la majorité de la population française balaient trop facilement sous le tapis ». Mais les approximations conceptuelles des « militants » sont jugées « (plus) graves », malgré tout.

    Le propos peut quand même étonner : Dupuy ne met pas en doute la perspective d’un effondrement, et l’on sait de longue date qu’il la prend au sérieux. Le philosophe affirmait ainsi en 2007 dans Esprit que « Oui, notre monde va droit à la catastrophe, j’en ai l’intime conviction […] Mon cœur se serre lorsque je pense à l’avenir de mes enfants et de leurs propres enfants, qui ne sont pas encore nés ». On aurait pu s’attendre à ce que le premier geste soit de saluer la bonne nouvelle d’une prise de conscience élargie de l’enjeu, qui restait jusque-là confinée à des cercles très étroits. Mais non, si Jean-Pierre Dupuy prend la plume, c’est surtout pour mettre en cause la dimension conceptuelle.

    Remarquons toutefois que la posture n’est pas nouvelle : Pour un catastrophisme éclairé, dont Jean-Pierre Dupuy convient qu’il avait été suscité par les effets d’une posture catastrophiste que l’auteur avait adoptée lors d’une communication au Commissariat Général au Plan (« qui fit son effet »[1]), soulignait également une urgence d’ordre conceptuelle, ce qui indique que la prise de position n’est pas simplement un mouvement d’humeur.

    La discussion qui s’engage avec ou plutôt contre les collapsologues puise immédiatement dans le parcours personnel de l’auteur, qui est très spécifique, et a relativement peu en commun avec ses interlocuteurs. Le texte contient beaucoup d’implicites, à notre sens, ce qui nous a poussé à réagir, il est vrai quelque peu aidé ou poussé en ce sens par une sollicitation de Jean Gadrey.

    Jean-Pierre Dupuy engage en effet sans tarder dans son article la définition d’un système complexe, renvoyant implicitement à ses travaux sur les années 1960 et 1970 autour de la naissance de la cybernétique et des sciences cognitives. La complexité favorise-t-elle la stabilité des systèmes ou est-ce le contraire ? S’en suit une longue discussion expliquant que les systèmes complexes peuvent aussi être résilients, ce que l’on admet volontiers, mais là n’est pas le propos, nous semble-t-il : il est que Jean-Pierre Dupuy lui-même ne s’embarrassait pas de telles précautions quelques années avant, ainsi dans la citation relevée dans Esprit, ci-dessus, évoquant son « intime conviction ».

    Quel est le but, finalement, de cette argumentation qui tend à montrer finalement qu’en matière de catastrophe, rien n’est sûr ? Si rien n’est sûr, alors, si les systèmes complexes sont résilients, pourquoi s’en faire ? On ne comprend pas bien.

    De leur côté, que font les « militants », finalement, sinon reprendre l’argumentation du « coeur qui se serre » et de « l’intime conviction » ? Ils ne font pas un long exposé sur les systèmes complexes, ce n’est pas leur propos, leurs livres ne sont pas un manuel sur le sujet, ni ne cherchent à mener cette « discussion ardue » qui serait un préalable ; discussion ardue au terme de laquelle le grand public aura été perdu en cours de route, se révélant donc contre-productive (au sens usuel, et non au sens d’Illich, que Dupuy connaît bien).

    A quoi sert alors de relever soigneusement les variations de diagnostic des collapsologues, savoir si la catastrophe est « probable », « possible » etc. L’intime conviction et « le coeur qui se serre » ne suffisent-ils pas ? Pourquoi tant d’acrimonie ?

    Ce que Dupuy reproche aux collapsologues est de trop insister sur la question de la certitude de la catastrophe, et pas assez sur le fait qu’elle n’est qu’une possibilité parmi d’autres.

    Proposons une réponse, dont nous verrons peut-être à une éventuelle réaction de Jean-Pierre Dupuy si elle est juste. Une première explication est qu’en effet les collapsologues mésinterprètent le catastrophisme éclairé, du moins en apparence, et qu’ils semblent en effet tomber dans les travers critiqués par Dupuy, dans la mesure où le catastrophisme éclairé se construit en réalité contre le catastrophisme, et non pas en sa faveur.

    Le catastrophisme consiste à agiter la venue d’une catastrophe. Jean-Pierre Dupuy cherche à substituer une alternative, éclairée. Celle-ci consiste à se placer d’un point de vue extérieur à un système complexe (le nôtre, internet, les écosystèmes etc. comme évoqué dans l’article d’AOC), pour en jauger l’évolution, c’est-à-dire le destin. De là seulement il est possible de tirer une « intime conviction » : la trajectoire de notre système est pour le moins catastrophique.

    À partir de là, il est possible d’agir différemment, pour que cette trajectoire ne se produise pas. Le temps du catastrophisme éclairé est le futur antérieur. Sa tonalité n’est pas celle de l’émotion. Il se place dans l’avenir éloigné et regarde comme un passé ce qui est notre avenir proche. C’est une déclinaison du scénario du pire, proposé par Hans Jonas, et plus généralement des exercices classiques de scénarisation, comme il en existe de nombreux depuis le rapport du Club de Rome. Le GIEC en a produit beaucoup, tout comme le Rapport du Millénaire sur les Ecosystèmes.

    Ce que Dupuy reproche aux collapsologues est de trop insister sur la question de la certitude de la catastrophe, et pas assez sur le fait qu’elle n’est qu’une possibilité, dépendante de la persistance d’un système particulier, parmi d’autres possibles. Les collapsologues ne sont pas assez « métaphysiques » ; ils restent dans la physique d’un système. Dupuy, lui, insistait bien, dans son ouvrage : le catastrophisme éclairé consiste à croire à la certitude de la catastrophe dans un destin possible (p.13), parmi d’autres, pas simplement de croire à la catastrophe. La différence est essentielle : la catastrophe ne se produit que si on entreprend telle ou telle action. Dans ce cas, et uniquement dans ce cas, la catastrophe doit être tenue pour certaine.

    On dira : mais comment une certitude peut-elle être simplement possible ? C’est la question que pose par exemple Jean Gadrey. L’explication est relativement simple, mais la démonstration n’est pas si facile à faire. La certitude ne concerne qu’une trajectoire possible du système, pas toutes les trajectoires ; elle ne concerne que la trajectoire d’un système, pas celle de tous les systèmes. La certitude n’est que potentielle, pas actuelle.

    C’est une « attitude philosophique » (p.81) qui se rapproche presque de la théorie des jeux, dans laquelle Jean-Pierre Dupuy puise beaucoup, dans Pour un catastrophisme éclairé. Elle implique la capacité à se projeter dans plusieurs avenirs possibles, qui sont autant de jeux possibles. Les acteurs, s’ils acceptent de prendre au sérieux les conséquences catastrophiques possibles d’un jeu donné, dans lequel ils sont pris, voient alors l’intérêt d’un autre jeu, c’est-à-dire d’une autre action. La certitude est donc hypothétique, dans la mesure où elle est liée à un jeu ou système parmi d’autres, et non au seul jeu ou système possible, raison pour laquelle elle peut être écartée, comme un destin funeste que l’on dépasse, en l’ayant évité. Il s’agit de « prévoir l’avenir pour le changer » (p.161), parce que l’avenir est pluriel, comme les jeux ou les systèmes.

    Ce qui manque est l’imagination : arriver à imaginer à la fois de manière assez concrète le système actuel et ses déterminants, et un autre système, avec d’autres déterminants.

    Jean-Pierre Dupuy donne en outre une dimension positive à la catastrophe : sa force négative est mobilisatrice – pour changer de jeu. Il fait le parallèle avec la dissuasion nucléaire, problème sur lequel il a également travaillé : ce qui force les acteurs à ne pas se détruire mutuellement, c’est la certitude de pouvoir le faire, la certitude de la catastrophe : ce n’est pas la catastrophe elle-même, qui ne se produit pas et, dans ce raisonnement, ne se produit jamais. À ce titre Dupuy est sans doute aux antipodes d’un Gunther Anders (L’obsolescence de l’homme, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002), pour qui l’existence de la bombe implique la certitude d’une catastrophe, raison pour laquelle nombreux seront ceux qui n’accepteront pas le parallèle opéré par Dupuy – mais c’est un autre débat.

    La relecture du Catastrophisme éclairé montre cependant que l’ouvrage n’est pas toujours très clair, dans la mesure où il procède souvent par l’implicite en matière de systémique ou de théorie des jeux, un peu comme dans l’article. L’argumentation de Dupuy a en outre une faiblesse, à notre sens : elle ne va pas jusqu’au bout, à plusieurs titres, et c’est là aussi, et peut-être surtout, que des désaccords possibles existent avec les collapsologues.

    Une première limite consiste à observer que les sondages semblent indiquer que le grand public (au sens sondagier) est relativement convaincu de la catastrophe, et depuis longtemps (au moins 2006, date du début des sondages), en matière de changement climatique[2]. L’obstacle n’est peut-être pas que « l’impossible » soit considéré comme « incertain », en réalité, au sens où nous considérerions que la catastrophe est impossible ; obstacle que nous devrions surmonter, pour accepter sa possibilité, puis examiner sa certitude. La possibilité d’une trajectoire catastrophique du système actuel est tout à fait acceptée.

    Le sondage indique par contre que le grand public ne sait pas réellement où sont les émissions de GES ni quelles sont les solutions pour les réduire. Ce qui manque, c’est donc la figuration concrète du système, tel qu’il est, et encore plus la figuration d’un autre système possible, à tous les niveaux de gouvernement du quotidien, ce qui permettrait à la fois de relier les émissions à un système et de se placer du point de vue d’un autre système possible.

    C’est peut-être là qu’est le problème en réalité : non pas admettre comme une possibilité voire une certitude que le système actuel comporte une trajectoire catastrophique, mais, pour actionner une posture de catastrophisme éclairé conséquente, le faire depuis un autre système qui, lui, ne mènerait pas à une issue catastrophique. Ce qui manque est l’imagination : arriver à imaginer à la fois de manière assez concrète le système actuel et ses déterminants, et un autre système, avec d’autres déterminants. Autrement dit la métaphysique de Jean-Pierre Dupuy reste largement désincarnée, comme le sont d’ailleurs les analyses systémiques, en règle générale. Elles n’imaginent pas : elles fonctionnent, ce qui est bien différent.

    L’imagination est ce qui rendrait possible le catastrophisme éclairé. Le parallèle de la dissuasion nucléaire le montre, tout en soulignant les faiblesses : il est en effet très facile d’imaginer un monde sans attaque nucléaire massive. C’est depuis ce monde, et même en son nom, que l’on peut mettre en échec le déclenchement des armes. Mais que serait le monde sans gaz à effet de serre ? Voilà qui est plus difficile, et souligne le rôle de l’imagination.

    Les collapsologues semblent en tirer les conséquences pratiques. Ils mettent en avant la question des récits et en effet l’imagination prend la forme du récit, de manière privilégiée. Ce n’est pas un hasard s’il est question de « l’événement anthropocène », et de l’enjeu de construire des récits alternatifs. Des récits au futur antérieur, certes, mais vivants. L’obstacle est moins de ne pas parvenir à se situer dans l’avenir pour concevoir la catastrophe que de se défaire des récits qui structurent l’espace public, dont il est difficile de déroger, en pratique, tant leur maintien et leur contrôle est l’œuvre de toutes les attentions de la part des vendeurs de solutions (les grandes entreprises) et des faiseurs d’agenda.

    Les travaux de James C. Scott sur l’existence d’un texte public peuvent être convoqués dans cette perspective : l’auteur montre que les dominés tiennent en l’absence des dominants un discours bien différent, tel que celui qui éclate avec les Gilets Jaunes. Jean-Pierre Dupuy ne développe pas ces aspects, il ne pointe pas la difficulté. Se placer dans l’avenir ne suffit donc pas : il faut aussi se placer hors du système, et donc dans un autre système, qui soit suffisamment imaginé, et de manière suffisamment répandue, pour acquérir de la certitude.

    L’enjeu est moins de rendre l’impossible certain (sous-titre du Catastrophisme éclairé) que d’abattre les murs de l’inimaginable, du TINA, pour faire en sorte qu’un autre système soit conçu non seulement comme possible, mais comme certain (dans la même logique que celle de l’évitement « éclairé » de la catastrophe). La célèbre sentence de Zizek, suivant laquelle la fin du monde est plus facile à imaginer que la fin du capitalisme, va tout à fait dans ce sens : la fin du monde est finalement relativement facile à imaginer, et c’est même peut-être pour cette raison que les collapsologues ont du succès.

    Les collapsologues peuvent donc aussi être vus comme ceux qui vont compléter la démonstration de Jean-Pierre Dupuy, la prolonger, y compris dans le grand nombre, et non la trahir.

    Mais comment imaginer la fin du capitalisme, du système ou du jeu en place ? Là est la jambe manquante du catastrophisme éclairé. Qu’un autre système soit accessible de manière certaine (à la manière de la certitude de la catastrophe) est le point « métaphysique » à partir duquel le catastrophisme éclairé peut s’organiser et se mettre en œuvre. Sans cela, il reste une analyse peu opérante. Or les collapsologues travaillent aussi à cet imaginaire, à cet autre monde possible, avec bien d’autres : c’est rendre justice à leur positionnement que de le souligner.

    Ils remettent en quelque sorte le catastrophisme éclairé sur ses pieds. Les collapsologues peuvent donc aussi être vus comme ceux qui vont compléter la démonstration de Jean-Pierre Dupuy, la prolonger, y compris dans le grand nombre (politique), et non la trahir. Ils sont également la partie minoritaire, dominée, qui se heurte à un discours dominant. Cette question de la domination est également absente du Catastrophisme éclairé.

    La question est alors de savoir qui porte cet autre système, de manière crédible ? Où est le sujet de l’histoire porteur d’une perspective nouvelle, à l’instar du prolétariat d’autrefois ? Sans un tel sujet, sans un tel récit, le catastrophisme éclairé restera une posture « philosophique », en effet, c’est-à-dire, ici, individuelle. Chacun pourra bien se voir aller vers la catastrophe, mais sans rien pouvoir entreprendre sinon des actions très locales, qui n’ont guère de chances de changer le système. Les collapsologues lisent peut-être mal, mais le texte n’est pas si clair qu’il le prétend.

    Mais cette perspective d’un nouveau récit qui serait repris par le plus grand nombre est peut-être une autre raison pour laquelle les collapsologues s’attirent les foudres de Jean-Pierre Dupuy. Le philosophe est un grand lecteur de René Girard, théoricien de la foule mimétique. Pour résumer brièvement, Girard fait reposer l’hominisation sur l’émergence d’une rivalité mimétique potentiellement sans limites, engendrant la violence ; celle-ci trouve sa solution dans la désignation relativement arbitraire d’un bouc émissaire, dont le sacrifice unit et apaise le groupe, qui retrouve la paix.

    L’ordre social est donc toujours plus ou moins guetté par ce phénomène, qui porte également le nom d’envie[3]. Jean-Pierre Dupuy focalise d’ailleurs ses critiques sur les dimensions émotionnelles du débat (le marketing, le succès etc.), et nous comprenons maintenant un peu mieux pourquoi. Dans Pour un catastrophisme éclairé également, il estimait que Jonas était dans l’erreur, en réduisant le problème à celui d’un poids insuffisant accordé à la perspective de la catastrophe, dont la teneur est émotionnelle (p.200).

    Le lien avec le mimétisme est assez clair. Celui-ci ne se déclenche que par l’émotion. Les collapsologues, qui procèdent de l’émotion et non de la raison, en voulant donner toujours plus de réalité à la catastrophe, amorcent le mécanisme mimétique. Devant le Mal commun, chacun va accuser les autres, et c’est déjà un peu le cas, entre les riches qui accusent les pauvres et les pauvres qui accusent les riches. Cette rivalité mimétique risque de déboucher sur un bouc émissaire, en plus de provoquer la catastrophe écologique. La posture rationaliste du catastrophisme éclairé veut éviter cela.

    Les collapsologues lisent peut-être mal, mais les thèses de Jean-Pierre Dupuy ne sont pas si limpides.

    Le problème est qu’il entre assez largement en contradiction avec la solution que Jean-Pierre Dupuy propose dans Libéralisme et justice sociale. Il soutient dans ce livre que le libéralisme est le régime qui refuse l’envie, et refuse de sacrifier l’individu à un Tout (p.43), quel qu’il soit. Le philosophe s’appuie sur une lecture de Rawls qui emprunte également largement à Louis Dumont ; mais pour aller au plus court dans cet article retenons que Jean-Pierre Dupuy met en avant trois modèles de justice sociale (p.192-194) : le modèle conservateur (jugé « disparu »), le modèle de l’individualisme méritant, et enfin le modèle « critique » et « démystificateur », incarné par Bourdieu, jugé n’opérer que « négativement », dans une attitude « nihiliste » (p.193).

    Le livre se conclut sur les vertus du marché entendu comme « bonne réciprocité » (p.309) pour contenir les phénomènes mimétiques. Jean-Pierre Dupuy est tendu contre l’apparition de foules « et donc » de chefs. Le marché contient la contagion et la panique, dans les deux sens du mot « contenir » : la panique est là mais elle est endiguée. Cette perspective de la panique, liée à l’émotion, n’est-elle pas, dans le fond, ce qui inquiète Jean-Pierre Dupuy, avec la collapsologie, comme elle l’inquiétait chez Jonas ? C’est probable.

    Cependant cette critique des « critiques » et la défense du marché ne s’empêche-t-elle pas dans le même temps d’envisager un autre système ? Rien ne serait concevable sans le marché, ou plus exactement sans un ordre qui empêche le social de sombrer dans l’anarchie, toujours menaçante. Le problème est que le marché libéral va croissant, et non décroissant (au sens du PIB). Le marché libéral est donc précisément le système qui mène à la catastrophe. Refuser toute autre perspective que le marché, tout en exhortant à sortir du système, au nom des Lumières (qui éclairent), est contradictoire, ou du moins inachevé. De là peut-être certaines « erreurs de lecture » des collapsologues, dont on rappellera de nouveau qu’ils ne sont pas des philosophes, et qu’ils n’ont donc pas le « background » de Jean-Pierre Dupuy.

    Refuser toute fusion sartrienne, toute « effervescence » durkheimienne, n’est-ce pas finalement refuser toute alternative, et donc toute mise en œuvre concrète du catastrophisme éclairé ? Les collapsologues lisent peut-être mal, mais les thèses de Jean-Pierre Dupuy ne sont pas si limpides, à nouveau. D’autant que la vision girardienne est contestée, tout comme la thèse sur les foules. L’écologisme propose depuis longtemps une vision très différente des foules, très éloignée de la vision girardienne, au travers notamment des travaux de Serge Moscovici.

    Il est probable également que ce soit cette conception-là qui soit au fondement des analyses collapsologiques, et non René Girard. Il est probable également que leur analyse de Bourdieu et des thèses « critiques » en matière de justice sociale ne leur paraissent ni si faciles à écarter, ni si « nihilistes » que Jean-Pierre Dupuy l’affirme.

    Les faits démontrent cependant que Jean-Pierre Dupuy n’a peut-être pas tout à fait tort. Il est frappant en effet de constater que le mouvement Extinction Rebellion se revendique non pas de Marx mais de l’écopsychologue Joanna Macy, également spécialiste du bouddhisme. Celle-ci tient des propos assez surprenants : selon elle, il n’y a pas d’ennemis, « nous sommes tous concernés », l’enjeu est d’abord spirituel, dans une relation à soi. Cela ne revient-il pas à endiguer le risque de bouc émissaire, mais en sortant du marché ? C’est une lecture possible, qui accrédite à la fois la lecture de Jean-Pierre Dupuy tout en réfutant l’unicité de sa solution (le marché).

    En effet l’approche de Macy est très différente du rationalisme de Jean-Pierre Dupuy : elle parle plutôt de rituels et de travail sur soi, dimensions qui ont toujours été présentes dans le mouvement écologiste, du reste. Macy est connue dans les communautés de type Findhorn depuis des décennies. Elle réactive l’ambiguïté du concept de « religion », entre religion civile et recours au surnaturel – car elle n’invoque aucun surnaturel. C’est également un point que nous avions souligné dans nos travaux.

    Et s’il s’agissait précisément d’une domestication de l’imagination et de l’ordre collectif ? La construction d’un autre système, reposant donc sur d’autres normes que celles du calcul libéral ? Un autre système qui ne serait pas « religieux » pour autant ? Macy évoque « un travail qui relie » avec le vivant, une sorte de travail non-libéral, qui a des accents de catastrophisme éclairé, quand elle affirme par exemple que « si un monde vivable doit exister pour ceux qui nous suivront, ce sera parce que nous aurons réussi à opérer la transition entre la société de croissance industrielle et une société qui soutient la vie. Quand ils se retourneront sur ce moment historique, ils verront, peut-être plus clairement que nous maintenant, à quel point il était révolutionnaire… » [4]. C’est la question d’un fondement anti-utilitariste du social que Marcel Mauss a posée depuis déjà bien longtemps, et qu’il conviendrait de creuser davantage.

    Bref, plutôt que de verser dans l’invective, il est de bonnes questions à poser, si l’on veut avancer…

    [1]Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002, p. 9

    [2]https://www.ademe.fr/representations-sociales-changement-climatique-19-eme-vague, notamment la p.15 : 60 % de la population estime que « Les conditions de vie deviendront extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques » et à peu près autant pensent que « Il faudra modifier de façon importante nos modes de vie pour empêcher l’augmentation changement climatique »

    [3]Le sous-titre du livre que Jean-Pierre Dupuy consacre au libéralisme et à la justice sociale est : le sacrifice et l’envie (1992). Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale, Hachette, 1992.

    [4] Soigner l’esprit, guérir la Terre, Introduction à l’écopsychologie, Labor et Fides, 2015, p. 23-24.

    #collapsologie #Jean-Pierre_Dupuy #Fabrice_Flipo
    Je poste maintenant pour lire plus tard.
    @sinehebdo @rastapopoulos @tranbert

    • C’est un texte très intéressant. La question que je me pose, c’est : est-ce que le collapsologisme encourage à agir pour éviter la catastrophe ? Si oui, très bien. Sinon...

      Comme je disais dans le com du texte de Dupuy
      https://seenthis.net/messages/807237

      J’ai une amie de 50 ans, militante écolo depuis la fac [et par ailleurs amie de Flipo], qui m’a dit que son impression, c’est que les gens ne voulaient pas s’engager dans des démarches écolos parce qu’ils niaient l’importance du truc et que maintenant avec les collapso ils ne s’engagent toujours pas parce que de toute façon « on ne peut plus rien faire ». On est passé d’un refus d’agir à un autre, toujours super bien justifié.

      Les écolos ont toujours eu une meilleure réception que les autres radicaux : ce qu’ils disent n’est pas tout à fait faux et en plus tout le monde est touché, sauf à pouvoir se payer le voyage vers Mars. Mais même quand une majorité de personnes sait qu’il faut changer (ici Flipo cite le chiffre de l’Ademe de 60 %), il ne se passe rien politiquement parce que d’une les perspectives politiques sont bouchées par le gouvernement représentatif et les élites économiques qu’il sert et parce que de deux ça n’invite pas à d’autre action d’individuelle ou semi-collective, les alternatives écolos. S’affronter à la fuite en avant productiviste qui sert les besoins capitalistes, c’est comme dit l’autre, moins facile à imaginer que la fin du monde.

  • Nobel d’économie 2019 : une approche très gestionnaire de la lutte contre la pauvreté | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2019/11/17/nobel-deconomie-2019-une-approche-tres-gestionnaire-de-la-lutte-contre-la-pau

    En octobre fut décerné le Prix #Nobel d’#économie à #Esther_Duflo, #Abhijit_Banerjee et leur collègue #Michael_Kremer, afin de récompenser l’approche expérimentale de la lutte contre la pauvreté qu’ils ont élaborée depuis la fin des années 90 – une distinction qualifiée de radicale, voire révolutionnaire, par la presse française. Cette caractérisation ne peut manquer d’interroger : en quelle mesure les évaluations des randomistas, destinées à orienter les financements des bailleurs de fonds, sont-elles véritablement subversives ?