• AGRIBASHING ?..

    Agribashing : « Les paysans ont perdu la bataille culturelle contre la ville »

    D’emblée, le mot « agribashing » est un anglicisme dont l’emploi par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) pose question. Le mot anglais « bashing » signifie « raclée » en français. La FNSEA aurait-elle pris une raclée ? Certes, numériquement, elle ne représente plus que 26 % des agriculteurs du pays, mais c’est toujours elle qui a l’oreille des gouvernants. Elle devrait se réjouir d’avoir un poids politique inversement proportionnel à son implantation. En français, le mot « bashing » désigne une campagne de dénigrement. On cherche en vain un mot d’ordre émanant d’une organisation ou une initiative virale sur les réseaux sociaux. Pourtant, à écouter la FNSEA, les paysans français seraient victimes d’un dénigrement collectif exercé par la société civile à leur encontre et entretenu par les médias.

    La France n’aimerait plus ses paysans : l’argument prétend attenter à l’imaginaire d’une société urbaine qui croirait encore à la légende de ses racines rurales et nourricières. Sauf que la société n’est plus celle de 1946, date de création de la FNSEA. Peu de familles comptent encore des paysans, et les villages de moins en moins. Même si l’agriculture occupe 54 % du territoire métropolitain, les paysans n’orchestrent plus la ruralité. Les paysans ont perdu la bataille culturelle contre la ville, la campagne ne leur appartient plus. Comme l’agriculture n’appartient pas à la FNSEA.

    Mais, quoique en dise la centrale syndicale, la société aime ses paysans. Les citoyens affirment leur amour de l’agriculture et des paysans en plébiscitant les produits bio, en adhérant à des circuits courts, en finançant des installations agricoles de jeunes urbains, en se mobilisant à l’appel de paysans contre les pesticides de synthèse, contre l’artificialisation des terres, pour préserver les ressources en eau etc. En faisant la cuisine. La France aime ses paysans, elle n’aime guère la FNSEA, il ne faut pas confondre. En démocratie, cela ouvre normalement un débat à l’aune des attentes alimentaires des citoyens, de l’occupation de l’espace et des 15 milliards d’argent public annuels distribués à l’agriculture. Débat que la FNSEA ne souhaite pas voir ouvrir.

    La religion du progrès

    C’est durant les « trente glorieuses » que débute chez elle une schizophrénie qui culmine avec la dénonciation aujourd’hui d’un agribashing en marche. Celle-ci prend sa source dans le double discours du syndicat qui veut servir les intérêts contradictoires entre fermes familiales et entreprises agro-industrielles, entre éleveurs et grandes cultures, et, aujourd’hui, entre agrobiologie et agriculture chimico-industrielle. Le flou de ce discours de « l’unité paysanne » lui a permis de bâtir le système agro-industriel dont elle maille le pays et avec lequel elle dicte sa loi aux gouvernants. Politique qui, de 1950 à ce jour, va réduire le nombre de fermes par six et d’actifs agricoles par dix.

    La FNSEA a foncé tête baissée dans la segmentation du métier holistique de paysan pour en faire, sur le modèle de l’usine, un exécutant de gestes techniques spécialisés. On ne tient plus une ferme, on fait du matériau pour l’industrie. A la décharge des agriculteurs embarqués dans la religion du progrès technique, le reste de la société l’était aussi. Sauf que, à partir des années 1970, les critiques à l’égard de ce modèle productiviste sont allés croissantes mais la FNSEA non seulement y est restée sourde, mais a rejeté les alternatives au modèle agronomique qu’elle défend. Car, côté agribashing, la centrale syndicale en connaît un rayon, dont tous les pionniers de l’agriculture biologique peuvent témoigner.

    Fuite en avant

    Cette attitude a fait des ravages. En cas de crise, la FNSEA a eu tendance à rechercher un bouc émissaire (grandes et moyennes surfaces, Bruxelles, gouvernement...), mais la critique du modèle et de la gouvernance finit par arriver. En témoignent les 53,58 % d’abstention aux dernières élections professionnelles et les 30 départements où la FNSEA est passée sous les 50 % de voix. Le désamour est d’abord dans les troupes agricoles, et cette vérité-là justifie peut-être ce jeu de billard avec l’opinion publique. Tenter de rassembler les agriculteurs face à une adversité sociétale, fantasmée mais utile, pour masquer le vide d’une fuite en avant.

    Finalement, cette posture obsidionale en dit long sur l’état de la FNSEA. Sentant la pression d’un débat public sur les choix agricoles qu’elle refuse et sa traduction en affaiblissement politique, la FNSEA passe de la raison à l’émotion. Sans aller jusqu’à se repentir de ses errements ou à reconnaître son fourvoiement agronomique, elle pourrait avoir la lucidité et le courage d’un aggiornamento.

    Gilles Luneau est réalisateur, essayiste et journaliste, spécialiste de l’agriculture. Il a notamment écrit Du sentiment de justice et du devoir de désobéir, conversation avec Erri de Luca et José Bové (Indigène, 2016).

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/08/agribashing-les-paysans-ont-perdu-la-bataille-culturelle-contre-la-ville_601