Les réseaux sociaux, outils de révolte à double tranchant

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    par Nikos Smyrnaios

    Les technologies numériques jouent également un rôle central dans toutes ces révoltes, pour alerter et informer l’opinion, dénoncer les violences policières, coordonner les actions et formuler les revendications. Mais l’idée de nommer ces mouvements par les services et les outils de communication qu’ils utilisent n’est venue à personne. Le qualificatif « révolution WhatsApp » n’est pas à l’ordre du jour, tant désormais les mouvements sociaux sont indissociables de leurs adjuvants numériques.

    Le livre de Zeynep Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes(1), tout juste traduit en français (C&F, 2019), se révèle important pour faire le point sur la question. La chercheuse turco-américaine et professeure à l’université de Caroline du Nord est en effet très bien placée pour retracer le processus par lequel nous en sommes arrivés là. D’abord programmeuse en informatique, elle a ensuite bifurqué vers les sciences sociales et s’est spécialisée dans les rapports entre technologie et politique. Des Zapatistas à Occupy Wall Street en passant par les « indignés » européens, la place Tahrir du Caire ou le parc Gezi à Istanbul, la sociologue a arpenté le monde sur les traces des mouvements sociaux de la décennie.

    Autre différence notable des mouvements sociaux « connectés », que la chercheuse appelle le principe d’adhocratie : la division du travail, la répartition des rôles, mais aussi la prise des décisions ne sont pas faites sur la base d’un organigramme hiérarchique, avec des procédures préétablies et des leaders élus. Elles se fondent sur une logique ad hoc, à partir de la disponibilité ponctuelle des membres du mouvement et leur volonté exprimée et coordonnée en temps réel par le biais des réseaux socio-numériques. Là aussi, les « gilets jaunes » avec leur refus de représentation, leur horizontalisme assumé et leurs procédures de décision par des votes sur Facebook constituent un exemple typique de ce genre de mouvement.

    Ce qui fait la force de ces mouvements (spontanéité, horizontalité rhizomatique, imprévisibilité) constitue en même temps leur faiblesse, souligne Zeynep Tufekci. En effet, pouvoir enclencher rapidement des manifestations massives permet à ces mouvements de contourner les difficultés organisationnelles afférentes, mais dans le même temps, les prive de la longue expérience nécessaire à la mise en place de processus de décision robustes et de la capacité à répondre à la répression par des changements tactiques.

    Ce que Zeynep Tufekci appelle le « gel tactique » est l’impasse dans laquelle s’enferment des mouvements qui ne savent faire qu’une chose : manifester leur colère dans la rue sans pouvoir ni modifier leurs modes d’action, ni traduire cette mobilisation en demandes concrètes et en pression politique susceptible de pousser le pouvoir à changer de méthode ou de politique, voire de le remplacer par un autre. Par ailleurs, le manque de structures pouvant produire des représentants légitimes aboutit à une représentation de facto par les personnes les plus visibles et les plus populaires sur les réseaux socio-numériques. On pense là aussi à des personnalités du mouvement des « gilets jaunes » comme Éric Drouet, Maxime Nicolle ou Priscillia Ludosky, qui se sont notamment fait connaître par leur activité d’administration de pages Facebook à grande audience.

    S’appuyer sur l’internet pour informer l’opinion et coordonner ses actions s’avère une tactique efficace, tant que les logiques internes (technologiques et économiques) des puissants acteurs de l’internet favorisent de telles actions. Mais cette dépendance oblige les mouvements à se conformer aux « affordances » des plateformes (ce qui est possible techniquement de faire en leur sein et les méthodes qu’il faut adopter pour accroître son bénéfice). Par exemple, le récent changement de l’algorithme de Facebook a pu inciter les « gilets jaunes » à multiplier les vidéos live pour diffuser avec le plus d’impact possible des images alternatives à celles diffusées par les médias — contribuant d’ailleurs ainsi, par leur travail gratuit, à augmenter la fortune de Mark Zuckerberg(2). D’autre part, la dépendance des mouvements sociaux envers les acteurs monopolistiques de l’internet les expose au risque d’une censure pure et simple. Ainsi, ces derniers mois, nous avons vu Facebook censurer sans explication des nombreuses pages militantes, comme l’a démontré Mediacités.

    L’ouvrage de Zeynep Tufekci propose donc une vision intéressante de ce nouvel espace public numérique dans lequel émergent les mouvements sociaux « connectés »

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