• Barbara Stiegler : « Pour le néolibéralisme, l’idée que l’on puisse se retirer est un archaïsme » - Libération
    https://www.liberation.fr/debats/2019/12/20/barbara-stiegler-pour-le-neoliberalisme-l-idee-que-l-on-puisse-se-retirer

    Ce qui est en question, c’est le maintien de la pensée politique dominante qui répète depuis un demi-siècle qu’« il faut s’adapter » à un nouvel environnement, désormais régi par une compétition mondiale aux rythmes accélérés. Selon ce grand récit inventé par le néolibéralisme dans les années 1930 et qui a gagné la bataille politique et culturelle à partir des années 1970, tel serait en effet le sens inéluctable de l’histoire, conférant à l’Etat une mission révolutionnaire : celle de faire table rase de tous les héritages du passé et de réquisitionner tous les temps de la vie pour les inclure dans ce grand jeu de la compétition mondiale. Or, ce sont très exactement les conséquences de cette politique que les professionnels d’éducation et de recherche, mais aussi de soin et de santé éprouvent aujourd’hui de plus en plus durement, et c’est ce qui explique l’ampleur de leur mobilisation dans ce mouvement. Enfants, élèves, étudiants, chercheurs, mais aussi chômeurs, précaires, malades chroniques, handicapés ou personnes âgées : tous ceux que l’on encourageait jusque-là à vivre selon d’autres rythmes, que l’on mettait à l’abri derrière la clôture des institutions et que l’on plaçait sous la protection de certains statuts doivent désormais prendre, comme tous les autres, le train de la compétition mondiale, qui défait toutes les clôtures et qui refuse tous les statuts. C’est une question de justice, nous dit-on. Et c’est cela aussi que tout le monde entend désormais derrière l’injonction à travailler toujours plus, toujours plus tard et toujours plus longtemps.

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    A partir de là, et comme dans le sport de compétition, le but est que le meilleur gagne. Puisque chacun est soumis aux mêmes règles du jeu, les inégalités s’en trouvent automatiquement légitimées.

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    L’idée est en effet d’imposer un certain récit sur l’avenir de nos vies : celle d’une espérance de vie toujours plus longue, dans laquelle le travail et la compétition feront indéfiniment reculer la mort et toujours plus triompher la justice. Mais cette vision prophétique se fracasse aujourd’hui sur une tout autre réalité : celle de l’explosion des inégalités, qui se décuple à la fin de nos vies, quand les plus défavorisés cumulent une fin de carrière au chômage et l’irruption précoce de la maladie et de la dépendance. A l’aune de la crise écologique et de la dégradation de nos modes de vie, tous les rapports internationaux en santé publique nous annoncent une explosion des maladies chroniques qui contredit violemment le récit néolibéral sur la vie et la santé. C’est certainement ce contre-diagnostic qui explique la puissante contestation qu’il affronte aujourd’hui. Plutôt que d’adapter nos vies aux exigences d’un environnement dégradé par la mondialisation, c’est aux ressources de nos écosystèmes, de nos corps et de nos psychismes, bref c’est à nos conditions de vie que l’ancien monde doit désormais s’adapter.