Dans les quartiers populaires, la « débrouille » au cœur de la survie

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  • Dans les quartiers populaires, la « débrouille » au cœur de la survie, Louise Couvelaire
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/12/26/dans-les-quartiers-populaires-la-debrouille-au-c-ur-de-la-survie_6024056_322

    Garages à ciel ouvert, ateliers de réparation, gardes d’enfants, rénovations de logements… permettent aux exclus du marché du travail de nourrir leurs enfants.

    Elles sont dix. Dix femmes qui ne se connaissaient pas avant de se croiser dans le salon de coiffure « low cost » de Maryam (le prénom a été modifié), à Roubaix (Nord). Certaines sont mères célibataires, d’autres sont battues par leur mari depuis des années, toutes vivent sous le seuil de pauvreté et peinent à nourrir leurs enfants. Jusqu’à ce que ce qu’une petite boîte en carton vienne – un peu – alléger leur quotidien.

    C’est là qu’elles déposent, chaque semaine, leurs maigres revenus, qu’elles ont décidé de mettre en commun, soit 200 euros en moyenne. Repassage, ménage, garde d’enfants (qu’elles facturent entre 3 et 7 euros de l’heure), coiffure à domicile (15 euros la coupe et le brushing)… Depuis deux ans, Maryam (la seule à posséder une voiture), 47 ans, récupère ensuite l’argent gagné – non déclaré – et se rend au supermarché pour acheter en gros, après avoir traqué les promotions les plus avantageuses dans toutes les grandes surfaces du coin.

    C’est elle qui gère les finances du groupe. « Si on veut s’offrir un kebab – c’est arrivé une fois – on l’appelle pour savoir si on peut se le permettre, raconte Isabelle, ancienne coiffeuse de 43 ans, mariée et mère de trois enfants. Pour la première fois de ma vie, je ne me sens plus seule. Et c’est grâce à ce système que mes enfants peuvent désormais manger équilibré. »

    Qu’on l’appelle système D ou solidarité de proximité, dans les quartiers populaires, cette économie de la débrouille constitue parfois le seul moyen de survivre. « L’entraide fait partie des logiques de la classe ouvrière », rappelle Nawal Badaoui, 46 ans, ancienne directrice de l’association Solidarité, une institution roubaisienne qui a fermé ses portes en septembre.

    « Le travail de subsistance est partout »

    Sauf qu’elle prend de plus en plus de place. « Dans la forme, cette économie existe depuis longtemps, explique Cécile Vignal, maître de conférences en sociologie à l’université de Lille et membre du collectif Rosa Bonheur, qui rassemble six chercheurs. Mais elle était “à côté”, en complément du salariat. Aujourd’hui, ce travail “à côté” a pris une place centrale à mesure que la protection sociale est devenue insuffisante et que le revenu salarial ne remplit plus tous les besoins, soit parce qu’il est trop faible, soit parce qu’il n’y en a pas. »

    Avec 75 % de son territoire classé quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) et plus de 44 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté, Roubaix (95 000 habitants) se classe parmi les villes les plus pauvres de France. Ici, le taux de chômage dépasse les 30 % de la population active, soit près de quatre fois la moyenne nationale. « Ce qui ne signifie pas que ces habitants ne travaillent pas », souligne Cécile Vignal.

    Dans l’ouvrage La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire (Editions d’Amsterdam, 240 pages, 18 euros), le collectif Rosa Bonheur raconte « le quotidien de ceux dont on dit qu’ils ne font rien ». A tort. « La concentration d’une population exclue du marché du travail formel fait produire des ressources et des activités propres, explique Yoan Miot, géographe et urbaniste à l’Université de Paris-Est Marne-la-vallée, membre du collectif. C’est un paradoxe fondamental : au nom de la mixité sociale, il faut déconcentrer la pauvreté, mais au risque de perdre les liens sociaux qui permettent à cette population de survivre. »

    Petites entreprises informelles à domicile, garages à ciel ouvert, ateliers de réparation d’électroménager, gardes d’enfants, rénovations de logements… « Dans les rues, le travail de subsistance est partout, dans les hangars et les parkings, sur des affichettes collées aux fenêtres… », développe Cécile Vignal.

    Mécanicien « aux mains en or »

    Fariza, 37 ans, a trois enfants, un mari handicapé qui ne peut pas travailler et 1 000 euros par mois d’allocations. Insuffisant pour s’acquitter de toutes les charges. Elle cherche depuis des années un poste de femme de ménage, sans succès. Alors elle enchaîne les petits boulots. Elle s’est improvisée traiteur pour fêtes et mariages – 100 euros en moyenne le couscous pour 200 personnes – avant de renoncer l’an dernier. « Il n’y a plus de clients, les gens n’ont plus les moyens, ils font eux-mêmes », raconte-t-elle.

    Elle a aussi fabriqué du pain pour les revendre à la boulangerie du coin, 2 euros la galette de semoule. Avant d’y renoncer aussi, faute de clients. Depuis, elle s’occupe du petit jardin potager de sa tante. Elle plante courgettes, pommes de terre, salades, patates douces, tomates, oignons, poireaux et artichauts. En échange, elle récupère une partie de la récolte.

    « C’est grâce à ce système que mes enfants peuvent manger des légumes », sourit Fariza, en pointant du doigt les deux patates douces posées sur le sol de la cuisine et les trois cagettes de pommes de terre empilées dans un coin du modeste trois pièces qu’occupe la famille, dans le quartier du Cul-de-Four.

    Ryslène (le prénom a été modifié), 51 ans, n’est pas peu fière de sa petite épicerie. Elle a économisé pendant près de quinze ans avant de pouvoir obtenir un prêt. Le tout, grâce aux activités informelles de son mari, mécanicien « aux mains en or », dit-elle tout sourire, qui répare les voitures pour la moitié du prix d’un garage « officiel ». « On ajuste le tarif en fonction des revenus de la personne », précise-t-elle, debout derrière son comptoir. On appelle ça un « garage de rue » ou un « garage à ciel ouvert ». Une activité très répandue dans les quartiers populaires. « Moi, j’ai longtemps été au RSA [revenu de solidarité active], j’étais vue comme un cas soc’ [cas social], personne ne voulait nous prêter de l’argent », souffle Ryslène.

    « En échange d’un service reçu »

    Pendant des années, son mari, Anthony, a opéré dans la rue, mais après plusieurs plaintes émanant de voisins et une amende de 135 euros, le couple a décidé d’investir en 2018 dans une petite arrière-cour de 20 mètres carrés où il gare tantôt la camionnette de l’épicerie, tantôt les voitures à réparer. « On a pu acheter tout le matériel de l’épicerie avec cet argent : d’abord une vitrine réfrigérée, en vente sur Leboncoin, quelques années plus tard, un petit camion… Qu’est-ce qu’on a galéré… », se souvient Ryslène.

    « Il n’est pas rare que des réparations soient effectuées sans contrepartie financière pour rendre service ou en échange d’un service reçu », écrit le collectif Rosa Bonheur dans son livre. De ces « liens de réciprocité et d’interdépendance » parfois « démarchandisés », Alain Lamourette a voulu en faire le cœur de son action. Au sein du projet Utopiats, dans le quartier Piats, à Tourcoing, il a lancé un Repair Café tous les troisièmes vendredis de chaque mois, un lieu où les habitants peuvent venir réparer leurs objets (four à micro-ondes, grille-pain, télévision, aspirateur…), et le dispositif « 1+1 = 3 », un système d’échanges de services entre résidents.

    Ici, chaque service rendu est crédité non pas en monnaie sonnante mais en temps sur un compte personnel. Aide aux démarches administratives, baby-sitting, bricolage, déménagement… Un étudiant a par exemple besoin d’utiliser une machine à laver – les tarifs de la laverie automatique étant trop élevés pour son budget –, il offre en échange une aide aux devoirs. Ou encore Aurélie, une jeune femme qui veut se lancer dans le maquillage pour enfants lors des fêtes d’anniversaire, qui a besoin d’un cours de dessin pour perfectionner son coup de crayon. C’est Angélique qui va l’aider pendant deux heures. Cette dernière voit donc son compte-temps crédité de deux heures.

    « Tout est égal en temps, une heure de ménage vaut une heure de physique quantique », précise le coordinateur du projet, M. Lamourette, qui parle d’« une forme de troc ». « On se rend vite compte qu’il y a beaucoup de savoir-faire et de compétences », insiste-t-il.

    Près de 300 résidents disposent aujourd’hui d’un compte-temps. Le bémol : « J’aimerais croire qu’on n’est pas en train d’inventer un modèle d’économie et de consommation pour les pauvres, dans lequel tout se recycle et s’échange, parallèle à celui des riches, où tout se paie, se jette et se rachète. »

    #travail #pauvres #survie