• SOUS L’ŒIL DE L’ÉTAT

    Le QR code s’est imposé partout en France. Il l’est depuis longtemps dans les pays asiatiques. Imaginé par l’industrie automobile, il sert aujourd’hui à « contrôler les humains ». Retour sur l’histoire de cette technologie détournée.

    Noir sur fond blanc, le petit pictogramme a une allure anodine. Mais ce hiéroglyphe des temps modernes remodèle peu à peu notre rapport au monde. À la faveur de la pandémie, le QR code s’est imposé à nos vies. Jusqu’à devenir incontournable avec le passe sanitaire. Il régit désormais l’ensemble de nos mouvements et accompagne nos gestes, comme un sésame ou une passerelle entre l’univers numérique et le monde réel.

    On le retrouve partout, dans le train, à l’entrée des bars, aux musées. Son usage s’est généralisé. On le voit sur les panneaux publicitaires, on l’utilise à l’école pour valider des réponses à des questionnaires ou aux abords des parcs naturels surfréquentés. Il remplace également les menus dans les restaurants ou guide nos achats dans les supermarchés. Cet essor, inimaginable il y a quelques années, est loin d’être anecdotique : le QR code incarne « la société du sans contact ». Cette technologie accélère notre dépendance au numérique et nous fait entrer de plain-pied dans l’ère du flash, un monde peuplé de scanners, d’écrans et de code-barres, un monde illisible à l’œil nu où nous déléguons notre regard aux machines.

    « Il n’est pas certain que nous sortions de ce monde une fois la pandémie passée, pense l’historien François Jarrige. Il y a des chances que certaines habitudes restent. Le QR code continuera à coloniser les espaces sociaux. Flasher un QR code est devenu un réflexe pour une majorité de la population. C’est une évidence pratique, physique et corporelle. » Les chiffres en témoignent. Le lecteur de QR code est l’une des applications les plus téléchargées sur smartphone. L’achat de boîtier pour les lire a également explosé depuis l’été dernier avec une augmentation des ventes de 40 à 60 %.

    LE QR CODE SERT À GÉRER ET SURVEILLER LE TROUPEAU HUMAIN

    Les pays occidentaux rattrapent leur retard. Ou, disons plutôt qu’ils copient leurs voisins asiatiques. En Chine, en Corée du Sud, au Japon, le QR code est déjà une institution. Il recouvre les surfaces urbaines comme une seconde peau. C’est un avatar de la smart city qui sert à fluidifier les échanges. On le retrouve dans les taxis, les parcs et même les toilettes. En Chine, près de 940 millions de personnes échangent de l’argent en scannant des QR codes, de manière dématérialisée, via les applications WeChat et Alipay. Des chercheurs parlent d’une « QR code-isation de la société ».
    https://sfsic2020.sciencesconf.org/325620/document

    Cela n’est pas sans conséquence. À l’origine, le QR code a été créé pour accroître l’automatisation dans le milieu industriel et répondre aux besoins du commerce. « En vingt ans, nous sommes passés d’un outil pour intensifier la logistique à un outil pour régir et contrôler les humains dans tous les aspects de leur vie, constate François Jarrige. Le QR code, qui s’appliquait d’abord aux flux de marchandises, sert désormais à gérer et surveiller le troupeau humain. » Une forme de réification est à l’œuvre. Avec ces dispositifs de traçage numérique, on s’occupe des humains comme des choses.

    L’histoire du QR code est éclairante sur ce point. Cette technologie a d’abord prospéré dans les soutes de la société marchande. Elle fut inventée en 1994 par le Japonais Masahiro Hara, un ingénieur de Denso Wave, une filiale de Toyota qui fabriquait des pièces automobiles. Les ingénieurs souhaitaient alors mieux suivre l’itinéraire des pièces détachées à l’intérieur des usines.
    https://www.liberation.fr/economie/economie-numerique/qr-code-la-grande-histoire-du-petit-carre-20211023_VFBRCE4PBVCQBIP36CLMGP

    Le QR code est une sorte de super code-barres. Son nom signifie en anglais « quick response code », « code à réponse rapide ». Il se lit en effet dix fois plus rapidement que le code-barres. Grâce à ses deux dimensions, il peut être lu quel que soit l’angle de lecture. Il contient aussi 200 fois plus de données qu’un code-barres classique. Son usage a permis à Toyota de déployer sa stratégie au tournant des années 2000. La multinationale cherchait un moyen d’identification automatique pour accélérer la cadence. L’idée était de produire à flux tendu — « just in time » — avec une coordination constante entre la tête des firmes et l’ensemble des sous-traitants, des fournisseurs aux revendeurs. Pour améliorer ses marges et son pouvoir, Toyota a créé une obsession de la traçabilité en tout point.

    Cette évolution répondait aussi à un objectif politique. « Les projets d’automatisation de la production avaient pour but essentiel de renforcer le contrôle managérial sur la force de travail bien plus que d’augmenter les profits », analyse le groupe Marcuse dans le livre La liberté dans le coma. Les auteurs estiment que les dispositifs comme le QR code, la puce RFID ou la biométrie ont participé à une vaste « contre-insurrection ». L’informatisation de l’organisation industrielle aurait dépossédé la classe ouvrière de ses savoir-faire, détruit les solidarités dans l’usine et accru la surveillance au profit d’un projet cybernétique où les machines communiquent entre elles et où les hommes deviennent quantité négligeable.
    https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/TREGUER/61229
    https://reporterre.net/Puces-RFID-aujourd-hui-nos-moutons

    LE CONTRÔLE EST PASSÉ AU STADE TECHNOLOGIQUE

    Ce modèle dystopique triomphe aujourd’hui au sein des entrepôts Amazon, où tout est flashé, scanné et identifié. Même les « scannettes » portatives équipées pour lire les code-barres ont un code-barres. Les travailleurs, eux, sont transformés en automates, leurs gestes et leurs déplacements ne laissent rien au hasard. Ils sont optimisés pour gagner en productivité. Comme le soutient l’écrivain Jasper Bernes, « la révolution logistique n’est rien d’autre que la guerre continuée par d’autres moyens, par les moyens du commerce ».
    https://reporterre.net/Le-reve-d-Amazon-des-robots-pour-se-passer-des-travailleurs
    https://lundi.am/Du-code-barres-au-QR-Code

    Ces logiques issues du monde des entreprises s’étendent maintenant à la vie courante, se glissent dans la sphère intime et privée. « N’en déplaise à une croyance tenace, ces technologies ne sont pas neutres. Elles structurent des formes de pouvoir », rappelle le journaliste Olivier Tesquet. Elles portent en elles le rêve industriel d’identification et de traçage total.
    https://www.telerama.fr/debats-reportages/le-qr-code-on-ne-sen-passe-plus-6962387.php

    L’association la Quadrature du net a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme. Jusqu’à peu, la surveillance avait des limites pratiques, explique-t-elle. Mais avec les nouveaux dispositifs comme le QR code, la surveillance passe « à l’échelle technologique ». Au cours de la dernière décennie, la majorité de la population française (84 % en 2020) s’est équipée en téléphone muni d’un appareil photo et capable de lire des code-barres en 2D comme les QR codes. En parallèle, l’administration s’est largement approprié ces outils et la cryptographie afin de sécuriser les documents qu’elle délivre — avis d’imposition, carte d’identité électronique, etc.
    https://www.laquadrature.net/2021/08/19/passe-sanitaire-quelle-surveillance-redouter

    L’ÉTAT A LES MOYENS MATÉRIELS
    POUR IMPOSER UN CONTRÔLE PERMANENT DES CORPS

    « Si ces évolutions ne sont pas particulièrement impressionnantes en elles-mêmes, leur concomitance rend aujourd’hui possible des choses impensables il y a encore quelques années, souligne Bastien Le Querrec, de la Quadrature du net. Elle permet notamment de confier à des dizaines de milliers de personnes non formées et non payées par l’État (mais simplement munies d’un smartphone) la mission de contrôler l’ensemble de la population à l’entrée d’innombrables lieux publics. Et ce, à un coût extrêmement faible pour l’État, puisque l’essentiel de l’infrastructure (les téléphones) a déjà été financé de manière privée. Soudainement, l’État a les moyens matériels pour réguler l’espace public dans des proportions presque totales et imposer un contrôle permanent des corps. »

    LE MONDE NOUS EST PEU À PEU CONFISQUÉ

    Avant même le Covid-19, certains régimes autoritaires comme la Chine n’ont pas hésité à utiliser massivement le QR code. En 2017, l’ONG Human Rights Watch dénonçait déjà son usage pour réprimer la minorité musulmane ouïghoure. Dans le Xinjiang, les autorités et la police imposent en effet son installation sur les portes des maisons pour contrôler le déplacement de ses habitants et le passage de leurs invités. Elles font aussi graver des QR codes sur la lame du moindre couteau acheté en quincaillerie. Ces dispositifs forment une immense toile d’araignée digitale. « Les QR codes sont l’un des éléments du répertoire d’outils numériques de surveillance dont la Chine est devenue un laboratoire », explique François Jarrige. Le mouvement s’est accéléré avec la pandémie. En Chine, le QR code est désormais exigé à l’entrée des immeubles, avant même d’entrer chez soi ou au travail. Un code couleur atteste de la bonne santé de la personne ou de sa maladie.
    https://reporterre.net/Le-totalitarisme-numerique-de-la-Chine-menace-toute-la-planete
    https://www.france24.com/fr/20190218-chine-ouighour-surveillance-xinjiang-reconnaissance-faciale-qr-co
    https://www.independent.co.uk/news/world/asia/china-uyghur-muslims-xinjiang-province-qr-codes-security-crackdown-hr

    En France, le grand chantier de l’identité numérique est lui aussi engagé. La nouvelle carte nationale d’identité électronique (CNIE), délivrée dans tout le pays depuis le 2 août, compte notamment des données biométriques intégrées dans une puce et une signature électronique dans un QR code. Les autorités rêvent d’une « identité totalement numérique » portée par un « État plateforme ». Dans un rapport publié en juin dernier, des sénateurs y voyaient un outil indispensable pour pallier les futures crises. « Au lieu de repérer une fraction dérisoire des infractions mais de les sanctionner très sévèrement, il serait théoriquement possible d’atteindre un taux de contrôle de 100 % », écrivaient-ils.
    https://www.senat.fr/rap/r20-673/r20-67312.html
    https://www.senat.fr/rap/r20-673/r20-673.html

    Avec les QR codes, la numérisation intégrale de la société est en marche. Les conséquences en sont multiples, profondes, mais rarement étudiées. Pour l’éditeur Matthieu Amiech, « cette situation renforce l’identification des individus à la mégamachine et l’évidence du numérique comme nécessité pour exister ». Notre écran devient un outil de médiation pour se rapporter au monde et entrer en contact avec la réalité. « Le monde nous est peu à peu confisqué », poursuit-il.
    https://reporterre.net/Sous-le-masque-du-Covid-la-numerisation-integrale-de-la-societe

    Selon ce chercheur, nous vivons un nouveau stade du capitalisme. Après avoir privé les populations de leur terre et de leur moyen autonome de subsistance, au XIXe siècle, le capitalisme cherche aujourd’hui à accroître sa domination politique et économique « en rendant les personnes dépendantes d’un appareillage sur lequel ils n’ont pas de prise », estime-t-il. « Nous subissons des enclosures existentielles. Pour avoir accès au monde et participer à la vie sociale, nous devons désormais passer par ces outils. Nous en sommes complètement prisonniers. »

    https://reporterre.net/QR-code-toujours-sous-l-oeil-de-l-Etat
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  • La crise du Liban est une crise du néolibéralisme | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/international/230720/la-crise-du-liban-est-une-crise-du-neoliberalisme?onglet=full


    Par Romaric Godin

    De fait, le Liban peut devenir une forme de cas d’école du genre. On se souvient que la particularité du néolibéralisme réside dans un État mis au service du capital, principalement financier. L’État libanais va être utilisé à cet effet comme peu d’autres. D’abord, dès 1991, le Parlement vote le transfert de la propriété de dizaines de milliers de petits propriétaires du centre de Beyrouth à un promoteur immobilier, Solidere, détenu par des investisseurs du monde arabe et des Libanais, dont Hariri. Ce type de transfert va se multiplier. Comme le souligne l’historien spécialiste du Liban à l’université de Liverpool Hannes Baumann, dans un texte de janvier 2019, le Conseil de développement et reconstruction, créé dans les années 1960 pour favoriser le rôle de l’État, est alors mis au service de ce développement immobilier. Progressivement, le centre historique de Beyrouth est rasé pour laisser place à de grands ensembles d’immobilier de luxe.

    Mais une telle stratégie ne pouvait fonctionner qu’avec une monnaie forte et stable. Les investisseurs étrangers ne viendraient pas placer leur fortune au Liban pour la perdre ensuite en dévaluations. Il fallait donc stabiliser la monnaie. À l’automne 1992, le gouvernement décide de donner à la banque centrale, la Banque du Liban (BDL), la charge unique de la stabilisation de la livre libanaise, avec pour ambition de l’ancrer à un taux de change stable par rapport au dollar. C’est chose faite en décembre 1997, où la valeur de la livre est fixée à 1 500 par dollar. Avec cet ancrage, les dirigeants libanais espèrent faire d’une pierre plusieurs coups : favoriser non seulement l’immobilier, mais aussi le secteur financier, et mettre fin à la vie chère en réduisant les prix à l’importation.

    Bref, c’est la stratégie classique du « ruissellement » qui est mise en œuvre au Liban. On espère que les investissements étrangers vont se traduire par des emplois et un développement plus large. Pour être bien sûr de ne pas effrayer les riches, on fait reposer la fiscalité sur la TVA, plus que sur un impôt progressif. En cela, le Liban ne fait pas exception à cette époque. C’est le choix de plusieurs pays émergents alors, tels que la Bulgarie, la Croatie, l’Albanie ou l’Équateur, par exemple. Autant de pays où le ruissellement se fait toujours attendre…

    Ce sera aussi le cas au Liban. Pendant une grosse dizaine d’années, le système tient tant bien que mal. Mais, comme le souligne Hannes Baumann, le capitalisme libanais prend de plus en plus une forme rentière qui est assez spécifique du néolibéralisme, mais a été poussée à des niveaux très élevés dans ce pays. Alors que le Libanais moyen n’avait guère les moyens ni d’investir, ni d’habiter dans les résidences luxueuses construites par centaines à Beyrouth, les plus riches, eux, profitaient pleinement des effets de la politique de la Banque du Liban.

    Les effets dévastateurs de la politique monétaire
    En effet, pour maintenir la parité de la livre libanaise, la BDL a cherché à attirer les réserves en devises de la diaspora libanaise, des plus riches et des investisseurs du Golfe avec de très généreux taux d’intérêts. Concrètement, la BDL empruntait effectivement les devises aux banques commerciales libanaises qui, elles, les récoltaient auprès des investisseurs avides de taux élevés. Cela permettait à la BDL de disposer de réserves pour financer le déficit courant du pays et, le cas échéant, défendre la monnaie. Mais ce système ne fonctionne que si le pays utilise effectivement sa stabilité monétaire pour financer son développement, réduire son déficit commercial et, in fine, pouvoir réduire les taux. Ce n’est pas du tout ce qui s’est produit au Liban.

    L’économiste Toufic Gaspard, de l’université du Sussex, a étudié de près, dans un article de 2017, cette politique monétaire de la BDL et en a montré la nocivité. Sur la période allant de 2011 à 2016, le taux payé pour les dépôts en dollars par la banque centrale était en moyenne supérieur de 5 points de pourcentage au taux interbancaire de référence, le Libor. « À tous points de vue, le taux d’intérêt de la BDL est très généreux », conclut-il. Selon lui, un taux allant de 2 à 2,5 % aurait permis d’attirer les dollars dans les caisses de la BDL.

    Le siège de la Banque du Liban (BdL) à Beyrouth. © DR
    Or cette générosité a de nombreuses conséquences négatives. D’abord, les banques commerciales préfèrent évidemment prêter leurs fonds à la généreuse BDL plutôt qu’à l’économie libanaise. Près des trois quarts des bilans des banques libanaises sont ainsi constitués de créances sur la BDL ou l’État. À l’inverse, il est donc très difficile de financer des investissements productifs au Liban. Dès lors, seuls les projets très rentables comme l’immobilier de luxe sont financés ; l’outil productif, lui, est resté inexistant.

    À quoi bon, au reste ? La stabilité de la livre offrait effectivement un pouvoir d’achat supérieur en importations aux Libanais par rapport à la plupart de leurs voisins. Pourquoi se lancer dans la construction d’une usine lorsqu’il est meilleur marché d’importer les biens que de les produire ? Pourquoi investir dans l’outil productif en devant s’endetter à des taux prohibitifs lorsque la BDL offre des taux fabuleux pour l’emploi de son argent ?

    Le pays a alors connu un effet d’éviction de sa structure productive vers la finance. Globalement, le Liban pouvait, avec cette monnaie forte, avoir l’illusion de vivre sur les importations. La balance des paiements affiche donc un déficit de près d’un quart du PIB, ce qui suppose un afflux de devises important et, partant, un maintien du système de monnaie forte et de taux élevés.

    Une petite classe moyenne a certes pu voir le jour dans les années 2000 dans ce système, formée de négociants d’import-export, de responsables du secteur du tourisme ou d’employés du secteur financier. Mais, globalement, la croissance libanaise a été profondément inégalitaire. Ce sont les détenteurs de la richesse financière qui ont profité de ces politiques.

    Les chiffres du World Inequality Database (WID) sur le pays sont sans appel. Entre 1990 et 2016, la part de la richesse nationale détenue par les 10 % les plus riches est passée de 52 % à 57,1 %, tandis que celle détenue par les 50 % les plus pauvres est passée de 12,9 % à 10,7 %. Désormais, la moitié de la population détient moins de richesse que les 0,1 % les plus riches, qui captent 11,1 % du revenu national. Le ruissellement a échoué, au Liban comme ailleurs.
    [...]
    Dans ces conditions, l’État libanais, en bon État néolibéral, est venu colmater, tant bien que mal, les brèches. L’emploi public est parvenu à assurer une certaine stabilité de la demande intérieure. Mais le Liban étant ce qu’il est, cet emplois public a, bien sûr, été souvent détourné à des fins communautaires pour « récompenser » des services politiques. Cela a sans doute gonflé la dépense publique et réduit l’efficacité de l’État. Cette corruption a aussi conduit à une préférence pour la dépense courante plutôt que pour l’investissement.

    Ainsi, Électricité du Liban (EdL), l’entreprise d’État qui gère le réseau électrique, est souvent présentée comme la preuve de la mauvaise gestion étatique. C’est indéniable. La corruption a gonflé les effectifs au détriment des investissements de maintenance. Mais le point essentiel est que l’État n’avait guère d’intérêt à développer les centres de production libanais et leur productivité puisque les importations étaient bon marché grâce à la monnaie forte.

    En réalité, ne voir dans la crise libanaise que le résultat d’un État trop présent et corrompu est un raccourci qui manque l’essentiel. L’État néolibéral est, par nature, au service des intérêts du capital, et sa fonction est souvent de pourvoir aux conséquences néfastes de cette politique par d’importants déficits publics. En l’espèce, l’immense déficit de l’État libanais de 9,6 % du PIB l’an passé, qui a conduit la dette publique à atteindre 155 % du PIB, s’explique non pas par une générosité immense de l’État providence libanais, mais par le modèle économique néolibéral.

    D’un côté, pour ne pas effrayer les capitaux étrangers, on a limité les recettes fiscales en renonçant à tout impôt sur les revenus du capital et en frappant d’abord les petits revenus et la consommation. De l’autre, pour assurer la stabilité monétaire, on a dû consentir des taux d’intérêts très élevés pour financer le déficit. L’effet « boule de neige » de ces taux, qui veut que lorsque l’on emprunte à des taux trop élevés on doive emprunter plus au fil du temps, a été redoutable pour le Liban. Le service de la dette compte alors pour 9,5 % du PIB en 2019…

    #néolibéralisme #finances #banques #Liban #corruption

    Pour ma part, je pense que mettre l’endettement et la corruption d’EDL sous l’étiquette du néolibéralisme, alors même que tout a été fait pour ne pas privatiser cette entreprise est assez paradoxal. Mais c’est un peu une discussion de détail. La question n’est pas celle de l’étiquette, n’en déplaise à mes collègues universitaires : cet article propose une analyse convaincante de la crise économique libanaise

  • De Santiago à Paris, les peuples dans la rue, par Serge Halimi (Le Monde diplomatique, janvier 2020)
    https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/HALIMI/61216

    Est-ce déjà la troisième ou la quatrième vague de protestations de masse contre l’ordre néolibéral et ses gouvernants ? De Beyrouth à Santiago, sans oublier Paris, le pouvoir politique paraît en tout cas incapable de rétablir la situation. Y compris quand il recourt à la manière forte.

    #paywall

  • Retraites, la réforme de trop
    Derrière les annonces…
    https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/A/61175

    Les points

    Dans le système actuel, il faut travailler un trimestre (ou l’équivalent) pour ouvrir des droits. Avec le système à points, la première heure travaillée compte. De prime abord, cela peut paraître avantageux. Mais le montant des pensions ne sera plus calculé à partir du salaire moyen des vingt-cinq meilleures années de travail : il prendra en compte toute la carrière, y compris les petits boulots de la jeunesse.

    De plus, le montant de la pension touchée à la fin n’est pas prévisible, même si l’on connaît le nombre de points accumulés. Cela dépendra du nombre de points que l’on peut obtenir avec un salaire, et de la valeur du point au moment du départ à la retraite. Imaginons que, avec 100 euros, on puisse acheter 10 points, qui entraînent 5,50 euros de rente annuelle. Dans le projet actuel, la valeur du point n’est pas sanctuarisée. Le gouvernement peut donc décider que, avec ces 100 euros et ces 10 points, la rente sera réduite à 4,95 euros. Il peut aussi jouer sur la valeur d’achat. Avec ces 100 euros, on peut n’avoir que 9 points — la valeur de chaque point ne bouge pas, mais la rente est ramenée à 4,95 euros. Au total, le rendement du point aura baissé. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec les retraites complémentaires (Agirc-Arrco), dont le taux de rendement est passé de 16 % au milieu des années 1960 à 7,15 % en 2000 et à 5,99 % en 2018 !

    Dans son projet, le premier ministre promet que le montant du point sera « fixé par les partenaires sociaux, sous contrôle du Parlement ». Ce n’est pas une garantie. Les reculs sur les complémentaires ont été négociés par des syndicats comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et Force ouvrière (FO).

    • Une retraite sur des positions préparées à l’avance Par Bruno Amable

      L’objet principal de la réforme est de faire baisser le niveau de pension publique. C’est une étape essentielle dans le projet de transformation néolibérale du modèle socio-économique français.

      La réforme des retraites est l’opération centrale de la campagne de réforme radicale du modèle socio-économique français, laquelle constitue l’objectif du quinquennat de Macron. La campagne d’après, qui inclura probablement l’assurance maladie et l’université, sera pour le quinquennat suivant.

      Cette réforme a été présentée, y compris dans le maigre document qui servait de programme électoral, comme la fin des « régimes spéciaux » pour mettre en place un régime universel ne souffrant aucune exception. Dans la pratique, les exceptions à ce prétendu régime universel n’ont fait que s’ajouter les unes aux autres puisque les policiers, les aiguilleurs du ciel, les personnels de la pénitentiaire, etc., conserveront un « régime particulier ». On a, comme d’habitude, invoqué la contrainte financière pour justifier la réforme. En fait, les prévisions de déficit faites par le Conseil d’orientation des retraites sont modestes (au pire 0,7 % du PIB), limitées dans le temps, reposent sur des prévisions d’augmentation de l’espérance de vie discutables et négligent le fait que les importantes réserves de l’ensemble des régimes de retraite font plus que couvrir un déficit qui n’est dû qu’aux exonérations de cotisations sociales.

      D’ailleurs, il n’est pas dit que la réforme elle-même ne provoquera pas de problèmes de financement. Le taux de cotisation unique prévu est de 28 %, dont 60 % à la charge des employeurs. Pour certains secteurs d’activité, les taux en vigueur actuellement sont plus élevés (74 % pour la fonction publique d’Etat). Comment la différence sera-t-elle comblée ?

      La promesse électorale d’Emmanuel Macron était de ne toucher « ni à l’âge de départ à la retraite ni au niveau des pensions ». Cela semble difficile à tenir compte tenu de ce que la réforme promet d’être. Premièrement, les trajectoires envisagées se placent dans une limite du ratio des dépenses de retraite par rapport au PIB (14 % voire moins). Comme la part des plus de 65 ans devrait augmenter de 25 % d’ici 2050, les retraites devraient au minimum baisser en termes relatifs.

      Ensuite, les changements apportés par la réforme (le système de points, la prise en compte de l’ensemble de la carrière au lieu des vingt-cinq meilleures années voire des six derniers mois pour la fonction publique) devraient se traduire par une baisse des pensions pour une bonne partie des retraités, même si certains pourraient y gagner.

      Enfin, comme l’avait benoîtement avoué François Fillon, le système par points, cela permet de diminuer le niveau des pensions. Il est en effet facile de modifier ce niveau, par exemple pour respecter un équilibre financier qu’on aurait soi-même dégradé à dessein, en jouant sur la valeur du point ou sur l’âge pivot. L’exemple des pays qui ont adopté ce système n’est d’ailleurs pas pour rassurer. L’objectif de la réforme en Suède était de faire baisser la part des retraites à 7 % du PIB en 2020. L’Allemagne, autre pays qui a adopté ce système, fait face à une augmentation préoccupante de la pauvreté chez les personnes âgées.

      Un aspect fondamental de la réforme des retraites est le rôle qu’elle joue dans la transformation néolibérale du modèle socio-économique français. En effet, comme cela a été remarqué par beaucoup, la réforme des retraites, en conjugaison avec la loi Pacte, favorise potentiellement la croissance des retraites par capitalisation et par voie de conséquence le développement de l’activité des gestionnaires de fonds. L’abaissement à 10 000 euros par mois du plafond de salaire donnant lieu à cotisation au taux normal et ouvrant droit à une pension devrait inciter les hauts salaires à chercher une compensation du côté de l’épargne retraite, un marché qui intéresse tant BlackRock que les autres firmes où les hauts fonctionnaires aiment pantoufler.

      On peut envisager la suite : la baisse du niveau des pensions publiques à cause du système de points incitera à chercher du côté des fonds de pension les compléments nécessaires au maintien du niveau de vie une fois l’activité cessée. La structure sera celle d’un socle potentiellement faible de pension publique complété par des plans d’épargne retraite privés suivant les moyens de chacun. Le développement de ces fonds entre pleinement dans la logique du capitalisme financier qui a les faveurs de l’occupant de l’Elysée.

      Et pour ceux qui n’arriveraient pas à épargner suffisamment ? C’est là que la poursuite de la déréglementation du marché du travail pourrait jouer un rôle en permettant aux retraités modestes de se transformer en travailleurs seniors mais pauvres.

      https://www.liberation.fr/amphtml/debats/2020/01/06/une-retraite-sur-des-positions-preparees-a-l-avance_1771809?__twitter_imp

  • BlackRock, la finance au chevet des retraités français
    https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/LEDER/61189

    Frustrés par la faible part de l’épargne individuelle dans le système de retraite français, les géants de la finance espèrent que, avec la réforme Macron-Philippe, leur heure arrive enfin. Au rez-de-chaussée d’un immeuble cossu de New York ouvert au public se trouvent une boutique de design ainsi qu’un bar, duquel s’échappe une harmonieuse mélodie improvisée par un pianiste pour le plus grand bonheur d’une clientèle huppée. Cet édifice appartient à BlackRock. Avec Vanguard et State Street, la société (...)

    #BlackRock #algorithme #Aladdin #technologisme #domination #data #vieillesse

  • Comment combattre un ordre social qui a installé en nous-même ses manières de voir le monde ? Ce dilemme traverse l’œuvre du sociologue Alain Accardo, tout comme la figure qui l’incarne : celle du petit-bourgeois gentilhomme, tiraillé entre ses aspirations déçues et sa révolte empêchée. La crise climatique et l’exigence d’une écologie anticapitaliste sonneront-elles le glas de ce type humain ?
    https://agone.org/elements/lepetitbourgeoisgentilhomme


    https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/ACCARDO/61218
    #Alain_Accardo

  • Main basse sur l’#eau | ARTE
    https://www.arte.tv/fr/videos/082810-000-A/main-basse-sur-l-eau

    Le prometteur marché de l’eau s’annonce comme le prochain casino mondial. Les géants de la finance se battent déjà pour s’emparer de ce nouvel « or bleu ». Enquête glaçante sur la prochaine bulle spéculative.

    Réchauffement climatique, pollution, pression démographique, extension des surfaces agricoles : partout dans le monde, la demande en eau explose et l’offre se raréfie. En 2050, une personne sur quatre vivra dans un pays affecté par des pénuries. Après l’or et le pétrole, l’"or bleu", ressource la plus convoitée de la planète, attise les appétits des géants de la #finance, qui parient sur sa valeur en hausse, source de #profits mirobolants. Aujourd’hui, des #banques et fonds de placements – Goldman Sachs, HSBC, UBS, Allianz, la Deutsche Bank ou la BNP – s’emploient à créer des #marchés porteurs dans ce secteur et à spéculer, avec, étrangement, l’appui d’ONG écologistes. Lesquelles achètent de l’eau « pour la restituer à la nature », voyant dans ce nouvel ordre libéral un moyen de protéger l’environnement.

    En Australie, continent le plus chaud de la planète, cette #marchandisation de l’eau a pourtant déjà acculé des fermiers à la faillite, au profit de l’#agriculture_industrielle, et la Californie imite ce modèle. Face à cette redoutable offensive, amorcée en Grande-Bretagne dès #Thatcher, la résistance citoyenne s’organise pour défendre le droit à l’eau pour tous et sanctuariser cette ressource vitale limitée, dont dépendront 10 milliards d’habitants sur Terre à l’horizon 2050.

    De l’Australie à l’Europe en passant par les États-Unis, cette investigation décrypte pour la première fois les menaces de la glaçante révolution en cours pour les populations et la planète. Nourri de témoignages de terrain, le film montre aussi le combat, à la fois politique, économique et environnemental, que se livrent les apôtres de la #financiarisation de l’eau douce et ceux, simples citoyens ou villes européennes, qui résistent à cette dérive, considérant son accès comme un droit universel, d’ailleurs reconnu par l’#ONU en 2010. Alors que la bataille de la #gratuité est déjà perdue, le cynisme des joueurs de ce nouveau #casino mondial, au sourire carnassier, fait frémir, l’un d’eux lâchant : « Ce n’est pas parce que l’eau est la vie qu’elle ne doit pas avoir un prix. »