• Poèmes | AOC media - Analyse Opinion Critique

    https://aoc.media/fiction/2020/10/24/poemes-2

    Les migrations nocturnes

    Voici le moment où l’on voit de nouveau
    les baies rouges de la cendre sur la montagne
    et dans le ciel sombre
    la migration nocturne des oiseaux.

    Cela me peine de penser
    que les morts ne les verront plus —
    ces choses dont on dépend,
    elles disparaissent.

    Que fera l’âme pour se réconforter alors ?
    Je me dis que, peut-être, elle n’aura
    plus besoin de ces plaisirs ;
    que, peut-être, ne plus être suffit tout simplement,
    aussi difficile à imaginer que cela puisse paraître.

    Télescope

    Vient un instant, après avoir détourné les yeux,
    où on oublie où l’on est
    car on a vécu, semble-t-il,
    ailleurs, dans le silence du ciel nocturne.

    On cesse d’être présent au monde.
    On se trouve dans un lieu différent,
    un lieu où la vie humaine n’a pas de sens.

    Pas une créature dans un corps.
    On existe comme les étoiles existent,
    et on participe à leur immobilité, leur immensité.

    Puis on se retrouve dans le monde.
    La nuit, sur une colline froide,
    prenant le télescope à part.

    On comprend alors,
    non pas que l’image est fausse
    mais que la relation est fausse.

    Une nouvelle fois, on s’aperçoit à quel point
    chaque chose est éloignée de toute autre.

    Grive

    La neige commença à tomber sur la surface de la terre entière.
    Non, ce n’est pas possible. Et pourtant, je sentais bien que ça l’était,
    la neige tombait de plus en plus épaisse sur tout ce que je pouvais voir.
    Les pins devinrent gelés et cassants.

    Voici l’endroit dont je t’ai parlé,
    où je venais la nuit observer le carouge à épaulettes,
    que l’on appelle grive par ici —
    petite étincelle de vie qui disparaît —
    Mais à mon sens — la culpabilité que je ressens doit signifier
    que je n’ai pas très bien vécu.

    Quelqu’un comme moi n’y échappe pas. Je crois que l’on s’endort un instant,
    avant de descendre dans la terreur de la vie prochaine
    à cela près que l’âme revient sous une autre forme,

    plus ou moins consciente de ce qu’elle était avant,
    plus ou moins envieuse.

    Après de nombreuses vies, peut-être que quelque chose change.
    Je crois que, cette chose que l’on désire,
    on finira par la voir —

    Et alors, on n’aurait plus besoin
    de mourir pour revenir.

    Louise Glück, Averno, Farrar, Strauss and Giroux, 2006. Traduction de Marie Olivier.

  • Shoshana Zuboff : « Nous avons besoin de nouveaux droits pour sortir du capitalisme de surveillance »
    https://aoc.media/entretien/2020/10/23/shoshana-zuboff-nous-avons-besoin-de-nouveaux-droits-pour-sortir-du-capitalis

    Sociologue et professeure émérite à la Harvard Business School, Shoshana Zuboff s’est intéressée à l’économie des big data. Alors que son dernier livre paraît en français, elle expose ici les rouages du « capitalisme de surveillance », dernier stade du capitalisme à l’ère numérique, marqué par la transformation de nos données personnelles en produits marchands. Un phénomène inquiétant qui devrait nous conduire à définir au plus vite un droit qui garantisse à chacun la souveraineté sur son expérience personnelle.

    Shoshana Zuboff enseigne à la Harvard Business School depuis 1981. Elle a publié en 1988 une analyse des transformations du travail dans In the Age of the Smart Machine : The Future of Work and Power. En 2019, elle fait paraître un livre déjà traduit en une vingtaine de langues, qui a d’ores et déjà un impact considérable sur les analyses de l’économie des big data et des plateformes, et qui vient de paraître en français aux éditions Zulma sous le titre L’âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir. Elle présente ici quelques points fondamentaux de l’appareil théorique proposé par son ouvrage, en même temps qu’elle discute des revendications politiques sur lesquelles il débouche. YC.

    Comment inscrivez-vous l’économie actuelle des big data et de la surveillance dans les développements du capitalisme ?Retour ligne automatique
    Il y a un modèle de longue durée que suit le capitalisme et qu’a décrit Karl Polanyi dans La Grande Transformation dans une analyse restée célèbre. Ce modèle est en fait très complexe. Il implique que le capitalisme évolue et se développe en prenant des objets qui existent en dehors de la dynamique du marché, et en les insérant dans cette dynamique du marché, en les transformant en objets qui peuvent être vendus et achetés. C’est ce que Polanyi appelait des marchandises fictionnelles. Le capitalisme industriel a fait cela en visant la nature, une nature qui vivait innocemment sa propre vie. Les prairies, les rivières et les forêts se sont trouvées intégrées à la dynamique du marché et transformées en sources de matières premières, en sources d’énergie, en biens fonciers et immobiliers, en choses qui pouvaient être vendues et achetées. Au cours de cette marchandisation, nous perdons la trace de la nature comme nature, et nous ne pouvons plus la percevoir que sous sa forme marchande. En parlant de « marchandises fictionnelles », Polanyi attirait l’attention sur le fait que la nature n’est pas en elle-même une marchandise, qu’elle n’est pas née marchandise : elle est devenue marchandise à cause du capitalisme.Retour ligne automatique
    Avançons maintenant, très rapidement, vers le XXIe siècle, le siècle du numérique. Nous sommes dans la Silicon Valley, parmi les start-up, en l’an 2000 ou 2001. Il s’y produit ce qu’on appelle « l’effondrement de la bulle Internet » : le marché se rend compte que toutes ces petites start-up ont été surévaluées. Les investisseurs se retirent et beaucoup de start-up font faillite. Cela s’explique en partie par le fait qu’elles n’ont pas trouvé de moyen de monétiser leurs activités. Elles sont sur Internet, elles ont des clients et elles offrent des produits et des services, mais elles ne gagnent pas d’argent : elles n’ont pas trouvé leur marchandise fictionnelle. Pendant un moment, ça a été la panique dans la Silicon Valley. Quelle sera la « marchandise fictionnelle » de la nouvelle économie, qui pourra être vendue et achetée, qui produira ex nihilo des revenus et du profit ? Personne, personne ne savait. Personne ne comprenait. Personne n’avait la réponse.

    C’est là le tournant de la nouvelle forme de capitalisme que vous appelez le « capitalisme de surveillance » ?Retour ligne automatique
    Exactement, et voilà comment s’est opéré ce tournant. La réponse – et c’est Larry Page qui l’a formulée en 2001, je crois, pour Google – c’était ce qu’on a appelé « les données personnelles ». Mais plus précisément, c’était l’expérience humaine personnelle. À un moment donné, on a compris que l’expérience humaine personnelle était le nouveau bois vierge, la nouvelle forêt, la nouvelle prairie inexploitées – pouvant être monétisée et transformée en marchandise fictionnelle. Une nouvelle source de matière première qui pouvait être revendiquée unilatéralement et qui pouvait être introduite dans la dynamique du marché. Donc, à la place de la nature, c’était la nature humaine : notre expérience personnelle. Et par là-même, ce qui s’est passé, c’est qu’on a considéré l’expérience humaine personnelle comme une matière première disponible, traduite en données comportementales par les processus informatiques de ces entreprises.Retour ligne automatique
    L’important est de comprendre que ces données comportementales étaient alors implicitement définies comme confidentielles. Elles étaient à nous sans même qu’on pense qu’elles pouvaient être appropriées par autrui. Eh bien, elles se sont trouvées transférées, déplacées dans ce que je considère comme une nouvelle « chaîne d’approvisionnement ». Chaque interface avec des entreprises comme Google, chaque interface activée par Internet s’est fait intégrer dans une chaîne d’approvisionnement. Et maintenant, on a des réseaux de chaînes d’approvisionnement complexes, qui commencent avec la recherche et la navigation en ligne, mais qui s’étendent désormais à toute activité en ligne.Retour ligne automatique
    Les données comportementales prétendument confidentielles, qui circulent dans les chaînes d’approvisionnement, où vont-elles ? Eh bien, comme toutes les matières premières, elles vont dans une usine. Mais c’est une usine de l’ère numérique, nommée « intelligence artificielle », « apprentissage machine » ou « apprentissage automatique ». Et ce qui se passe dans cette nouvelle forme d’usine, c’est la même chose que ce qui se passe dans toutes les usines : on fabrique des produits. Sauf que dans le cas présent, ce sont des produits informatiques.

    Quelle est la spécificité de ces produits mis en circulation par le capitalisme de surveillance ? Qu’est-ce donc qui s’y vend ?Retour ligne automatique
    Pendant des années, quand j’essayais de comprendre les fondements du capitalisme de surveillance, ses mécanismes fondamentaux, je regardais toute la journée des vidéos de gens comme Eric Schmidt ou Larry Page – les dirigeants de Google – en train de donner une conférence, de discuter avec des développeurs, de prononcer des discours ou de parler de leurs résultats financiers. Et cela m’a fasciné d’entendre si souvent Eric Schmidt répéter : « Vous savez, nous ne vendrons jamais vos informations personnelles ». Je m’asseyais à mon bureau et je pensais : pourquoi ne le fait-on pas arrêter, ou dénoncer, pour avoir tout simplement menti aux gens ? Je veux dire : comment peut-il affirmer « nous ne vendrons jamais vos informations personnelles », alors que c’est précisément ce qu’ils font ?Retour ligne automatique
    Mais peu à peu, je me suis plutôt efforcée de répondre à la question suivante, qui est un peu différente : comment se fait-il que ce que répétait Eric Schmidt est finalement vrai ? J’ai décidé de supposer qu’il n’a pas le culot de mentir à tout le monde encore et encore. Et c’est ainsi que j’ai pu comprendre le surplus comportemental. C’est cela que monétise le capitalisme de surveillance. Car il s’avère que ce qui se trouve dans ces chaînes d’approvisionnement ne se limite pas aux « informations personnelles », que je donne sciemment à Google, Facebook, Amazon, Microsoft, Twitter ou autre. Ces informations personnelles que je donne sciemment en échange de services gratuits ne représentent qu’une infime partie des informations qu’ils ont sur moi. Leur modèle repose sur le fait que, bien au-delà de ces seules informations personnelles, ils passent en revue chacune des empreintes que je laisse dans le monde numérique, chaque trace que je laisse de mon activité sur Internet, où que ce soit. Ils extraient toutes ces traces et les analysent pour leurs signaux prédictifs.Retour ligne automatique
    L’important est qu’ils ont découvert très tôt – et on peut le voir dans leurs demandes de brevet – qu’ils pouvaient rechercher des informations personnelles sur l’ensemble de l’Internet, où que l’on soit. Et ils pouvaient rassembler toutes ces informations, et, à partir de ces données, les scientifiques disent être capables d’induire ou de déduire des informations vous concernant et que vous n’aviez jamais eu l’intention ni la conscience de divulguer : votre orientation politique, votre personnalité, votre orientation sexuelle, etc.

    C’est tout ceci qui constitue « le surplus comportemental » qui est la nouvelle matière première exploitée par le capitalisme numérique ?Retour ligne automatique
    Oui, et un an plus tard, lorsque Facebook est apparu, la collecte d’informations ne s’est pas cantonnée à ce que vous dites dans un post. Elle s’est rapidement étendue au fait que vous y utilisez des points d’exclamation, ou des puces. Ce n’est pas seulement les photos de votre visage qui vous taguent, c’est l’analyse des muscles de votre visage pour déceler les micro-expressions, parce que celles-ci trahissent vos émotions et que vos émotions prédisent fortement votre comportement. Et puis c’est la saturation des couleurs des photos, pas seulement le contenu des photos. Toutes ces données, ce sont des surplus comportementaux, qui donnent des informations. En tant qu’utilisateurs, nous ne pouvons pas les identifier, et nous n’avons aucune idée de la manière dont ils sont extraits.Retour ligne automatique
    Je résume : ce qui entre dans les tuyaux du capitalisme de surveillance, ce qui arrive dans ses nouvelles usines, c’est en partie des informations que nous avons sciemment données (les « données personnelles »), mais ce sont surtout ces énormes flux de surplus comportementaux qu’ils nous soustraient. Cela a commencé avec nos traces laissées en ligne, mais maintenant, cela s’étend à tous nos comportements, à tous nos déplacements, c’est le fondement de la révolution de la mobilité. En effet, si le smartphone a été inventé, c’est parce que le smartphone est devenu la mule du surplus comportemental. Chaque application que l’on installe sur son téléphone transmet le surplus comportemental – en même temps que les informations que vous avez données à l’application – dans ces « agrégateurs », dans leurs chaînes d’approvisionnement : la localisation du microphone, la caméra, les contacts, tout cela.

    Vous distinguez clairement le cas restreint des « données personnelles » des masses bien plus larges de ce que vous appelez « surplus comportemental ». Je me demande si une distinction similaire pourrait se faire entre le cas restreint de ce qu’on appelle habituellement « l’attention » et ces masses bien plus importantes que vous appelez « expérience humaine personnelle ». Cela remettrait dans une perspective très différente, et très suggestive, ce qu’on appelle « l’économie de l’attention ».Retour ligne automatique
    Oui, je pense en fait que le langage de « l’économie de l’attention » a empêché le grand public de comprendre ces phénomènes, et que c’est un concept malavisé. Pour être honnête, lorsque j’écrivais ma thèse de doctorat à Harvard en psychologie sociale dans la deuxième moitié des années 1970, on faisait notre travail de recherche et puis, dans mon département, il fallait rédiger deux études d’envergure dans ce que vous aviez choisi comme domaines de spécialité – deux articles dans les domaines de spécialité. Et j’ai choisi l’histoire du travail comme l’un de mes domaines de spécialité. J’ai écrit mon mémoire sur ce que j’ai appelé L’interaction sociale et l’histoire du travail, avec pour sous-titre L’organisation sociale de l’attention. Je commençais par parler des éthologues qui étudiaient le comportement du regard, le comportement du regard des primates en petits groupes. J’ai réinvesti ces études dans mon travail sur l’invention de l’organisation de l’usine et le contrôle de l’attention.Retour ligne automatique
    Et j’ai toujours tenu à définir l’économie de l’attention comme ce que nous faisons maintenant, dans cet entretien par Zoom : c’est une affaire de regard, souvent à plusieurs. Par exemple, nous regardons l’écran, notre attention se concentre sur l’écran – notre attention visuelle. C’est bien entendu un phénomène réel, à l’évidence – et ce n’est pas une bonne chose que nous regardions des écrans toute la journée… Mais encore faut-il mettre cela en parallèle avec une logique économique. Et c’est là que l’on fait erreur. Le fait que notre attention soit sollicitée par l’écran est un effet, non une cause. Et c’est là que l’idée d’économie de l’attention s’effondre. Le fait que notre attention soit hypnotisée, les phénomènes dit d’addiction, tous ces phénomènes sont les effets d’une cause, tout comme la désinformation. Notre vulnérabilité à la désinformation est un effet d’une cause.Retour ligne automatique
    Or la cause de ces effets est la logique économique que j’appelle le capitalisme de surveillance, avec ses lois d’airain et ses impératifs économiques. Et l’effet, c’est que le surplus comportemental est maximisé par une plus grande mobilisation de l’attention. Ainsi, le surplus comportemental – la maximisation de l’extraction du surplus comportemental – est un impératif économique. Les économies d’échelle sont un impératif économique.Retour ligne automatique
    La mobilisation de l’attention est seulement un moyen d’atteindre cet objectif. Ici aussi, en réfléchissant au surplus comportemental plutôt qu’à l’économie de l’attention, on s’aperçoit que d’énormes volumes de surplus comportementaux sont extraits à notre insu, sans que nous en ayons conscience et, surtout, sans que nous y prêtions attention. Et c’est pourquoi j’appelle cela « capitalisme de surveillance » : c’est parce que cela doit se produire d’une manière qui nous est cachée pour être efficace. Si nous le savions, nous y résisterions.

    Vous venez de mentionner les « économies d’échelle » et, dans le livre, vous passez de ce concept assez familier aux « économies de gamme » (economies of scope) et aux « économies d’actions ». De quoi s’agit-il dans ces deux derniers cas ?Retour ligne automatique
    Le principe est que la dynamique du capitalisme de surveillance est orientée vers la collecte de la totalité des données, parce que la totalité des données mène à une certitude parfaite. On a vu que le capitalisme de surveillance avait mis en place des usines de calcul, traitant le surplus comportemental, pour en tirer quoi ? Des produits de prédiction (predictive products). Ces produits de prédiction sont vendus sur des marchés à terme comportementaux (behavioral futures markets). Je les ai aussi appelés « marchés à terme humains » (human futures markets) parce que ce sont des marchés qui négocient des contrats à terme humains, tout comme nous avons des marchés pour négocier des contrats à terme sur la poitrine de porc ou sur le pétrole ou sur le blé. Alors, qu’est-ce qui se vend sur ces marchés à terme humains ? Eh bien, en gros, on vend de la certitude. C’est à cela que les programmes de prédiction aspirent : des résultats fiables pour vendre de la certitude. Quelles sont donc les dynamiques concurrentielles si vous vendez de la certitude, si vous concurrencez l’incertitude ?Retour ligne automatique
    Tout d’abord, vous avez besoin de beaucoup de données, parce que l’I.A. s’améliore avec l’échelle. Plus les algorithmes ont de données, meilleurs ils sont. Ensuite, il faut de l’envergure, toute une large gamme de données diverses entre elles, parce qu’il faut du volume mais aussi de la variété. Ces deux aspects sont en fin de compte assez faciles à comprendre. C’est effrayant de comprendre ce qu’est vraiment la variété et ce qu’est le volume de tout cela, parce que c’est tellement vaste. Mais on voit quelles sont les économies d’échelles (en extension) et de gamme (en diversité).Retour ligne automatique
    Les économies d’action nous font sortir de la métaphore du web et des écrans, pour nous faire entrer dans le monde, à savoir nos maisons, nos voitures, nos villages, nos villes, nos parcs, nos restaurants, nos cafés, etc. Il est de plus en plus difficile d’y échapper à la surveillance.Retour ligne automatique
    La concurrence pour la certitude devient un domaine toujours plus intrusif. Elle apprend à influencer notre comportement, non seulement à observer mais à intervenir activement dans le cours de nos vies ordinaires et à les régler en s’y insinuant de diverses manières – indices subliminaux, nudges, dynamiques de comparaison sociale artificielles, microciblages psychologiques, gamification, récompenses et punitions en temps réel. Tout cela, ce sont des techniques, des mécanismes utilisés sur le web et en dehors du web, dans le monde physique, pour influencer notre comportement, pour pousser notre comportement dans une certaine direction. Cela maximise la certitude, cela maximise les résultats attendus des prédictions et devient donc plus lucratif dans la compétition pour la certitude. Il s’agit donc d’un tout nouveau domaine, qui relève d’économies d’actions.

    On pourrait vous objecter que ces dispositifs d’influence ne datent pas des années 2000, mais remontent à bien plus loin.Retour ligne automatique
    Les gens me disent en effet souvent : « Nous avons de la publicité persuasive depuis le milieu du XIXe siècle. Il n’y a rien de nouveau là-dedans ». Ce genre de choses me rend folle, parce que c’est la rengaine « plus ça change, plus c’est la même chose ». Mais non, ce n’est pas « la même chose » ! Il faut être attentif aux circonstances matérielles toujours changeantes dans lesquelles la vie humaine se déploie. Et ces circonstances matérielles produisent un changement qualitatif, et pas seulement quantitatif, dans les conditions d’existence. Il est très dangereux de dire « Oh, ce n’est que de la persuasion ». Nous disposons maintenant d’une infrastructure numérique ubiquitaire qui imprègne nos vies en ligne et nos vies dans le monde réel. Et cette infrastructure omniprésente peut être mobilisée pour influencer notre comportement, nos attitudes, nos pensées, nos sentiments. Et cela est absolument sans précédent.Retour ligne automatique
    C’est pourquoi je parle de la naissance d’un pouvoir instrumentarien, en essayant d’expliquer pourquoi nous ne le comprenons pas et combien il est essentiel pour nous de le comprendre. Parce que c’est une nouvelle forme de pouvoir et qu’il s’inscrit dans nos sociétés, dans nos vies et dans notre politique. En effet, ces économies d’action, la capacité à l’échelle d’utiliser ces mécanismes – indices subliminaux, dynamiques de comparaison artificielles, microciblages psychologiques, etc. –, d’utiliser ces mécanismes et de les réorienter à des fins politiques, c’est précisément ce que nous avons vu avec Cambridge Analytica. Cela a fait peur à tout le monde. C’est ce que nous avons vu se produire – nous le savons à présent – lors de la campagne de Trump en 2016, et cela a peut-être fait la différence lors de l’élection de Trump en 2016. C’est cela, les mécanismes et les méthodes inventés par le capitalisme de surveillance et la compétition pour la certitude, réquisitionnés par des agents politiques, axés sur des objectifs politiques, qui pourraient bien être responsables de la présidence de Trump.

    Outre les usages politiques des technologies de surveillance, j’aimerais revenir brièvement sur la nature du capitalisme dont il est question ici. Quel est son lien avec les développements récents de la finance, et avec ce que des analystes comme Randy Martin ont appelé « la financiarisation de la vie quotidienne ».Retour ligne automatique
    S’il n’y avait pas eu de financiarisation, je ne suis pas sûre que le capitalisme de surveillance aurait pu voir le jour. La financiarisation a grandement participé à insinuer dans la mentalité humaine l’idée selon laquelle le capitalisme tournerait moins autour de la vente de biens et de services que sur des activités complètement dérivées – sur des sortes de produits dérivés, des valeurs plus abstraites, dérivées de vrais produits et services. En effet, c’est à ce moment-là que les entreprises ont commencé à gagner de l’argent non plus sur leurs produits, mais sur le financement de leurs produits. Les entreprises ont commencé à gagner de l’argent non plus grâce à leurs services, mais grâce à leurs investissements de portefeuille dans des produits financiers – ce qu’elles pouvaient se permettre grâce au capital généré par leurs services. Voilà comment la financiarisation nous a appris à penser la capitalisation comme étant intrinsèquement parasitaire et dérivée.Retour ligne automatique
    Le capitalisme de surveillance va plus loin dans cette voie. Toute la logique d’accumulation – la richesse s’accumulant effectivement dans le capitalisme de surveillance – est entièrement dérivée, entièrement parasitaire. Cela commence par un surplus comportemental arraché à notre expérience. Notre expérience, en tant que telle, n’a aucun intérêt pour le capitalisme de surveillance. Guérir ma maladie, cela n’a aucun intérêt. Les capitalistes de surveillance veulent juste savoir ce que je cherche sur le web au jour le jour. M’aider à obtenir un prêt hypothécaire équitable, cela n’a aucun intérêt. Ils veulent seulement savoir le travail que j’ai fait pour essayer d’obtenir un prêt hypothécaire. Qu’est-ce que j’ai cherché ? Et comment cela se combine-t-il à mes données démographiques, à mon crédit et à mes achats ? Ils font tout cela en créant des profils sur moi. Mais personne ne revient en arrière pour dire : « Hé, laissez-moi vraiment vous aider à obtenir un prêt hypothécaire honnête pour vous et votre famille. » Cela n’a absolument aucun intérêt pour eux. C’est pourquoi je parle de surplus comportementaux « arrachés » : ce qui reste derrière, c’est la carcasse de nos vies présentes. C’est comme prendre l’ivoire d’un éléphant. Ce qui reste, c’est moi et ma vie avec tous mes problèmes et mes difficultés.Retour ligne automatique
    Quand Henry Ford a inventé le modèle T, il essayait en fait de résoudre des problèmes de la vie réelle de vraies personnes (des gens qui voulaient une voiture au prix qu’ils étaient en mesure de payer – des agriculteurs et des commerçants). Certes, Henry Ford était une personne horrible : il était antisémite et misogyne, et il était détestable à bien des égards. Mais le capitalisme industriel fondé sur la production de masse s’est étendu dans le monde entier parce qu’il résout les problèmes réels de gens réels. C’est ce dont Schumpeter a fait l’éloge.Retour ligne automatique
    À présent, le secteur de la Tech reprend une expression de Schumpeter, celle de « destruction créative », et s’en sert comme insigne d’honneur pour son activité parasitaire. Alors qu’en fait Schumpeter ne parlait pas seulement de « destruction créative ». Schumpeter parlait de mutations économiques qui, selon sa propre théorie, profitent à tout le monde, donc augmentent la classe moyenne, augmentent la prospérité des gens ordinaires : c’est ce qui définit la mutation économique dans son esprit. Or ce n’est pas du tout ce qu’a fait le capitalisme de surveillance – dont le modèle de profit est parasitaire en ne s’intéressant qu’aux produits dérivés de nos expériences personnelles.

    Que dites-vous aux défenseurs de Google qui pourraient dire : « OK, Google extrait mon surplus comportemental pour profiter de ses produits dérivés, mais il me rend aussi un service réel : lorsque je fais une recherche, je peux trouver quelque chose facilement. Henry Ford a produit des voitures et Google produit une capacité d’accès à des informations pertinentes sur l’énorme quantité de données sur Internet » ?Retour ligne automatique
    Henry Ford a produit des voitures – et maintenant nous avons le réchauffement climatique ! Autrement dit : nous avons des externalités. Cela aurait pu être différent, mais nous devons maintenant faire face à ces externalités. Tout ce que nous avons sera remis en question pour compenser ces externalités. Maintenant, pour être juste envers Ford, il n’avait aucune idée de tout cela, nous n’avions pas la science du climat, donc il ne l’a pas fait exprès.Retour ligne automatique
    Google nous permet de faire des recherches Internet et c’est formidable, mais cela s’accompagne aussi d’externalités. Cependant, contrairement à Henry Ford, nous savons maintenant identifier ces externalités. Nous connaissons les externalités provenant de concentrations de connaissances sans précédent, provoquant des concentrations de pouvoir sans précédent – générant un pouvoir que j’appelle « instrumentarien ». Nous connaissons les objectifs visant à remplacer la démocratie par une gouvernance informatique, par une gouvernance algorithmique. Nous avons déjà bien vu cela, dans de nombreux cas, et ce n’est qu’un début. Nous connaissons les objectifs de la modification des comportements. Nous voyons les effets de la désinformation, nous voyons les effets de l’addiction. Nous en voyons les effets chez nos enfants : diminution de l’identité, de la capacité de jugement moral indépendant. Nous sommes face à ce chaos. Dans mon pays, en ce moment, le chaos dans lequel nous nous trouvons à l’approche de cette élection très importante est dû à 100 % aux externalités du capitalisme de surveillance.Retour ligne automatique
    Ma réponse à cela est donc : faisons des recherches sur Internet, et utilisons les réseaux sociaux, faisons-le, faisons appel à la technologie numérique – mais faisons-le sans les externalités du capitalisme de surveillance. Utilisons la technologie numérique d’une manière qui réponde réellement à nos problèmes, qui subvienne aux besoins des gens et qui réponde aux véritables besoins sociaux. Pas cette activité parasitaire dans laquelle toutes ces prédictions qui sortent des usines de calcul sont centrées sur moi, mais pas pour moi. Elles sont vendues à un groupe restreint d’entreprises clientes qui parient sur mon comportement futur afin d’améliorer leurs revenus et leurs profits.Retour ligne automatique
    Vous avez donc ces marchés qui profitent de mes problèmes et qui parient sur mon avenir. Vous avez les entreprises de la Tech, les capitalistes de la surveillance qui profitent de ma vie sans y contribuer. Et vous avez les investisseurs qui bénéficient de la capitalisation boursière, la capitalisation boursière construite sur ces opérations parasitaires, fondamentalement illégitimes. Il y a donc un groupe restreint de personnes qui s’enrichissent, et le reste d’entre nous qui observe cette concentration croissante de connaissances, de richesses et de pouvoir, en se disant « Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Et nous, alors ? »

    Comment nous émanciper de ce pouvoir instrumentarien et extractiviste, qui profite de l’exploitation de nos expériences personnelles en générant des externalités funestes ? Autrement dit, quel agenda politique émane de votre analyse du capitalisme de surveillance ?Retour ligne automatique
    Il semble parfois n’y avoir aucun espoir, mais ce n’est pas le cas. La première chose à savoir, c’est que le capitalisme de surveillance n’a que vingt ans. La démocratie est plus ancienne. La raison pour laquelle le capitalisme de surveillance a connu un tel succès depuis vingt ans est qu’il n’y a pratiquement pas eu de loi pour lui faire obstacle. À la marge, un peu ici et là, dans quelques pays, le RGPD (règlement général sur la protection des données) a pu être un vague obstacle, comme certains ont pu le penser : mais c’est juste un début, et certainement pas une fin. Nous n’avons donc pas vraiment eu de loi pour faire obstacle au capitalisme de surveillance. Si nous avions vraiment pris des mesures en ce sens ces vingt dernières années et que nous étions toujours dans cette situation, je serais beaucoup plus pessimiste. Mais ce n’est pas le cas.Retour ligne automatique
    Mon point de vue est le suivant : qu’il s’agisse de l’antitrust ou du RGPD, nous n’avons pas encore le type de lois et de paradigmes de réglementation (de chartes, des droits et de structures institutionnelles) dont nous avons besoin pour rendre cet avenir numérique compatible avec la démocratie. Et cela veut dire que nous n’avons pas les outils, les outils juridiques dont nous avons besoin pour suspendre et interdire les mécanismes clés du capitalisme de surveillance. Il est donc essentiel de comprendre ces mécanismes, car, une fois qu’on les a compris, la perspective de les suspendre et de les interdire n’est pas aussi écrasante.Retour ligne automatique
    Par exemple, j’ai soutenu que les marchés qui font le commerce de l’avenir humain (markets that trade in human futures) devraient être illégaux. Les marchés qui font le commerce d’organes humains sont illégaux. Les marchés qui font le commerce d’êtres humains sont illégaux. Et ils sont illégaux parce que nous savons qu’ils entraînent indubitablement des conséquences néfastes, dangereuses et antidémocratiques. Ils entraînent indubitablement des préjudices qui sont intolérables pour une société démocratique. Et je soutiens que les marchés, le commerce de l’avenir humain, entraînent également des dommages qui sont intolérables pour la démocratie. Nous pouvons donc rendre ces marchés illégaux.Retour ligne automatique
    Et si nous le faisons, nous supprimons complètement les incitations financières. Nous éliminons de toute cette sphère ce que j’appelle le « dividende de la surveillance », ce dividende parasitaire. Et nous disons alors : « Donnez-nous la technologie numérique, mais donnez-nous la technologie numérique sous une forme qui nous respecte, qui respecte notre droit de revendiquer la souveraineté sur notre propre expérience personnelle ».Retour ligne automatique
    Du côté de la demande, donc, nous avons ces marchés à terme où il y a des incitations financières qui créent une demande pour les produits de prédiction. Du côté de la demande, il y a donc un moyen d’intervenir et de changer réellement la dynamique. Et si nous le faisions, cela ouvrirait instantanément le paysage concurrentiel à une véritable innovation. Pour tous les gens qui sont là – car il y en a littéralement des centaines dans ma boîte de réception chaque semaine qui ont des idées sur la façon dont nous devrions faire de la recherche et sur la façon dont nous devrions utiliser la technologie numérique pour résoudre toutes sortes de problèmes sans le capitalisme de surveillance –, nous pouvons facilement imaginer le numérique sans le capitalisme de surveillance. En revanche, nous ne pouvons pas imaginer le capitalisme de surveillance sans le numérique. La suspension de ces incitations financières ouvre donc la voie à une nouvelle ère d’innovation numérique. Tant mieux.

    Voilà pour ce qui concerne le côté de la demande. Comment peut-on agir du côté de l’offre ?Retour ligne automatique
    Le côté de l’offre, c’est celui où l’expérience humaine personnelle est considérée comme matière première gratuite, dont on cherche à extraire des surplus comportementaux. Cette activité que l’on appelle capitalisme de surveillance est conçue pour être secrète, pour nous maintenir dans l’ignorance. Si vous la décrivez à n’importe quel enfant de huit ans, il répondra : « Mais c’est du vol ! » Et il aura raison. Le système actuel est un permis de voler. Les capitalistes de surveillance ont eu le droit de voler, tout l’édifice est construit sur une base illégitime, à savoir nous prendre sans demander. Donc, du côté de l’offre, nous devons définir de nouveaux droits, que j’appelle des droits épistémiques.Retour ligne automatique
    Depuis que j’ai publié le livre, j’ai beaucoup écrit sur l’égalité épistémique, sur les droits épistémiques, et sur la justice épistémique. Les questions principales sont : Qui sait ? Qui décide ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide ? Ce sont des questions de connaissances, d’autorité et de pouvoir.Retour ligne automatique
    Avant le pouvoir instrumentarien, on considérait comme un droit élémentaire le fait que je sois le seul à connaître mon expérience personnelle – et peut-être que je la partage avec un ami, ou avec ma famille, ou avec mon partenaire, mais c’est moi qui décidais. Je savais et je décidais. Et il n’y avait pas vraiment matière à contestation à ce sujet, car la vie humaine était ainsi faite. Les humains ont une vie limitée dans le temps : on mourait, parfois nos vies étaient traduites en histoire ou en mythe, et puis plus tard il restait des photos et des lettres… Le fait de savoir quand décider qui sait ou ne sait pas ne devait pas être codifié en un droit juridique formel.Retour ligne automatique
    Mais maintenant, c’est le cas. Les droits sont codifiés dans l’histoire, tout comme le droit à la liberté d’expression a été codifié dans l’histoire. Je veux dire que quiconque est né sans handicap particulier peut parler. Si vous êtes en bonne santé d’un point de vue physiologique, vous pouvez parler. Vous n’avez pas besoin d’un droit à la parole, pas plus que vous n’avez besoin d’un droit de vous lever et de vous asseoir (tant que vous êtes en bonne santé). Mais à un certain moment de l’histoire de l’humanité, à cause de la pression politique, de la nature changeante de la société et nos conditions d’existence, nous avons dû codifier un droit à la liberté d’expression. Et nous l’avons fait.Retour ligne automatique
    Maintenant, au XXIe siècle, nous devons définir un droit qui garantisse à chacun la souveraineté sur son expérience personnelle – à savoir : je connais et je décide qui connaît mon expérience personnelle. Si je veux que mon expérience personnelle soit traduite en données, et si je veux donner ces données à un groupe qui travaille sur une forme particulière de cancer, ou à un groupe qui cherche à trouver des solutions contre la pauvreté dans mon quartier ou dans ma communauté, ce sont des décisions que je prends.

    C’est là, pour vous, le défi principal de notre époque ?Retour ligne automatique
    Tout à fait. Du côté de l’offre, nous avons besoin d’un nouveau droit. Du côté de la demande, nous avons besoin de nouvelles lois et de nouveaux paradigmes de réglementation. Et ces mesures ne sont pas difficiles à mettre en place. Ne pas les mettre en place, ce serait comme si nous étions arrivés à la fin du XXe siècle et qu’il n’y avait pas de lois sur le travail des enfants ; ou bien qu’il n’y avait pas de droit d’adhérer à un syndicat ou de négocier collectivement ; pas de droit de grève ; pas d’institutions qui encadrent les institutions démocratiques, qui encadrent la sécurité des salariés, leurs salaires ; pas d’institutions qui encadrent la sécurité de nos aliments, de nos médicaments, de nos bâtiments, de notre environnement ; pas de filets de sécurité en matière de santé, de retraite et de vieillissement. Imaginez que l’on ait vécu au XXe siècle sans rien de tout cela. Le XXe siècle aurait été un siècle de ténèbres, de souffrance, d’oligarchie, de servitude.Retour ligne automatique
    C’est là où nous en sommes aujourd’hui. Nous nous dirigeons vers un avenir numérique sans les protections dont nous avons besoin. Et mon argument est que, Dieu merci, ce n’est pas la fin du XXIe siècle. C’est encore le début. Nombre de ces protections dont nous disposions au XXe siècle ne sont pas apparues avant la troisième et la quatrième décennie. Je suis donc convaincue à présent que cette décennie, la troisième décennie du XXIe siècle, doit être le moment où nous nous attelons à ce travail. Parce qu’une décennie de plus sans protection et sans trouver une nouvelle voie pour l’avenir deviendra très, très difficile – et, j’en ai bien peur, beaucoup plus violente que ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui.Retour ligne automatique
    Voici donc mon appel à agir pour les législateurs, pour les citoyens, pour tous ceux qui se soucient de l’avenir de la démocratie : nous devons élaborer un modèle d’avenir numérique qui soit conforme à nos aspirations en tant que démocraties libérales. Et nous n’avons pas encore fait ce travail.

    Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, éditions Zulma, 2020.

    Traduit de l’anglais par Clément Duclos.

    L’enregistrement audio de cet entretien en anglais est disponible en podcast sur le site de l’EUR ArTeC.

    Yves Citton

    Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, co-directeur de la revue Multitudes

    #Google #Microsoft #Amazon #Facebook #Twitter #algorithme #smartphone #technologisme #[fr]Règlement_Général_sur_la_Protection_des_Données_(RGPD)[en]General_Data_Protection_Regulation_(GDPR)[nl]General_Data_Protection_Regulation_(GDPR) #émotions #législation #addiction (...)

    ##[fr]Règlement_Général_sur_la_Protection_des_Données__RGPD_[en]General_Data_Protection_Regulation__GDPR_[nl]General_Data_Protection_Regulation__GDPR_ ##bénéfices ##BigData ##comportement ##GAFAM ##surveillance

  • La boîte de Piketty | AOC media - Analyse Opinion Critique

    https://aoc.media/analyse/2020/10/13/la-boite-de-piketty

    un peu en résonance de la réflexion de @recriweb - je ferai une lecture un peu plus mesurée du texte de Geoff Mann sur Piketty à propos de son rapport au capitalisme. Piketty évolue sur ses positions. Il est vrai qu’il pense - pour l’instant - que les autorités actuelles sont capables de réorienter leurs choix politiques ce qui, avec les macronistes, est je crois une complète illusion (surtout parce qu’ils ne sont que crasse incompétence et étroitesse d’esprit depuis le début avec leurs « visions sans aucun horizon pertinent »). Mais ça ne fait pas nécessairement de Piketty un pitre. Les pitres s’appellent plutôt Macron, Darmanin, Castex, Attal, Ndiaye, etc...

    L’auteur dit en fin d’article :

    je ne suis pas certain que la véritable prise du pouvoir puisse se faire sur le terrain des idées. En fait, je ne suis pas convaincu que la boîte de Pandore soit remplie d’idées, même s’il est important que nous l’ouvrions. Je suis en revanche convaincu qu’elle est pleine de voix, de mouvements et de personnes dont les idées n’ont pas été entendues. C’est une raison tout aussi valable de l’ouvrir. Or, contrairement à Piketty, je ne crois pas que le pouvoir en place le fera, car son interprétation libérale de la raison s’y oppose. La démocratie est peut-être plus terrifiante encore que l’égalité. Le pouvoir en place a raison d’avoir peur, car celle-ci est fondée.

  • Mirage de l’excellence et naufrage de la recherche publique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/09/15/le-mirage-de-lexcellence-menera-t-il-au-naufrage-de-la-recherche-publique

    C’est pourtant l’orientation que semble prendre le projet de LPPR, qui s’inscrit dans la continuité d’un entêtement à faire entrer dans le moule néolibéral de la compétitivité la manière de gérer et de faire de la recherche publique, c’est à dire une recherche tournée vers le bien commun. Cela équivaut à imposer à des champions du 100m haies de porter des palmes sous prétexte qu’on nage mieux avec. Une fausse bonne idée, comme on va le voir.

    L’idéologie actuelle de la recherche se définit par l’excellence et la compétitivité. Le Président Macron le rappelle régulièrement : il nous faut retenir les talents, attirer ceux qui sont loin, faire revenir ceux qui sont partis afin d’avoir les laboratoires les plus performants face à la concurrence internationale. Il faut un système d’évaluation qui permette « la bonne différenciation et l’accélération de notre excellence en matière de recherche » (voir l’intervention du Président lors des 80 ans du CNRS, à 40’). Telle une religion, cette idéologie s’étend à tout dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR).

    Ainsi depuis quelques années, tout nouveau venu dans ce monde doit s’appeler « excellent » : les Idex (Investissements d’excellence), les Labex (laboratoire d’excellence), les Equipex (Equipement d’excellence), etc. Comme naguère les « ix » dans Astérix, les « ex » doivent dans l’ESR conclure le nom de chacun des protagonistes ; et sur les excellents l’argent pleuvra, sous forme de subventions, projets financés, bourses, etc. À terme, à l’horizon des réformes type Parcoursup à venir, des universités d’excellence pourront sans doute surpayer leurs professeurs (excellents) en faisant payer leurs étudiants (excellents), et les autres pourront gérer tranquillement leur délabrement matériel, financier, intellectuel.

    Pour preuve de rigueur intellectuelle, cette politique a prévu les critères externes de son évaluation, pour autant qu’elle n’en soit pas le symptôme : l’excellence des mesures qu’elle préconise doit être validée par la progression des ESR français dans le classement de Shanghaï, pot-pourri scientometrique qui agrège de manière arbitraire une série d’indicateurs « standards » de la production scientifique.

    Curieusement, le système actuel de la recherche excellente avait déjà été rêvé par le physicien théoricien Leo Szilard, père de nombreuses choses dont d’importantes théories de l’information ; pour lui c’était plutôt un cauchemar.

    Également écrivain, il imaginait dans un texte des années 50, un milliardaire, Mark Gable, posant la question suivante : « le progrès scientifique va trop vite, comment le ralentir ? »

    La réponse que lui apportait son interlocuteur est on ne peut plus actuelle :
    « Eh bien, je pense que cela ne devrait pas être très difficile. En fait, je pense que ce serait assez facile. Vous pourriez créer une fondation, avec une dotation annuelle de trente millions de dollars. Les chercheurs qui ont besoin de fonds pourraient demander des subventions, à condition d’avoir des arguments convaincants. Ayez dix comités, chacun composé de douze scientifiques, nommés pour traiter ces demandes. Sortez les scientifiques les plus actifs des laboratoires et faites-en des membres de ces comités. Et nommez les meilleurs chercheurs du domaine comme présidents avec des salaires de cinquante mille dollars chacun. Ayez aussi une vingtaine de prix de cent mille dollars chacun pour les meilleurs articles scientifiques de l’année. C’est à peu près tout ce que vous auriez à faire. Vos avocats pourraient facilement préparer une charte pour la fondation … »

    Devant l’incrédulité de Mark Gable sur la capacité de ce dispositif à retarder le progrès scientifique, son interlocuteur poursuivait :
    « Ça devrait être évident. Tout d’abord, les meilleurs scientifiques seraient retirés de leurs laboratoires et siégeraient dans des comités chargés de traiter les demandes de financement. Deuxièmement, les scientifiques ayant besoin de fonds se concentreraient sur des problèmes qui seraient considérés comme prometteurs et conduiraient avec une quasi-certitude à des résultats publiables. Pendant quelques années, il pourrait y avoir une forte augmentation de la production scientifique ; mais en s’attaquant à l’évidence, la science s’assècherait très vite. La science deviendrait quelque chose comme un jeu de société. Certaines choses seraient considérées comme intéressantes, d’autres non. Il y aurait des modes. Ceux qui suivraient la mode recevraient des subventions. Ceux qui ne le feraient n’en auraient pas, et très vite, ils apprendraient à suivre la mode. »

    Szilard avait mille fois raison, et nous voulons appuyer sur un seul point de sa démonstration : la détection de l’ « excellence » du chercheur. Nous soutenons que c’est aujourd’hui une vaste fadaise, fadaise sur laquelle on construit l’ESR de demain.

    Quel est donc ce problème fondamental ? Pensons un instant au football. L’attaquant, Lionel Messi ou Cristiano Ronaldo, marque un but. On le célèbre, il a fait gagner son équipe. Mais quel était exactement son apport causal ? Parfois, il aura simplement poussé du bout du pied un ballon qui se trouvait être au bon endroit – et s’il l’était, au bon endroit, ce fut justement à cause de trois ou quatre de ses coéquipiers. Mais marquer le but est bien l’épreuve décisive qui sépare l’équipe gagnante de l’équipe perdante, et ultimement les premiers des derniers du classement. L’attaquant, statistiquement le plus à même de marquer des buts, remporte donc les lauriers : de fait, le « ballon d’or » de l’UEFA récompense le plus souvent des attaquants. Ce prix repose sur ce qu’on appelle parfois une « fiction utile » : on fait comme si l’apport de tous les autres n’était pas si déterminant, et on concentre toute la grandeur sur le vecteur final de la victoire, afin de pouvoir distinguer et célébrer certains joueurs (et fournir au Mercato une échelle de prix).

    On retrouve en science un phénomène analogue : qui exactement a découvert la structure de l’ADN ? Crick et Watson, qui eurent le Nobel ? Rosalind Franklin qui a révélé les premières contraintes auxquelles devait se soumettre tout modèle de l’ADN, mais décéda 4 ans avant ce Nobel sans avoir pu cosigner les articles phares (possiblement écartée de la signature parce que c’était une femme) ? Que dire même des premiers chercheurs qui conçurent des modèles de la molécule, comme Linus Pauling (certes deux fois Nobel pour d’autre travaux) ? Comme le ballon d’or, le Nobel efface la contribution causale des autres acteurs.

    De tels dispositifs résolvent ainsi la question du crédit intellectuel, qui pourrait se formuler de la sorte : « à qui doit-on une idée ? » Mais ils la résolvent en la dissolvant, de la même manière que le ballon d’or dissout les innombrables contributions qui sous-tendent les centaines de buts de Messi. Pour la science, « l’excellence », mesurée au h-index ou un autre de ses substituts, récompensée par des dispositifs qui vont de la subvention post-doctorale au prix Nobel (peut-être moins sensible, justement, à l’excellence du h-index, mais représentant pour le présent propos un bon exemple didactique), est donc exactement le même type de fiction utile : le « publiant » apparaît seul auteur d’une masse de contributions à la science, comme Lionel Messi semble, lorsqu’il reçoit sa récompense, avoir porté tout seul des centaines de fois un ballon dans les filets adverses.

    Par ailleurs, si pour publier beaucoup, il est plus facile de viser des thématiques en vogue, comme l’indiquait déjà Szilard, alors il y aura sur-inflation de publications sur ces questions et pénurie sur le reste, ces voies intéressantes mais dans lesquelles on se risquera peu. Pour le dire à la manière des écologues, le système de l’excellence donne une prime à l’exploitation (creuser toujours le même filon, on est sûr d’avoir un certain rendement, même si il diminue) au détriment de l’exploration (aller voir d’autres sillons au risque de ne rien trouver). L’exploration induit une perte de temps (se familiariser avec de nouveaux sujets, etc.), laquelle se paye en nombre de publications et ainsi diminue les chances de remporter la compétition.

    #Science #Evaluation #Recherche_scientifique #Revues_scientifiques #Publications_scientifiques #H-index

  • Bernard E. Harcourt : « Comment subvertir les logiques numériques qui désormais nous gouvernent ? »
    https://aoc.media/entretien/2020/08/28/bernard-e-harcourt-comment-subvertir-les-logiques-numeriques-qui-desormais-no

    Philosophe et juriste, avocat de condamnés à mort en Alabama, Bernard Harcourt s’est très tôt intéressé aux effets de la mutation numérique sur la gouvernementalité et à l’avènement de ce qu’il appelle La Société de l’Exposition – titre de son important essai enfin traduit en français, parution qui nous offre l’occasion d’un entretien. Rediffusion du 11 janvier 2020 Professeur de philosophie politique et de droit à Columbia University mais également directeur d’études à l’EHESS, Bernard E. Harcourt s’inscrit (...)

    #Netflix #Wikipedia #algorithme #manipulation #élections #PRISM #profiling #santé (...)

    ##santé ##surveillance

  • Covid-19 et néfaste oubli du principe de précaution | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/03/26/covid-19-et-nefaste-oubli-du-principe-de-precaution

    Aux sources de l’impréparation gouvernementale face à l’épidémie se trouve l’idéologie « anti-précautionniste ». Développée dans les milieux intellectuels à partir du refus, dans les années 2000, de l’inscription d’un quelconque principe de précaution au sein de la Constitution, il semblerait qu’elle ait aujourd’hui largement infusé dans l’espace politico-administratif. Le prix ? Celui que nous sommes en train de payer.

    J’ai plus d’abo à AOC mais ce texte m’intéresse particulièrement. Covid ou écologie, nos élites sont #riscophiles et haïssent le principe de précaution...

    • Il est frappant de constater que dans cette période où l’épidémie de Covid-19 bouleverse toutes les activités humaines et sociales, le terme « précaution » n’apparaisse pas plus dans le débat public que dans les propos de spécialistes.

      Certes, nous n’en sommes plus là, le temps de la précaution est passé depuis plusieurs semaines, le risque est maintenant avéré, sa cause connue, sa diffusion modélisée, un test est opérationnel et les recherches sur le vaccin progressent. Il n’y a plus d’incertitude, la prévention et les soins ont succédé à la précaution. Cependant les propos tenus par Agnès Buzyn au lendemain des élections municipales ouvrent un débat sur l’impréparation et les responsabilités initiales des autorités sanitaires et politiques durant la période d’émergence de l’épidémie. C’est leur rapport, proche ou lointain, à la précaution qui est en cause.
      Deux mois d’incertitude ?

      Les termes employés par Mme Buzyn, alors ministre de la Santé, sont intrigants. Le 24 janvier elle déclare : « le risque de propagation du coronavirus dans la population [était] très faible ». Au soir du 15 mars, après son échec aux municipales à Paris, elle déclare : « Quand j’ai quitté le ministère (le 16 février), je pleurais parce que je savais que la vague du tsunami était devant nous ». Sa campagne a été douloureuse : « Depuis le début, je ne pensais qu’à une chose : au coronavirus. On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade ». Et cela d’autant plus qu’elle avait prévenu de son inquiétude le président de la République le 11 janvier et le Premier ministre le 30 janvier. Mi-février, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, écrit à des collègues infectiologues : « La vague arrive. On va se prendre la vague ! ».

      Donc, dès janvier le Ministère de la santé est conscient de la gravité de la situation. Le diagnostic se précise en février mais les autorités restent officiellement dans l’incertitude malgré les signaux alarmants qui se multiplient. A tel point qu’à la mi-février quand il s’agit de faire la balance entre les intérêts particularistes locaux d’un parti (LRM après la défection de Benjamin Griveaux) et l’intérêt général de santé publique, la ministre tranche (contrainte ou forcée ?) en faveur des premiers. Le vendredi 6 mars, le président de la République se rend au théâtre et déclare : « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie[1]. »

      Excepté l’incitation aux « gestes barrière », les véritables mesures de protection n’interviennent progressivement qu’à partir du 12 mars (fermeture de lieux publics jusqu’au confinement individuel). Une question majeure commence à être posée : comment ont raisonné et agi les autorités sanitaires durant la période d’incertitude que l’on peut situer entre début janvier et début mars ? C’est-à-dire pendant au moins deux mois durant lesquels les informations n’ont cessé de s’accumuler révélant l’ampleur de la menace. L’épidémie s’est déclarée fin novembre début décembre en Chine à Wuhan (1er cas déclaré le 8 décembre 2019), sept pays essentiellement asiatiques déclarent leurs premiers cas avant la France qui le fait le 24 janvier 2020, l’Italie le fait le 30. En France, c’est un mois plus tard, fin février, que le nombre de cas déclarés est démultiplié et que le nombre de morts augmente significativement. Nouveaux cas quotidiens déclarés : 4 mars : 285 ; 11 mars : 497 ; 18 mars : 1404. Depuis le 24 janvier le total est de 16 018 cas, 674 décès (au 23 mars – source Santé publique France).

      D’une façon ou d’une autre, la responsabilité des dirigeants sera interrogée, à court et à moyen terme. Le 16 mars, au lendemain des aveux de Madame Buzyn, un député a immédiatement pointé le risque politique, mais aussi juridique de cette déclaration, faite certes sous le coup du dépit, mais néanmoins tangible : « (Est-ce que Agnès Buzyn) se rend compte qu’elle engage sa responsabilité pénale et celle des autres personnes qu’elle dit avoir prévenues ? » (Jean-Luc Mélenchon).

      D’autres accusent directement : « Y a-t-il eu dissimulation de la véritable gravité de la situation aux Français ? Nous sommes peut-être à l’aube d’un scandale sanitaire majeur » (Marine Le Pen). Une Commission d’enquête parlementaire a été demandée par Les Républicains le 20 mars. Lorsque la période de crise maximale sera passée, la pression sera forte pour expliquer l’étonnante désorganisation actuelle. Il est aussi possible que des familles de victimes (peut-être stimulées par des avocats …) portent plainte (civilement/ pénalement) pour demander réparation et sanction en invoquant l’inaction de l’Etat et le défaut de précaution. Nous avons pour notre part, une hypothèse pour expliquer la situation actuelle : l’emprise d’un mouvement d’idées qui s’est donné pour objectif de décrédibiliser le principe de précaution.
      Les apôtres de l’« anti-précaution »

      Il existe en France de nombreux et puissants promoteurs d’une cause anti-précaution. Ils traitent les partisans de la précaution, les « précautionnistes », d’idéologues, de diffuseurs de croyances fallacieuses. Retournons leur le compliment. Car bien qu’ils se veuillent profondément rationalistes et soucieux de preuves scientifiques, on ne retrouve pas toujours ce souci dans leurs publications qui relèvent souvent plus du pamphlet que du raisonnement, confondant souvent une illustration (tel propos, tel jugement étayant leur propos) avec une démonstration.

      Dans les prochains mois, la responsabilité d’acteurs politiques et de décideurs administratifs sera sans doute mise en cause. Mais il ne faudrait pas oublier le contexte dans lequel ils ont agi, et les complices intellectuels de leur défaillance. Pour ceux qui se sont mobilisés contre le principe de précaution, l’affaire du sang contaminé ou celle de la vache folle sont derrière nous et on a su en tirer toutes les leçons qui pouvaient en être tirées. De plus, ajoutent-ils, l’épisode de la grippe H1N1 qui a conduit Madame Bachelot à commander 98 millions de vaccins pour une épidémie qui s’est révélée limitée, montre que le souci de précaution mène à des décisions disproportionnées et ruineuses.

      La croisade anti-précaution s’est développée au début des années 2000, quand il a été question d’inscrire le principe de précaution dans la Constitution[2]. Il le sera finalement, après une rude controverse parlementaire dans une formulation qui cadre les situations dans lesquelles il peut s’appliquer[3]. C’est pourquoi prétendre que le principe de précaution est un obstacle à la recherche et à l’innovation, ou un simple parapluie pour les décideurs politiques est, soit, une manifestation d’ignorance, soit une action de désinformation.

      Mais les « anti-précautionnistes » sont indifférents à la matérialité des textes, ils veulent démontrer que les usages sociaux qui en sont faits débordent très largement le cadre juridique et débouchent sur des décisions aberrantes. L’Académie des sciences a été la place forte des Cassandre de la précaution. Comme elle a propagé pendant longtemps les positions climato-sceptiques, elle s’est opposée au principe de précaution dans lequel elle voit un mouvement anti-science et anti-progrès.

      En 2003, le professeur Maurice Tubiana, président de la commission environnement de l’Académie déclare : « Les académies des sciences et de médecine refusent l’introduction du principe de précaution dans la Constitution qui serait paralysante, qui constituerait un obstacle à la recherche et provoquerait d’innombrables procès ». En septembre 2017, un autre académicien, Evariste Sanchez-Palencia, conclut un rapport par cette formulation : « Il est clair qu’une application stricte du « principe de précaution » conduit, soit à un immobilisme castrateur et absurde, soit à des conséquences imprévisibles, bien loin des buts poursuivis. Tout choix comporte un risque, une ouverture sur le futur qui dans aucun cas n’est complètement prévisible ». Il est des formulations moins brutales du dogme anti-précaution. S’ils sont moins abrupts, plus argumentés, ils n’en partagent pas moins les objections de fond à ce standard de jugement et à la « pente savonneuse » qu’il aurait amorcée [4].

      Ce courant intellectuel a pénétré profondément l’espace politico-administratif, en particulier dans le domaine de la santé publique. Et cela d’autant plus aisément, qu’il est compatible avec la volonté politique de réduction des budgets sociaux et de la dette publique. Selon ceux qui s’érigent en porte-parole de ce mouvement ,nous sommes menacés par un « populisme » technophobe qui surestime les risques faibles et génère des coûts injustifiés. « Le raisonnable » aurait déserté la décision publique, il s’agit pour eux de le rétablir. Consciemment ou pas, depuis dix ans, nos dirigeants et leurs équipes ont intégré ce raisonnement, avec les résultats que l’on observe aujourd’hui. L’épidémie du Covid-19 est un excellent révélateur de l’emprise de l’anti-précautionnisme sur les décisions publiques.
      L’anti-précaution à l’épreuve de l’épidémie

      Prenons au sérieux, pour un instant, les critiques des anti-précautionnistes et appliquons les à la crise de santé publique actuelle, en endossant leur discours juste pour montrer les absurdités auxquelles il aboutit.

      La précaution conduit à l’obsession du risque zéro et écarte tout raisonnement en termes de bénéfices/risques – C’est pourquoi depuis une dizaine d’années les autorités sanitaires ont eu raison de réduire drastiquement les stocks de masques, gants, gel désinfectant, appareils respiratoires, de limiter la recherche sur les tests, etc. ainsi que de diminuer le nombre de personnels hospitaliers. La vie sociale est un enchaînement de risques, nul n’y échappe, il est malsain de laisser croire qu’ils peuvent être mis sous contrôle. Tous ces coûts éliminés ont permis de réduire un peu la dépense publique et de présenter à Bruxelles et aux clients financiers de notre dette des bilans presque acceptables. D’ailleurs la France en voie de redressement comptable n’emprunte-t-elle pas sur les marchés à des taux avantageux ? Le bénéfice est-il supérieur au risque pris ? Certes l’économie est au point mort pour quelques mois et la finance s’affole, mais attendons la fin de l’épidémie pour répondre à cette délicate question et faire les comptes. Vous verrez que nous avons raison.

      La précaution implique une surestimation des risques faibles et conduit à des stratégies déraisonnablement coûteuses de surveillance et d’évaluation – C’est pourquoi les autorités sanitaires ont eu raison pendant deux mois de ne pas se laisser influencer ni par les alertes venues de Chine puis d’autres pays, ni par de pseudo lanceurs d’alerte et des médias avides de drame. Il était raisonnable d’attendre que le nombre de cas quotidiens déclarés et de décès atteigne un seuil significatif pour commencer à prendre des mesures. Car c’est seulement à ce moment-là qu’on a su qu’on n’avait pas à affaire à des peurs irrationnelles et à des fantasmes d’insécurité sanitaire, mais à une bonne et belle épidémie mortifère. Le système de soins est, certes, un peu débordé, mais nos « héros » médicaux sauront montrer toutes leurs compétences, la qualité de leur engagement et ils réaliseront, c’est certain, quelques miracles. Nous maintenons que la période de non-décision était fondée, car ce n’était pas le moment d’en faire trop.

      Le soubassement idéologique du précautionnisme est « un fort sentiment antiprométhéen » et une haine viscérale de la prospérité économique des sociétés libérale – C’est pourquoi, les autorités politiques ont eu raison de ne pas trop financer les recherches sur les zoonoses[5] et sur ce vieux sujet qu’est la grippe. Cela n’intéresse pas les revues scientifiques internationales. La science doit contribuer à l’innovation et ne pas se complaire dans les musées. De même, l’Etat a eu raison de laisser l’essentiel de la production d’équipements sanitaires (masques et autres), mais aussi de produits pharmaceutiques (paracétamol, antibiotiques) être délocalisé en Asie, au premier chef en Chine où les coûts sont très maîtrisés. Aucune raison ne permettait de penser que les chaînes d’approvisionnement pourraient, un jour, être interrompues. L’économie mondialisée est globalement positive, à quelques détails près. Elle doit être soutenue et non dénigrée. Après l’épidémie, il y aura forcément un rebond. Les entreprises tirent déjà les leçons de la crise. Elles parlent de multi-délocalisations pour éviter une trop grande fragilité.

      On pourrait ainsi continuer à confronter les apôtres de l’anti-précautionisme à la réalité actuelle. L’absurdité et le cynisme cruel de leurs positions n’en apparaîtraient que plus grands. Pour eux, il ne s’agit que de faire valoir leur vérité et d’imposer leur croyance. Mais leurs argumentaires ont des effets politiques dont témoigne, par exemple, l’impréparation gouvernementale face à l’épidémie du Covid-19. Les auteurs concernés déclareront sans doute qu’ils ne sont pas aux commandes politiques, et vraisemblablement qu’ils ont été mal compris. Mais en les lisant on se rend compte à quel point, parés d’atours savants, les sermons de ces prêcheurs sont au moins aussi « dangereux » que cette précaution qu’ils diabolisent.

      NDLR : Michel Callon et Pierre Lascoumes sont les co-auteurs avec Yannick Barthe de Agir dans un monde incertain (Seuil, 2001), dont le chapitre 6 « L’action mesurée ou comment décider sans trancher » inspire cet article.

      [1] Dans le même sens cf. Corinne Lepage, « Agnès Buzyn avait raison dans son inquiétude », Le Monde des idées, 22/03/2020.
      [2] « Art. 5. – Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
      [3] Cette définition est plus précise que celle qui figurait déjà dans le Code de l’environnement (art. L 110-1) depuis 1995.
      [4] Parmi ceux qui ont conduit cette croisade, il faut citer Gérald Bronner et Etienne Géhin « L’inquiétant principe de précaution » (PUF, 2010), ou encore L. Ferry, J. de Kervasdué et P. Bruckner.
      [5] Maladies transmissibles de l’animal à l’homme et vice versa.

      Michel Callon

      Sociologue, Professeur à l’école des Mines-Paris Tech, chercheur au Centre de sociologie de l’innovation

      Pierre Lascoumes

      Politiste, Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre d’études européennes de SciencesPo

  • Le confinement : un rite de passage forcé vers l’incertitude | AOC media - Analyse Opinion Critique

    https://aoc.media/opinion/2020/07/12/le-confinement-un-rite-de-passage-force-vers-lincertitude

    La perspective croissante d’une deuxième vague de coronavirus a réactivé la possibilité du confinement. Pour comprendre ce « fait social total » qui menace de faire retour, et sa portée, il est utile de regarder ce que l’anthropologie nous dit des rites de passage et de ses trois phases : séparation, marge et intégration. La particularité notable du confinement étant que le rite est forcé, tout le monde n’en fait pas la même expérience, et que son issue soulève de nombreuses inconnues.

    Les bouleversements provoqués par le confinement ont mis en jeu l’ensemble des dimensions humaines : le physiologique (le virus, à l’origine des perturbations), le social (la réponse institutionnelle aux perturbations) et le mental (les effets sur nos comportements). Ils rappellent en cela le « fait social total » qui, pour Marcel Mauss, dans le maillage culturel et social en place, met en branle « la totalité de la société et de ses institutions ».

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    Si les difficultés actuelles ont comme origine un fait biologique, à savoir la diffusion généralisée d’un agent non humain, elles sont augmentées ici, ou atténuées là, par l’organisation sociale, antérieure et présente, qui elle-même a rendu possible l’existence-même et la diffusion du virus. S’y ajoute une inégalité des vécus qui place la crise sanitaire au carrefour d’une crise sociale et culturelle sous-jacente.

    Le fait social que l’humanité a vécu peut être interprété à travers le prisme des « rites de passage », avec leurs trois phases – séparation, marge, intégration –, la particularité notable du confinement reposant sur trois caractéristiques : le rite est forcé ; tout le monde n’en fait pas la même expérience ; et son issue soulève de nombreuses inconnues. Durant la première phase, celle de la « séparation », la crise nous sidère. Arnold Van Gennep parle de « rites préliminaires », temps de distanciation du monde antérieur. L’agenda de chacun se trouve modifié, les rendez-vous importants sont reportés ou annulés, les communications virtuelles remplacent le face-à-face.

    Cette période est marquée par un sentiment de déliquescence et de rupture d’équilibre, source d’anomie – avec les possibles pillages et violences consécutifs à la situation –, qui a des effets psychologiques et entraîne des inquiétudes voire des angoisses, la référence apocalyptique venant à l’esprit de nombreuses personnes. Fait peu habituel dans les sociétés régies par les liens sociaux, « l’autre » devient un constant danger potentiel, qu’il s’agit de garder à distance, en ne le croisant pas trop près lors de ses déplacements dans la sphère publique. Cette rupture sociale favorise un ensemble de troubles et d’anxiété pouvant accentuer des traits névrotiques et augmenter le taux de suicide. Le sentiment de sa possible propre disparition ou de celle de proches est plus présent que jamais.

    Les contraintes médicales obligent à des pratiques qui, par analogie, ressemblent à des rites sociaux.

    En France, comme dans la plupart des pays, la justification politique de la séparation d’avec la vie d’avant s’est opérée en référence à un comité d’experts scientifiques, qui pourrait dédouaner les carences politiques en matière d’anticipation. Dans cette sixième puissance économique mondiale, l’impréparation a été enrobée avec des discours sur le fait que les masques, dont la population a manqué, n’auraient pas été « nécessaires pour tout le monde », tandis que d’autres pays (la Corée, l’Autriche), ou la ville de Hong Kong, ont insisté sur leur utilité. Les annonces gouvernementales invitaient par ailleurs à utiliser du gel hydroalcoolique à un moment où il était encore difficile pour le particulier de s’en procurer.

    S’il s’agit d’une « guerre », comme cela a été insidieusement suggéré, l’entrée dans cette première phase de séparation ressembla d’abord à une drôle de guerre, une attente, où, alors que la calamité touchait déjà le nord de l’Italie, le vote pour les municipales parut envisageable aux yeux des autorités, puis, par l’impréparation de l’état-major politique, à une débâcle, sans masques ni tests pour les populations, exposant aux risques le corps médical qui, déjà au front, criait avant la crise : « SOS l’hôpital en danger ».

    La seconde phase du rite de passage est celle de la liminalité, un entre-deux où tout peut basculer vers le positif ou le négatif. Dans le contexte du confinement, elle prolonge la première phase de séparation, et sa durée incertaine l’a rendue spécifique. Les contraintes médicales obligent à des pratiques qui, par analogie, ressemblent à des rites sociaux : ainsi, le cérémonial médical pour se protéger du « mal », la multiplication des actes de purification (se laver les mains), la centralité d’objets fétiches (surblouses, masques, gants, gel hydroalcoolique), la mise à l’écart temporaire des « initiés malgré eux » (les malades). Le tragique de cette liminalité, durant laquelle il s’agit de se protéger de la contamination, est qu’elle ne permet même plus la mise en œuvre de rites funéraires, avec leurs fonctions cohésives.

    Dans ce moment de civilisation incroyable du présent de l’humanité, comment ne pas pressentir que le « monde d’avant », avec ses habitudes qui régulaient nos vies, ne reviendra plus ? Il y a une rupture, mais, contrairement aux rites de passage connus, nous sommes dans l’indétermination et l’incertitude sur ce qui adviendra. Alors, l’invention de nouveaux rituels nous réconforte : par exemple, en France, en Italie, en Espagne, en Suisse, applaudir le corps médical tous les soirs à une heure donnée, pour dépasser son isolement et retrouver un sens de la collectivité.

    La crise démultiplie les marqueurs sociaux habituels, amplifie la misère et met au grand jour les privilèges.

    Transformer en « héros » ceux qui, il y a peu, se mobilisaient pour obtenir plus de moyens afin d’exercer leur mission, peut momentanément leur donner du courage, mais est-ce ce qu’ils en demandent ? Et cela ne doit pas détourner l’attention d’envers la responsabilité des pouvoirs publics qui prolongeaient cette terrible précarisation des hôpitaux publics.

    « Écrire sur la coopération et la solidarité veut dire aussi écrire en même temps sur le rejet et la défiance », dit Mary Douglas. Les gestes altruistes auxquels on a assisté dans cette phase liminale se conjuguaient avec les égoïsmes sociaux et le « chacun pour soi ». Comme dit plus haut, les divisions et les inégalités sociales, établies en périodes de prospérité, se confirment et se renforcent en temps de crise. Plus que jamais, il saute aux yeux qu’il n’y a pas un, mais des modes de confinement.

    La crise démultiplie les marqueurs sociaux habituels, amplifie la misère et met au grand jour les privilèges. Rien de commun entre une famille citadine qui s’est expatriée dans sa résidence secondaire avec piscine dans le sud de la France et l’étudiant sans moyens financiers coincé en ville dans sa cité universitaire ou dans sa chambre de bonne de huit mètres carrés avec son mini-frigo, voire sans frigo. Même s’ils sont comme tout le monde touchés par la peur, les milieux aisés urbains disposent de logements spacieux, possèdent un congélateur pour stocker leurs provisions, se font livrer et ne sortent guère, disposant de films et de livres à la maison pour se divertir.

    Les moins fortunés se sont partagé quant à eux de maigres espaces ; s’ils louaient, ils devaient continuer à payer leur loyer et, disposant d’un stock alimentaire moindre, devaient sortir pour s’approvisionner, donc s’exposer à la contravention et à la contagion. Ils étaient aussi plus inquiets de l’augmentation du prix des denrées alimentaires ou du déficit de produits à bas coût. Alors que les cadres ont travaillé chez eux, en télétravail, les classes professionnelles en bas de l’échelle sociale n’ont cessé de travailler et produire à l’extérieur, en prenant des risques.

    La situation familiale, célibataire, en couple, en famille plus ou moins étendue, joue par ailleurs un rôle important dans la diffusion du virus et dans le sentiment d’isolement plus ou moins marqué par le confinement. Qu’est devenu l’enfant confiné dans une famille monoparentale lorsque la mère, aide-soignante, se rend tous les jours à l’hôpital et risque de transmettre la maladie ? Et les personnes sans logis ? Confinées le plus souvent « dehors »… Pour le quart-monde à nos portes, tant de questions se sont posées, à commencer par la difficulté pour trouver un point d’eau à proximité et se laver les mains. Les situations singulières associées aux stratifications sociales sont minimisées par le mot « confiné », qui paraît s’appliquer à tous de façon égalitaire. En Inde, pour la majeure partie de la population, ne plus sortir c’est ne plus travailler, et dès lors ne plus pouvoir manger…

    Il est clair que la référence à la « guerre » sous-entend des sacrifices et des sacrifiés, présents mais aussi à venir.

    Le passage à la phase trois, celle que nous vivons depuis quelques semaines, s’appelle « sortie de crise ». Ce temps de la réincorporation à la vie publique n’est pas un simple retour à une normalité établie et non questionnée. Il faut un nouveau rite de passage pour réintégrer la vie publique (la prise de sang, le test dans le nez) et/ou un acte significatif (le port du masque). Sans solution radicale devant le virus, l’incertitude perdure pourtant, avec le risque du rebond, dans un mois, dans un an…

    Comment cette incertitude sera-t-elle gérée politiquement ? C’est la leçon de Pierre Bourdieu : le pouvoir s’impose par la force physique (souvent appelée la violence d’État ou la violence légitimée), autant que par l’adhésion collective et la puissance symbolique. Les gouvernants érigent la police générale (dictant le confinement, la prolongation des délais maximums de détention provisoire qui passe de trois à six mois…) et la morale publique (le Premier ministre emprunte une rhétorique dominante lorsqu’il affirme : « Je ne laisserai personne dire qu’il y a eu du retard », comme s’il devait nous autoriser à parler). Il est clair que la référence à la « guerre » sous-entend des sacrifices et des sacrifiés, présents mais aussi à venir… tandis que des tenants du « monde d’avant » tenteront de conserver des privilèges devenus plus que jamais indécents.

    Partant du postulat optimiste que l’épidémie prendra fin d’une façon ou d’une autre – puisque c’est le propre de toute épidémie – il serait naïf de penser que la vie reprendra son cours d’avant. Après l’euphorie initiale du « déconfinement », est venu le temps des tensions laissées un moment de côté (la réforme des retraites, les revendications des Gilets jaunes, des enseignants, des avocats, des universitaires, du monde hospitalier…). Se posera également la question juridique de l’impunité pour les personnes responsables d’avoir maintenu le premier tour des élections municipales, d’avoir décidé la fermeture des écoles trop tard, d’avoir menti sur l’utilité des masques pour la population, de n’avoir pas été en mesure de mettre en place des tests généralisés qui auraient épargné des centaines de vies.

    Sans une conscience d’union collective, un sentiment d’anomie découlant de la séparation et de la liminalité risque toutefois de perdurer. L’agrégation au « monde d’après » ne transformera les formes sociales que si des rapports de force obligent à considérer et mettre en œuvre des conceptions différentes, plus égalitaires et écologiques par exemple. Dans le panorama que les milieux dominants tenteront de mettre en place, pour ceux qui souhaitent repartir autrement, il s’agira de définir et de penser de nouvelles formes sociales, et surtout, par un rapport de force, de les imposer. La catharsis consécutive à la crise sanitaire provoquée par l’apparition du virus aura alors été un fait social véritablement total, qui aura modifié et notre organisation sociale et notre propre rapport au monde.

    Patrick Gaboriau

    Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS

    Christian Ghasarian

    Ethnologue, Professeur à l’Université de Neuchâtel

    #coronavirus #confinement #le_monde_d_après

  • Le mythe de la continuité pédagogique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/07/01/le-mythe-de-la-continuite-pedagogique

    Il y eut d’abord des problèmes pratiques, en France comme ailleurs. Contrairement aux déclarations incantatoires qui ont rapidement inondé l’espace médiatique, rien n’était prêt. Et pour cause, à l’inverse des virologues, épidémiologistes et autres spécialistes de santé, l’université n’a jamais eu pour mission de préparer les réponses à une pandémie. La plupart des cours ont été pensés et écrits pour être prononcés dans un amphithéâtre, devant un public qui réagit. Les séminaires et les travaux dirigés supposent un travail en commun, un échange permanent entre l’enseignant et les étudiant·e·s ; les infrastructures numériques n’étaient pas prévues pour supporter du jour au lendemain et sans accroc une augmentation exponentielle du trafic de données, obligeant à recourir à des opérateurs privés, sans garantie de protection des données personnelles.

    Les expériences des mois passés me poussent à revenir ici sur les problèmes que soulève le mythe de la « continuité pédagogique », particulièrement dans les facultés de lettres et sciences humaines. J’en ressens d’autant plus la nécessité qu’une rentrée de septembre en mode « distanciel », partiel ou total, semble avoir les faveurs des autorités dans plusieurs pays, dont la France. Proposer un enseignement à distance de qualité ne revient pas simplement à débiter devant une webcam le cours que l’on avait prévu de prononcer en amphi.

    Faire cours en ligne suppose des compétences qu’il est irréaliste et injuste d’exiger sans transition de tous les enseignant·e·s : une capacité à « jouer » son rôle de professeur en étant filmé, une division des unités de cours adaptée au temps bref des contenus en ligne – une bonne vidéo explicative sur YouTube ne dure jamais plus de 15 minutes –, des outils permettant l’échange à distance avec les étudiants en différé.

    Enfin, il faut rappeler que de l’autre côté de la fibre optique, ce lien ténu qui nous relie en temps de pandémie, des êtres humains ont jonglé avec la promiscuité familiale, se sont occupés de leurs enfants, ont dépendu d’un ordinateur capricieux ou partagé et, très certainement, ont vécu ou vivent encore avec pour compagnon le virus dans l’une des multiples formes qu’il peut prendre, de la peur de le contracter au décès d’un proche.

    Plutôt que de nourrir les rêves dangereux de ceux qui voient cette crise comme l’occasion d’entrer enfin de plain-pied dans l’ère du tout numérique, il faut se saisir de la crise du coronavirus pour remettre en question la scolarisation et la commercialisation des savoirs entraînées par le processus de Bologne, qui a accéléré la transposition dans l’université des logiques néolibérales de la management policy et du culte des normes de type ISO 9001.

    Ce programme, qui devait favoriser la mobilité des étudiant·e·s et leur permettre de partir à la découverte des savoirs dans d’autres pays, visait aussi, et peut-être en premier lieu, à quantifier et évaluer le savoir reçu ou produit de la manière la plus précise possible. Car ce savoir, dans l’économie de la connaissance prônée par les programmes européens, représente en premier lieu un investissement, et il faut donc impérativement connaître la valeur qu’il aura sur le marché. On est loin de l’idéal d’une université émancipatrice ! Comble de l’ironie, la trahison qui se joue ici porte le nom de la plus ancienne des universités européennes, la Faculté de Bologne, fondée en 1088[2].

    Or, la crise du coronavirus ne semble pas remettre en question cette logique de l’évaluation permanente, au contraire. Certaines universités ont même voulu contrôler l’assiduité des étudiant·e·s en imaginant des processus en ligne invasifs et chronophages pour vérifier leur « présence » dans les cours en distanciel, ce qui n’est pas sans poser quelques questions quant au respect de la sphère privée.

    Renoncer aux examens, même partiellement, semble inimaginable à nombre de décideurs universitaires ou politiques, et même parfois de chercheurs, qui agitent alors le spectre de la dévaluation immédiate et irrémédiable des diplômes. Ils refusent en outre de voir quelles inégalités recèle une évaluation en ligne et paraissent davantage préoccupés par le risque d’une fraude généralisée que par les intérêts des étudiant·e·s, plongeant au passage les services de scolarité dans des difficultés insurmontables quant à l’organisation des évaluations[5].

    À cet égard, j’ai été frappé par le nombre d’étudiant·e·s en bachelor ou en master, d’agrégatifs ou de doctorants qui, sur Twitter, Facebook et les autres réseaux sociaux, exprimaient leur inquiétude quant au maintien ou à la suppression de leurs examens. Beaucoup culpabilisaient de ne pas arriver à travailler efficacement durant le confinement, voire de ne pas mettre à profit ce temps « libre » soi-disant inespéré pour explorer de nouveaux terrains d’apprentissage. Ils craignaient de voir leur futur gravement compromis, et on les comprend.

    La société et l’université elle-même ne les poussent-elles pas sans cesse à la performance, à l’efficacité, à la rentabilité immédiate ? Autre motif d’inquiétude : plusieurs collègues se sont fait l’écho d’initiatives visant insidieusement, sous prétexte de garantir une organisation fluide et un déroulement sans accroc de l’enseignement en distanciel, à contrôler le travail des enseignants eux-mêmes, apparemment suspectés de ne pas se lancer avec assez d’enthousiasme dans la Grande Numérisation.

    À plus long terme, réfléchissons à l’utilité pédagogique de la pléthore d’examens et autres contrôles continus qui ont envahi les cursus universitaires. Lorsque l’évaluation est vraiment nécessaire, prônons des exercices qui mettent l’accent non sur l’apprentissage « par cœur » des matières, mais sur la capacité à construire et formuler une analyse critique. Réinventons des manières de transmettre les connaissances fondées sur des programmes participatifs, où l’enseignant·e accompagne ses étudiant·e·s, où le savoir se construit dans un échange constructif, et libérées de la nécessité de tout quantifier sans délai.

    En un mot, mettons en avant la qualité du savoir et non plus la quantité d’informations. Mais pour cela, il faut plus que jamais remettre en question le culte de l’évaluation permanente à tous les niveaux, cette logique mortifère qui veut transformer l’université en antichambre de l’entreprise.

    #Université #Confinement #Examens #Contrôle #Evaluation

  • Violences policières en France : production de connaissances et mise en évidence d’un problème public | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/06/09/violences-policieres-en-france-production-de-connaissances-et-mise-en-evidenc

    À partir de 2007, une collaboration d’un genre nouveau a été mise en place, entre l’organisation Open Society Justice Initiative et des chercheurs du CNRS, pour quantifier les inégalités alléguées depuis longtemps aux contrôles d’identité. Il faut d’ailleurs noter que le prisme choisi n’était pas celui de la violence policière, mais de la discrimination opérée dans les opérations de contrôle. Le projet de recherche, mené en 2009, s’est basé sur l’observation de 525 contrôles d’identité dans cinq lieux publics parisiens, où les chercheurs relevaient les caractéristiques de toutes les personnes présentes, ainsi que celles des personnes contrôlées[2].

    Cette enquête, dont le protocole méthodologique a permis de contourner les obstacles relatifs à la collecte de données raciales ou ethniques en France, a révélé que les personnes perçues comme noires et arabes ont, en moyenne, 6 et 8 plus de chances d’être contrôlées que les blancs, et les personnes habillées avec un style associé à celui des jeunes des quartiers populaires ont 11 fois plus de chances d’être contrôlées. Depuis, d’autres recherches ont montré que les inégalités raciales et sociales aux contrôles d’identité continuent de se creuser, y compris une enquête du Défenseur des droits publiée en 2017, qui montre que les jeunes hommes perçus comme noirs ou maghrébins ont 20 fois plus de risques d’être contrôlés que les blancs[3].

    Ces chiffres, et la légitimité scientifique qui les entourent, ont imposé le contrôle au faciès comme une « réalité » dans le débat politique.

    Un deuxième type d’actions a été mené par les familles de victimes de personnes tuées par la police, qui ont œuvré, avec le soutien de militants, à rendre visible l’ampleur de ces décès, et la tendance de la justice à en dédouaner les auteurs. Des collectifs de familles ont contribué au recensement des interventions policières mortelles, un travail de longue haleine initié dans les années 1960 par le journaliste et militant Maurice Rajsfus, et poursuivi aujourd’hui par la publication d’une base de données par la revue Basta ! qui documente 676 morts en 43 ans.

    Ces recensements, constitués sur la base d’archives de presse et de recoupements auprès de certaines familles, avocats, et chercheurs, ont mis en évidence la fréquence des décès imputables aux forces de l’ordre, avec une moyenne de 15 personnes tuées chaque année, et une augmentation notable dans les trois dernières années (avec 36 décès liés aux forces de l’ordre en 2017). Parmi les victimes, 57 % n’étaient pas armées et seules 10 % d’entre elles avaient préalablement attaqué les forces de l’ordre.

    Avec le soutien d’éducateurs spécialisés, d’associations locales, et d’avocats dont ceux qui avaient déjà joué un rôle central dans l’affaire de discrimination « au faciès », Slim Ben Achour et Felix de Belloy, les victimes ont réussi à donner de la visibilité médiatique à leur plainte. L’IGPN (Inspection Générale de la Police Nationale) a été dès lors contrainte de mener une enquête approfondie sur les pratiques de ce commissariat, fait rare dans les affaires où des policiers sont mis en cause. L’enquête a rassemblé non seulement les auditions des victimes et des policiers, mais également les registres du commissariat, trois ans de procès-verbaux et mains courantes écrites par les policiers suite à leurs interventions, les rapports annuels, les communications entre le commissariat et la mairie, etc.

    C’est l’accès à ces documents, qui ne sont généralement pas accessibles, même aux chercheurs, qui a permis aux acteurs de cette mobilisation de démontrer que les faits dénoncés étaient loin d’être des exceptions, mais s’inscrivaient dans des politiques institutionnelles. En effet, le dossier a révélé que les supérieurs hiérarchiques ordonnaient aux policiers de procéder à des « contrôles d’éviction des indésirables » de manière quasi-quotidienne, sans jamais définir le terme « indésirable » qui en pratique désignait les jeunes hommes noirs et arabes et les SDF présents dans l’espace public. Les policiers recevaient également pour instruction de conduire systématiquement au poste les jeunes dépourvus de pièces d’identité, même lorsqu’aucune infraction ne le justifiait et que l’identité était déjà connue des policiers. Le dossier a également révélé que malgré plusieurs plaintes déposées contre cette brigade, et des lanceurs d’alerte en interne, la hiérarchie a toujours couvert les agissements de ces policiers.

    Sur la base de ces documents inédits, les avocats des plaignants ont assigné l’État en justice pour discrimination institutionnelle et systémique. C’est dans le cadre d’une intervention dans cette affaire que le Défenseur des droits a décrit les pratiques de cette brigade comme constitutives de « discrimination systémique » qu’il définit comme relevant d’un système, d’un « ordre établi provenant de pratiques, volontaires ou non, neutres en apparence » mais qui résultent en un « cumul des pratiques et stéréotypes qui visent des groupes de personnes dans leur globalité » et qui « ne pourraient être identifiées par le seul traitement des situations individuelles ».

    #Violences_policières #Racisme

  • Le coopérationisme ou comment en finir avec cette peste économique
    https://aoc.media/analyse/2020/05/11/marches-et-pandemie/?loggedin=true

    Alors que trente millions d’Américains se sont inscrits au chômage depuis le début de la pandémie, les marchés boursiers américains ont enregistré en avril leur meilleur mois depuis 1987. Il devient donc urgent de repenser notre modèle économique et remplacer notre système de dirigisme de gladiateurs par une éthique de la distribution équitable. Cette période exige une révolution juridique, politique et économique capable d’ouvrir une nouvelle ère de coopération. Plus de trente millions d’Américains (...)

    #racisme #domination #fiscalité #bénéfices #COVID-19 #discrimination #pauvreté #santé

    ##fiscalité ##pauvreté ##santé

  • Le poids des émotions, la charge des femmes | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/04/20/le-poids-des-emotions-la-charge-des-femmes

    Dans nos débats du moment, il est question de malades et de soignants, de traitements et de souffrances, d’urgence et de mortalité, de confinement et de solitude, de courbes et de statistiques, sans que jamais ou presque ne soit évoqué ce qui forme comme la charpente paradoxale de ce drame : les émotions. Nous sommes tou·te·s plus ou moins ébranlé·e·s émotionnellement mais certain·e·s le sont plus que les autres, véritablement submergé·e·s. Il s’agit des personnes qui exercent les métiers dont nous ne pouvons pas nous passer, dans la santé ou le soin, l’entretien ou la distribution.

    Il s’agit aussi de celles qui n’ont pas pour profession mais bien comme fonction assignée de s’occuper de leurs proches, sur le plan pratique de la vie domestique comme sur le plan moins immédiatement repérable des besoins émotionnels. Or il se trouve que ces personnes sont, dans leur immense majorité, des femmes.

    Il va falloir y réfléchir et s’y préparer, les conséquences de la crise sanitaire sur la santé mentale de toutes celles qui supportent le poids des émotions risquent d’être incommensurables. Dans une approche de science sociale féministe, je voudrais essayer de saisir la nature de ce postulat en forme d’évidence selon lequel les femmes seraient naturellement responsables du bien-être émotionnel de leur entourage. Je le ferai en partant des travaux d’Arlie R. Hochschild, pionnière de la sociologie des émotions qui, dans The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling (Le prix des sentiments), a défini ce qu’elle appelle le « travail émotionnel » en l’envisageant sous ses deux aspects.

    Il y a d’abord celui qui se déploie dans la sphère privée (emotion work) et qui consiste à déclencher ou à refouler une émotion de façon à présenter un état d’esprit adéquat à une situation donnée : être heureuse à un mariage, pleurer à un enterrement, se réjouir d’une bonne nouvelle annoncée par un·e ami·e. Ce travail sur soi pour obéir aux « règles de sentiments » se fait sur le mode d’un « jeu en profondeur » fondé sur la mémoire qui vise à faire advenir l’émotion attendue. Tous ces efforts ont pour objectif de « rendre hommage » aux personnes qui nous entourent, dans un système de don et de contre-don par lequel chacun·e ressent ou fait semblant de ressentir ce qu’il doit à l’autre et qui lui permet de tenir sa place dans le groupe.

    On retrouve ce « travail émotionnel » dans la sphère sociale à la différence notable qu’il s’effectue en échange d’une rémunération (emotional labor). À partir d’une étude sur les hôtesses de l’air et les agents de recouvrement – les unes devant impérativement paraître aimables et attentives, les autres autoritaires et inflexibles – Arlie R. Hochschild interroge le passage d’un usage privé des émotions à un usage marchand. Elle repère ses conséquences en termes de « dissonance émotive », soit la tension induite par l’écart entre l’affichage d’une émotion adéquate et le fait de l’éprouver réellement qui impose à celles et ceux qui la subissent de s’obliger à devenir sincères. C’est ainsi, souligne-t-elle, que les émotions ont été marchandisées et standardisées à mesure que les métiers du service à la personne et du care se développaient.

    Le fardeau des émotions est lourd à porter pour les femmes, en période de confinement, il peut devenir proprement insupportable.

    La sociologue prolonge l’analyse en insistant sur la dimension genrée de la capacité à développer des ressources émotionnelles. À partir de l’exemple des domestiques et des femmes, elle montre que les personnes dont le statut social est moins élevé doivent plus que les autres souscrire aux attentes en termes d’émotions affichées (sourires encourageants, écoute attentive, commentaires approbateurs). De cela, il découle que l’on en vient à considérer ces postures émotionnelles comme naturelles.

    Nous le savons depuis Simone de Beauvoir, et plus encore avec les études de genre, les mécanismes par lesquels on enferme les filles dans des aptitudes et dispositions associées à la gentillesse, au souci de l’autre et à la disponibilité, sont nombreux et pérennes. Ils perpétuent les représentations séculaires qui, au nom de leur capacité maternelle, enferment les femmes dans l’espace du foyer et les activités du soin (aux enfants, aux malades, aux personnes âgées). Voilà pourquoi elles sont considérées comme les « gestionnaires de l’émotion », selon les termes de Arlie R. Hochschild, c’est-à-dire que l’on attend d’elles qu’elles prennent en charge et assurent le bien-être émotionnel des membres de leur famille comme des personnes qu’elles côtoient professionnellement.

    Dans son ouvrage Les couilles sur la table, Victoire Tuaillon développe l’hypothèse intéressante selon laquelle les hommes exploiteraient cette disposition : « La masculinité va souvent de pair avec la rétention des émotions, le refus de la vulnérabilité, une réticence aux conversations profondes et intimes. (…) Toute la manœuvre [consiste donc] pour eux à dissimuler ces demandes émotionnelles et à faire en sorte que les femmes y répondent d’elles-mêmes ». Sans que la chose soit nécessairement consciente ni volontaire, les hommes considéreraient le « travail émotionnel » comme étant inhérent à l’existence féminine, quelque chose qui leur serait en quelque sorte dû.

    Ce qui est certain, c’est que le fardeau des émotions est lourd à porter pour les femmes. En période de confinement, il peut devenir proprement insupportable, s’ajoutant à la charge domestique (assumer l’essentiel de l’entretien de la maison, du linge et des repas), à la charge parentale (augmentée de la nécessité d’occuper et d’éduquer les enfants) et à la charge mentale (prévoir les besoins de tous et organiser leur satisfaction). L’autrice Emma décrit, dans le tome trois de sa série Un autre regard, cette responsabilité que les femmes s’imposent de devoir assurer le confort émotionnel de leur entourage : se priver d’une sortie pour ne pas laisser son conjoint s’occuper seul des enfants, acheter ce que les uns et les autres apprécient et y ajouter quelques surprises, accepter de n’avoir pas eu d’orgasme lors d’une relation sexuelle et qu’elle s’arrête avec celui de son partenaire, se soucier de la santé de tous les membres de la famille et veiller à maintenir le lien entre les générations… En un mot, être en permanence attentive aux besoins d’autrui, généralement sans obtenir ni aide ni remerciement.

    On imagine de quel poids cet « effort émotionnel » pèse au quotidien en contexte confiné. En plus de se trouver réassignées à domicile, enjointes d’assurer la gestion pratique de cette situation, les femmes doivent affronter l’angoisse de leurs proches et s’efforcer de l’atténuer alors même qu’elles n’y échappent pas. Ce sont elles qui soutiennent, qui rassurent, qui consolent et qui caressent. Il ne s’agit pas d’essentialiser, car il va de soi que les hommes sont tout autant capables de sollicitude et de tendresse mais, pour des raisons qui ont trait à des siècles de construction sociale des stéréotypes de genre, c’est bien aux femmes que l’on demande en priorité (et en urgence) d’appliquer la « règle des sentiments » au sein de leur foyer. Ce sont donc elles plus que les autres qui risquent de subir un véritable épuisement moral et psychique.

    Que dire alors de celles qui exercent les métiers de la santé, du soin et de l’aide à la personne ? Si les femmes y sont si nombreuses, on l’aura compris, c’est que l’on considère comme allant de soi qu’elles mettent leurs capacités émotionnelles aux service des autres. Dans le milieu professionnel plus encore que dans la vie privée, cette supposée aptitude innée dans le domaine de la gestion des émotions n’est ni reconnue ni valorisée.

    Les auxiliaires de vie, infirmières et aides-soignantes portent déjà en temps ordinaire la charge du bien-être émotionnel des patient·e·s et de leur entourage. Quand on pardonnera aux médecins de vouloir se protéger en limitant tout investissement personnel dans la vie des malades, on attendra d’elles qu’elles fournissent les gestes et les mots qui réconfortent et qui accompagnent. Il en va d’une exigence de conformité à leur rôle professionnel. Bien évidemment, ce partage n’est pas étanche, les attitudes des unes et des autres pouvant être inverses. Reste que, du fait de leur écrasante majorité dans les métiers du care, ce sont bien les femmes qui assument, de façon invisible, l’essentiel de ce travail émotionnel.

    S’il est un des aspects du drame que nous ne devrons pas oblitérer, c’est bien celui-ci : nous tenons par la force des sentiments qui nous lient.

    Dans un beau texte issu d’un livre collectif, La philosophie du soin, Claire Marin fait de « l’attention à l’autre comme disponibilité sensible » la condition non seulement décisive mais préalable du soin. Cette disposition, observe-t-elle, implique une tension entre le geste souvent rude visant à traiter le mal et les mots bienveillants destinés à rassurer. Parce que la maladie produit une douloureuse dissociation intérieure entre le sujet et son corps, parce qu’elle prive le malade de celui qu’il était, les soignant·e·s s’efforcent d’atténuer ce « malheur » par « une attention personnalisée et humaine à la souffrance ». En situation d’urgence, la chose relève du défi permanent. En plus du contexte médical proprement effarant dans lequel elles/ils travaillent, s’ajoute aujourd’hui la détresse morale inouïe des patient·e·s et de leurs familles.

    « La difficulté du soin, en médecine comme dans toute autre relation, tient à la peine que chacun éprouve à se vider de soi pour accueillir dans sa pleine mesure la demande d’autrui », écrit Claire Marin, ajoutant que « cet élan vers l’autre sans intentionnalité est une ascèse éreintante, puisqu’elle exige de se mettre entre parenthèses, se retirer de soi pour se laisser envahir par la douleur de l’autre ». Voilà précisément ce à quoi sont confrontées toutes celles et ceux qui accueillent les malades du Covid-19, à cet épuisant travail émotionnel visant à remettre le/la malade dans son corps humain (et non objet) et donc dans son être.

    Il semblerait que nous en ayons pris conscience, même si confusément, comme l’exprime ce besoin que nous avons de les remercier chaque jour. Mais les applaudissements aux balcons ne suffiront pas. Il faudra veiller, une fois que nous serons sortis de cette séquence confinée, à ne pas oublier que les personnes hospitalisées ont non seulement reçus tous les soins qu’il était possible de leur dispenser mais qu’elles ont aussi été accueillies et soignées avec sollicitude. Les primes annoncées ne doivent pas rester ponctuelles, c’est toute la chaîne des métiers du care qu’il convient de revaloriser pour qu’enfin soit reconnue l’importance de l’implication émotionnelle de celles (et ceux) qui les assument. S’il est un des aspects du drame que nous ne devrons pas oblitérer, c’est bien celui-ci : nous tenons par la force des sentiments qui nous lient.

    Il faudra donc aussi prendre au sérieux l’épuisement de celles qui auront supporté, en plus de tout le reste, la charge des émotions au sein de leurs familles. Là, c’est une véritable révolution des mentalités qui doit être initiée. Elle passera par un processus de déconstruction des stéréotypes de genre relatifs aux sentiments. L’attention à l’autre et la tendresse ne sont pas des exclusivités féminines, il n’y a pas de honte à exprimer ce que l’on ressent, y compris ce qui fait de nous des êtres vulnérables, lorsque l’on est un homme. Les émotions n’ont pas de genre, elles sont le propre de notre condition humaine. Quand nous nous retrouverons, faisons en sorte de nous débarrasser de ce mythe qui pose que nous n’avons besoin que de mobilité et d’adaptabilité pour restaurer notre sens de la proximité et de l’altérité. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons alors à nouveau nous laisser toucher, dans tous les sens que revêt ce mot.

  • Épidémie virale et panique morale : les quartiers populaires au temps du Covid-19 | AOC media - Analyse Opinion Critique
    Par Renaud Epstein et Thomas Kirzbaum
    https://aoc.media/analyse/2020/04/14/epidemie-virale-et-panique-morale-les-quartiers-populaires-au-temps-du-covid-

    La pandémie du covid-19 constitue justement l’exemple paradigmatique d’un risque localisé susceptible de se propager dans l’ensemble du territoire et de la société. Aussi se pourrait-il que la mise en lumière de la vulnérabilité des quartiers populaires à l’épidémie et des interdépendances entre territoires soit le levier inattendu d’une prise de conscience et d’une mobilisation des pouvoirs publics en leur faveur. La cartographie des foyers épidémiques à la fin du XIXe et au début du XXe siècle avait contribué à l’émergence de politiques locales de santé et de lutte contre l’insalubrité urbaine. Il n’est pas interdit d’espérer qu’à la « guerre sanitaire » succédera une bataille politique et sociale pour que les habitants des quartiers populaires ne soient plus considérés comme une menace, mais voient leurs mérites reconnus et les risques disproportionnés qu’ils encourent enfin pris en compte.

    #COVID-19 #coronavirus #quartiers #médias #populisme #inégalités #stigmatisation

  • Épidémie virale et panique morale : les quartiers populaires au temps du Covid-19 | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/04/14/epidemie-virale-et-panique-morale-les-quartiers-populaires-au-temps-du-covid-

    Par Renaud Epstein et Thomas Kirszbaum

    Dans Folk Devils and Moral Panics, le sociologue britannique Stanley Cohen rappelait que « de temps à autre, les sociétés sont en proie à des épisodes de panique morale. Une circonstance, un événement, une personne ou un groupe de personnes sont alors définis comme une menace pour les valeurs et intérêts de la société. Les médias les dépeignent de façon stylisée et stéréotypée ; rédacteurs en chef, autorités religieuses, politiciens et autres personnes bien-pensantes érigent des barrières morales ; des experts patentés formulent leurs diagnostics et solutions ; des réponses nouvelles apparaissent et (plus souvent) des mesures anciennes sont réactivées ; enfin la circonstance ou l’événement se résorbe et disparaît, ou au contraire s’aggrave et gagne en visibilité »[1].

    La stigmatisation des habitants des quartiers populaires suspectés de ne pas respecter le confinement entré en vigueur le 17 mars dernier relève assurément de cette définition canonique du phénomène de panique morale. Dès le lendemain, ils étaient pointés du doigt par des médias et sur les réseaux sociaux, submergés par un flot d’indignation visant le comportement d’une population qui serait toujours prompte à se soustraire à la règle commune.

    Il n’aura donc fallu que quelques jours pour que les spécialistes de la stigmatisation des quartiers populaires adaptent leurs discours à la nouvelle donne pandémique. Cette panique morale n’est guère surprenante au regard de l’histoire longue de l’ostracisation des pauvres et des minorités accusés de propager les épidémies. Ce fut le cas au Moyen Âge avec la peste, maladie des pauvres, des quartiers insalubres et des logements misérables qui a suscité, dans les villes européennes, des violences contre les mendiants, les étrangers et les communautés juives, boucs émissaires d’une maladie terrifiante et mystérieuse qu’ils étaient suspectés de diffuser.

    Avec l’épidémie de choléra au XIXe siècle, les pauvres et les étrangers furent de nouveaux visés, en particulier les « Orientaux » dénoncés pour leur saleté et pour la menace épidémique que représentaient leurs pèlerinages à La Mecque. Il en a été de même avec la tuberculose à la fin du XIXe siècle, qui fournit l’occasion à des bourgeois pétris de pensée hygiéniste d’exprimer leur répugnance vis-à-vis des mœurs et de l’immoralité des habitants des faubourgs ouvriers[2].

    Le travail des historiens s’avère précieux car il nous rappelle que les quartiers populaires ont toujours cristallisé les grandes peurs sociales. Les faubourgs ouvriers du XIXe siècle étaient dépeints par leurs contemporains des classes dominantes comme un monde peuplé d’une espèce à part et menaçante. Si les premiers temps des grands ensembles HLM ont constitué une sorte de parenthèse heureuse – quoique rétrospectivement idéalisée – dans l’histoire du logement des classes populaires, c’est sur ces quartiers que l’anxiété sociale s’est de nouveau fixée à partir de la fin des années 1970.

    L’incrimination précoce des quartiers populaires, supposément rétifs au confinement, a rapidement suscité un contre-feu nourri de la part d’élus locaux, d’acteurs de terrain et d’habitants, choqués par des discours qui transforment les victimes en coupables. Si le confinement a moins été respecté dans ces quartiers – ce qui reste à démontrer –, c’est d’abord parce que nombre de leurs habitants ne bénéficient pas de cette mesure protectrice. C’est notamment le cas des aide-soignant·e·s, assistantes maternelles, employé·e·s de la grande distribution, chauffeurs livreurs, agents d’entretien et autres professions surreprésentées dans les quartiers, tou·te·s en première ligne pour faire tourner un pays mis à l’arrêt par le coronavirus.

    Comme le résume le maire de Grigny, Philippe Rio, « les habitants des quartiers, c’est l’armée de l’ombre de cette guerre sanitaire ». Et cette armée de l’ombre s’avère particulièrement vulnérable face à la menace virale. Les territoires qui ont fourni le gros des troupes envoyées au front, sans matériel de protection, cumulent en effet les facteurs de vulnérabilité sociale et sanitaire, favorisant à la fois la propagation du virus et sa létalité. La densité urbaine, le surpeuplement fréquent des logements où cohabitent plusieurs générations, la faiblesse de l’offre commerciale renforcée par la fermeture des marchés rendent difficile la distanciation sociale.

    Cette configuration favorable à la diffusion du virus est d’autant plus préoccupante que la proportion de personnes obèses, diabétiques, touchées par des maladies respiratoires et affections de longue durée est nettement plus élevée dans les quartiers populaires que dans les autres territoires. Ces quartiers concentrant les facteurs de vulnérabilité au covid-19 sont aussi parmi les plus exposés aux inégalités d’accès aux soins, pour des raisons économiques et du fait de la désertification médicale qui les affecte massivement.

    Si les quartiers populaires semblent particulièrement touchés par le covid-19, c’est donc moins pour des raisons culturelles que structurelles. On peut d’ailleurs craindre que ces inégalités chroniques soient fortement amplifiées par la crise en cours. C’est le cas dans le domaine scolaire, la « continuité pédagogique » telle qu’organisée par l’Éducation nationale ne pouvant qu’accentuer les écarts entre les élèves qui disposent de toutes les ressources informatiques et familiales pour poursuivre leurs apprentissages à domicile et ceux, nombreux dans les quartiers populaires, qui se trouvent privés de telles ressources.

    Par ailleurs, de nombreux témoignages laissent penser que le contrôle policier des attestations de déplacement reproduit voire amplifie les pratiques discriminatoires des forces de l’ordre envers les jeunes des quartiers populaires, bien loin du « traitement de faveur » évoqué par certains médias. Le covid-19 fonctionne ainsi comme un révélateur d’inégalités socio-spatiales qui se combinent au détriment des quartiers populaires. Il rend visible l’ampleur des difficultés que connaissent leurs habitants – des difficultés qui avaient été progressivement occultées ces dernières années sous l’effet des discours opposant les cités de banlieue à une « France périphérique » dont les souffrances ont occupé le devant de la scène avec le mouvement des Gilets Jaunes.

    #Coronavirus #Quartiers_populaires #Paniques_morales

  • Parole présidentielle : commentateur n’est pas leader | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/04/14/parole-presidentielle-commentateur-nest-pas-leader

    La mise en regard des deux discours est d’autant moins flatteuse que la référence, à travers la promesse de jours heureux retrouvés, a manqué de finesse. La valeur de la parole politique ne se mesure pas en nombre de mots ou d’envolées lyriques. Celui qui parle pour s’écouter peut difficilement être celui dont la parole guide.

    Une large partie du discours d’Emmanuel Macron du 13 avril a été dédiée à commenter, à la manière d’un journaliste, sa propre action. Président commentateur de ses déplacements à travers une piqûre de rappel de sa visite dûment mise en scène au professeur Raoult à Marseille (« j’ai tenu moi-même à comprendre chacune des options possibles »). Président commentateur de ses précédents discours, comme pour s’assurer que l’histoire, ou plus modestement les médias, n’oublient pas ses éléments de langage, et de lui en attribuer la paternité (« chacun d’entre vous dans ce que j’ai appelé cette troisième ligne »). Président commentateur de ses impuissances, sans plus avoir, face à la pandémie, la possibilité de les masquer par l’excuse des carences de « l’ancien monde ».

    Dès lors qu’il a été question des insuffisances de l’action gouvernementale et comme s’il n’était pas de sa responsabilité et de celle de son gouvernement de gérer la crise, il était étrange d’entendre Emmanuel Macron se mettre au niveau de tous les autres Français pour leur dire « comme vous, j’ai vu des ratés, encore trop de lenteurs… ». Annoncer des accents churchilliens obligeait pourtant à être à la hauteur d’un chef de guerre qui s’attachait, non pas à « voir » mais à trouver des solutions à chaque problème lors du second conflit mondial, du plus concret au plus stratégique, de la production des œufs à la sous-utilisation des capacités logistiques de transport.

    Chef de guerre, c’est la figure que tente d’incarner le Président de la République depuis que les ravages de la pandémie se sont abattus sur la France. Il n’a ainsi pas manqué dans son allocution de décliner à maintes reprises le vocabulaire militaire, même s’il y a recouru de manière moins marquée que lors de ses précédentes prises de parole : première, deuxième et troisième lignes, « lorsque l’on est au front », « une production comme en temps de guerre s’est mise en place ».

    La sémiologue et professeure à l’Université de Stanford Cécile Alduy a justement analysé les limites de ces références guerrières, les jugeant « [utiles] du point de vue de l’efficacité rhétorique (…) mais (…) éthiquement et politiquement problématique ». Pour l’auteure de Ce qu’ils disent vraiment : les politiques pris aux mots, le recours à la métaphore guerrière n’est pas exempte de « mauvaise foi » : « cela exonère le pouvoir de ses responsabilités propres. Avec « la guerre », le problème vient d’ailleurs ». Commenter une partie de ses failles pour les mettre à distance, s’exempter d’une autre partie en mettant en scène une guerre par le discours, le mécanisme d’évitement est le même.

    Il est frappant face à cette rhétorique militaire d’entendre la parole de beaucoup de soignants sur les réseaux sociaux et dans les médias demandant à ne surtout pas être considérés comme des héros, par crainte que cette rhétorique les prive de leurs droits à être humains, c’est-à-dire à pouvoir exprimer leurs doutes, leurs peurs, leur fatigue, et ne fasse passer au second plan leur manque cruel de moyens de travail. Les mots du Président de la République fédérale d’Allemagne Frank-Walter Steinmeier le 11 avril estimant que la lutte contre le Covid-19 n’est pas une guerre mais un « test de notre humanité », ont peut-être parlé tout particulièrement à nos soignants.

    Enseignants et parents d’élèves s’interrogent légitimement sur les fondements, en termes de sécurité sanitaire, d’une décision de réouverture des écoles, des collèges et des lycées alors que les bars et les restaurants sont appelés à rester volets baissés et que les premiers avaient été conduits, en mars, à fermer leurs portes avant les seconds. Le fossé est flagrant, à l’intérieur même du discours du Président de la République, entre ces mots, justes et attendus, de constat sur nos limites collectives face à la pandémie – « ce soir je partage avec vous ce que nous savons et ce que nous ne savons pas » – et une annonce de retour des élèves à l’école que ne vient étayer aucune justification scientifique.

    Après avoir depuis plusieurs semaines fondées chacune de ses prises de parole sur les analyses du comité scientifique et des experts, Emmanuel Macron n’a plus cité lundi soir ni l’un, ni les autres. La conséquence relève de l’évidence : citoyens, syndicats, responsables politiques demandent que les travaux scientifiques justifiant la reprise des cours dans le primaire et le secondaire soient rendus publics. Chacun peut comprendre que la France, comme tous les pays du monde, fait face à l’immense défi de juguler la crise sanitaire tout en tentant de limiter l’ampleur de la crise économique produite par le confinement, et surtout de ses conséquences sociales. Mais personne ne peut accepter que des risques soient pris quant à la santé des plus jeunes, et de leurs enseignants. Comment ne pas s’étonner qu’il y a quelques jours encore la porte-parole du gouvernement renvoyait toute prise de décision sur le port de masque à l’attente d’un consensus scientifique et que pas un mot ne soit dit sur celui-ci dès lors qu’il est question de regrouper par dizaines, dans les salles de classe, plusieurs millions d’élèves, même de façon progressive ?

    Et une conclusion qui cogne (sous-texte en rappel : Elizabeth 2 était infirmière dans Londres sous les bombes :-)

    Aucun discours ne fait l’histoire. C’est l’histoire qui fait les grands discours. A plusieurs reprises, pendant les quatre minutes de sa prise de parole, Elizabeth II s’est effacée pour laisser place à des images de soignants, de manutentionnaires, de camions de pompiers, d’Anglais applaudissant dans un supermarché. Savoir s’effacer pour porter un message plus grand que soi. C’est ce qui fait toute la difficulté du discours politique, et peu de femmes et d’hommes sont capables d’atteindre un tel objectif. Mais c’est à son aune que se mesure la vraie valeur d’une parole présidentielle.

    #Discours_politique #Emmanuel_Macron #Coronavirus

  • Tue le temps ou c’est lui qui te tuera – à propos des Basement Tapes de Bob Dylan | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/critique/2020/04/13/tue-le-temps-ou-cest-lui-qui-te-tuera-a-propos-des-basement-tapes-de-bob-dyla

    par Francis Dordor

    Garth Hudson, le seul à avoir suivi des cours d’électronique à l’université, a été chargé d’y brancher un petit studio artisanal avec les moyens du bord et des éléments éparses, quelques micros récupérés chez le trio folk Peter, Paul & Mary, leurs voisins, une table de mixage et un magnétophone prêtés par Albert Grossman, ci-devant manager de Dylan.

    En quelques jours, le terrier voué un temps à de savoureux goûters rythmés se transforme en bateau ivre.

    Tout commence donc un après-midi pluvieux de début mars par une chanson intitulée comme de bien entendu : « On A Rainy Afternoon ». Et de là, dans une ambiance festive, voire bachique, le démiurge et ses suppôts se mettent à dévider une pelote de refrains, de couplets, de thèmes où le nouveau et l’ancien se jaugent avec un respect teinté de défi. Dans sa République Invisible, Greil Marcus, exégète dylanien en chef, nous dépeint en termes théâtraux cette folle et recluse farandole : « Assises face à face, la Comédie et la Tragédie disputaient d’interminables parties de bras de fer sous les acclamations d’une meute de poivrots qui prenaient des paris. »

    En quelques jours, le terrier voué un temps à de savoureux goûters rythmés se transforme en bateau ivre, son capitaine, contrefaçon beatnick de l’Achab de Melville, cinglant au doigt mouillé sur les flots impavides ou tempétueux de l’inspiration, ne sachant jamais tout à fait si le but de cette odyssée souterraine est de ramener l’ambre et les fanons d’une baleine blanche ou simplement de se distraire entre amis et de tuer le putain de temps. Pourtant, le souvenir de Garth Hudson, seul survivant avec Robertson du Band, restitue plutôt l’image saisissante d’un Dylan en transe attablé dans la cuisine, tapant fébrilement sur les touches de nacre d’une vieille Remington, avant de redescendre en trombe les escaliers pour donner corps à une nouvelle chanson. Preuve que l’affaire était quand même prise très au sérieux. Rarement vouloir tuer le temps ne l’a rendu aussi intensément vivant.

    Pour beaucoup, 1967 c’est l’année des hippies, du « summer of love », de Monterey Pop. On en oublierait presque que ce fut aussi l’année où les Etats-Unis connurent 159 émeutes raciales, avec des villes comme Detroit et Newark en état de guerre (respectivement 43 et 26 morts). C’est aussi l’enlisement au Vietnam et un pourrissement de la chose publique qui désagrège jusqu’aux fondations de la Maison Blanche.

    Prophète folk, puis ange exterminateur du rock, il n’aspire qu’à reprendre le contrôle d’une identité qui lui échappe et d’un art qu’il cherche à réinventer. D’autres éléments, personnels, contribuent à accélérer la mue. En font partie un accident de moto survenu sur une route du comté (on dit que ça lui a coûté une vertèbre, quoique peu documenté l’événement reste sujet à caution s’agissant du plus grand menteur de l’histoire de la musique) et les naissances successives de Anna Lea et Samuel Dylan, second et troisième de la dynastie.

    Dylan n’a jamais été le dernier à prendre la poudre d’escampette. Ses chansons d’adieux des débuts – « Long Time Gone », « Farewell », « Don’t Think Twice It’s All Right »- en témoignent. Hobo oui, vagabond certes, pierre qui roule assurément. Mais ermite ? Quand il se replie à Woodstock il vise autant l’isolement que le ressourcement, ne s’affranchit du monde que pour mieux s’enraciner dans une communauté, sa famille, ses musiciens. Le Band devient alors sa loge maçonnique et le parfait contre-exemple à tout ce qui fait tendance, le psychédélisme, son orgie de couleurs, de sons, ses mandalas, sa quête transcendantale… Le Band ressemble à une confrérie Amish et fait de la musique comme un syndicat d’arpenteurs spinozistes. Eux n’annoncent pas l’avènement de l’ère du Verseau, se tapent de l’utopie new age, fuient les solos de 25 minutes à la Jerry Garcia.

    Quant au petit maître, rock star insaisissable, pourtant la plus adulée du moment, prophète folk d’une génération en révolte, qui hier encore annonçait que les temps allaient changer, que l’avenir leur appartenait, le voici qui subitement se tourne vers le passé et la musique jouée à la charnière des siècles par les pionniers, les trimardeurs, les rémouleurs de rengaines. Piochant sans vergogne dans le puits sans fond d’un répertoire mité comme de la vieille dentelle, duquel le musicologue Harry Smith a tiré en 1952 son inestimable anthologie. Tout se passe dans ce huis-clos de Big Pink avec pour témoins et complices sa fratrie de canadiens austères.

    Voilà bien l’esprit et l’esthétique des Basement Tapes, ce fatras de morceaux rock’n’roll pour bastringue pleurétique, de ballades aux fonds de culotte troués, de romances bancales, perchées, tordues, certaines comparables à une ruée d’ivrognes dans un saloon borgne, d’autres à des moments de pure grâce épiphanique. Plus ou moins toutes vouées à se (nous) prémunir contre l’absurdité d’un monde froid et cruel. Mine de rien, en loucedé, Dylan vient d’inventer là ce qui va procurer à la musique blanche ricaine son boulot pour les quarante prochaines années, l’Americana, sorte de contre-culture étanchée par la racine.

    Quand en 1975, et de guerre lasse, Columbia consentira à sortir un double album avec une sélection de chansons du sous-sol, agrémentés d’inédits du Band, histoire de couper court définitivement à la production de pirates, on put enfin avoir accès à la mythique tanière et à son miel sardonique. De la ménagerie humaine de la fameuse pochette signée John Sheele, où se retrouvent confinés dans une vieille chaufferie acteurs musicaux (Robertson en costume Mao, Dylan en veste mexicaine), artistes de cirque et curiosités de foire, mais aussi personnages directement inspirés des chansons comme la voluptueuse Miss Henry et l’eskimo Quinn, le disque ouvrait alors la cage.

    #Musique #Bob_Dylan

  • Notre usine est un roman, de Sylvain Rossignol
    https://www.monde-diplomatique.fr/2009/08/BURGI/17734

    Après avoir lutté contre la fermeture d’un centre de recherche pharmaceutique à Romainville, et finalement perdu cette bataille, les salariés de #Sanofi #Aventis, autrefois Roussel-Uclaf, se sont organisés pour conserver et transmettre un fragment de leur histoire — qui est aussi celle de l’#industrie_pharmaceutique des années 1967-2007. Rédigé à partir de très nombreux entretiens de salariés (ouvriers, syndicalistes, cadres, techniciens), ce livre « filme la force des mots » de ces hommes et de ces femmes restés fidèles à l’utilité sociale du travail, notamment aux enjeux de santé publique liés à leur activité — des enjeux peu à peu sacrifiés par les élites économiques et politiques sur l’autel du marketing et du profit (de là, par exemple, la pénurie de médicaments innovants dans le monde). Ici, comme dans d’autres secteurs industriels, l’abandon des finalités essentielles de la production industrielle à la faveur de vagues de restructurations répétitives s’est classiquement accompagné d’une individualisation de l’organisation du travail et d’une dévalorisation, sinon d’une destruction, des métiers.

    À propos de #Nereïs, un contre-projet pharmaceutique à #Romainville, voir @Fil (2003). https://www.monde-diplomatique.fr/2003/03/RIVIERE/10000

    Dont le site d’époque… https://web.archive.org/web/20050409180657/http://www.nereis-sante.com/nereis.html

    … fait aujourd’hui de la publicité pour le « Lait de toilette bébé : le soin quotidien indispensable ».

    • Témoignage de Pierre Vermeulin, ancien directeur-adjoint du secteur chimie au CNRS (Intervention publiée dans un quatre pages CGT, novembre 2002, cité dans Sanofi : Big Pharma, Syllepse, 2014 ).

      Que les chercheurs, les techniciens, les employés de Romainville aient lutté pendant toutes ces années pour la sauvegarde de leur emploi, c’est évident. Mais au-delà de cette résistance indispensable, ces travailleurs ont su opposer à la logique de régression, de repliement et de fermeture, celle de l’extension de leur activité en construisant un projet novateur qui corresponde à des besoins urgents dans le domaine de la santé. Les raisons de fermer tout ou partie du centre de Romainville sont essentiellement celles de la rentabilité : les firmes pharmaceutiques, en particulier Aventis, ne manquent pas encore pour l’heure, d’équipes de recherche performantes capables de découvrir de nouvelles molécules et de les développer. Cependant leur travail n’est pris en compte par les firmes que dans la mesure où il peut déboucher, avec une quasi-certitude, sur un retour élevé sur investissement. Il s’ensuit un rétrécissement de l’activité sur les créneaux jugés les plus rentables, sur des fermetures de sites et à terme sur le démantèlement d’équipes de recherche et de production. C’est ce que vivent ceux de Romainville. Avec le projet Néréis, les travailleurs du centre ont mis en avant une tout autre logique. Ils ont opposé à cette recherche du profit maximal, la responsabilité de l’entreprise dans la prise en charge des besoins actuels de la santé publique, aussi bien dans les pays développés que dans ceux qui ne peuvent actuellement faire face aux maux qui les frappent. Faire de Romainville, ou du moins d’une partie du site, un centre de développement de nouvelles molécules, c’était offrir un outil pour élargir l’innovation thérapeutique. Ce pouvait être un lieu d’accueil, de test et de développement des idées nouvelles issues de laboratoires publics ou privés qui n’ont pas ou peu les moyens de passer de la recherche à l’application. Ne mettant pas en priorité la rentabilité financière, le projet permettait d’ouvrir des voies dans des domaines où le profit ne peut être garanti, notamment ceux des maladies qui frappent le tiers-monde. Ce pouvait être un lieu de formation pour des équipes de pays en voie de développement qui aspirent à une autonomie scientifique et industrielle dans l’industrie pharmaceutique. Dans un moment où il est de bon ton de prôner la valorisation scientifique et la promotion de l’innovation, les propositions des travailleurs de Romainville auraient dû rencontrer un accueil plus militant de la part des ministères responsables, ceux de la recherche et de la santé. Un engagement de l’État, et des organismes de recherche qui en dépendent, aurait affirmé l’intérêt public du projet et aurait contribué à mieux placer Aventis devant ses responsabilités. Les discours en faveur de l’entraide envers les pays du Sud auraient trouvé plus de crédibilité. Utopie, alors, dépourvue de toute référence à la réalité. C’est certainement ce que d’aucuns voudraient faire croire. Ce sont bien pourtant ces propositions nouvelles qui collent à une réalité qui commence à être bien connue. Il faudra bien un jour qu’en matière de médicaments, l’intérêt des millions des personnes en attente de traitements, soit reconnu prioritaire sur le fameux retour sur investissement. L’utopie est bien ici l’annonce de l’avenir qu’il faut construire. La lutte de ceux de Romainville est exemplaire, elle a su lier la lutte pour la sauvegarde de l’emploi à la lutte pour une nouvelle conception de l’entreprise qui doit œuvrer à produire pour les besoins des populations. C’est certainement une avancée considérable dans la stratégie de lutte contre la régression sociale dont chacun peut faire l’expérience de nos jours. Il ne s’agit pas seulement de résister mais aussi de commencer à tracer les voies du futur. La loi du profit maximal n’est pas encore révoquée, les intérêts des grandes firmes et de leurs actionnaires sont encore dominants. Cependant dans les luttes actuelles de nouvelles possibilités se créent.

      PDF du bouquin https://www.syllepse.net/syllepse_images/articles/sanofi.pdf

    • « Big Pharma », ou la corruption ordinaire, par Philippe Rivière @fil (Le Monde diplomatique, octobre 2003)
      https://www.monde-diplomatique.fr/2003/10/RIVIERE/10610

      Cette mise à l’écart du politique (qui n’est que l’autre nom du « trou » de la Sécurité sociale) n’est pas irrémédiable : diverses propositions permettraient de réintégrer patients et médecins dans les choix de santé — comme l’ont fait, sans attendre d’invitation, les malades du sida. Il faudra en premier lieu faire sauter les verrous intellectuels solidement mis en place par les laboratoires, qui assurent la carrière des chercheurs scientifiques leur ouvrant des marchés et répriment les autres, achètent la bienveillance ou la complicité de certains médias, flattent les « bons prescripteurs » et se défient des médecins « passéistes » qui se contentent de donner de bons vieux médicaments éprouvés... L’industrie — mise en coupe réglée par la finance et disposant de fabuleuses réserves de cash — fait régner, sur l’ensemble des protagonistes, une effrayante police de la pensée. La petite corruption ordinaire instillée par ces pratiques a fini par gangrener, à tous les échelons, le contrat social signé autour de la santé publique.

  • Nous défendre – face au discours politique sur le Covid-19 | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/04/06/nous-defendre-face-au-discours-politique-sur-le-covid-19

    Ce qui est indigne, et encore plus de la part d’un directeur de la Santé ou des ministres issus du corps médical, c’est d’avoir répandu des fake news pour éviter de perdre la face et simplement reconnaître qu’il y a eu des erreurs. Cette incapacité à reconnaître des torts, à assumer rappelle le leitmotiv de la clique LREM depuis ses débuts : « j’assume » signifiant, paradoxalement, « je refuse de prendre mes responsabilités ». Cette tonalité autoritaire, à la fois sûre de son autorité politique et scientifique, et récusant toute contestation, est parfaitement reconnaissable pour les féministes : c’est celle du patriarcat.

    Toute critique de l’action gouvernementale, dont l’incompétence et l’irresponsabilité est visible aux yeux de tous, est écartée comme « polémique », ignare et même dangereuse (les « experts auto-proclamés » moqués par Macron, les « sociologues » et intellectuels cloués au pilori par ses alliés). Les seules dont on veut bien dire du mal au sein de la majorité présidentielle sont Sibeth Ndiaye, « porte-parole », donc chargée de transmettre les positions gouvernementales, et Agnès Buzyn, remplacée, Dieu merci, à son poste de ministre par un homme plus jeune, qui ment mieux qu’elle.

    La perception du monde est scindée en deux. D’un côté un discours martial, appuyé sur une soi-disant rationalité des chiffres, de l’économie, de la science. C’est le discours du gouvernement et de la plupart des experts convoqués par les médias – des hommes en majorité. De l’autre côté, une vie ordinaire qu’il faut au jour le jour réagencer au temps du Covid-19 et des actions : des femmes en majorité, au corps à corps avec des malades, au contact avec les clients dans les supermarchés, jonglant avec les tâches domestiques (trois repas par jour, sans cantine ni pour les grands ni les petits), les tâches éducatives prescrites par l’Éducation nationale sur le mode forcené de l’activisme, et réalisant par téléphone le travail de lien qu’elles font généralement entre les générations… en sus de leur télétravail, ou de leur travail sur le terrain. Des femmes enfin, confinées avec des conjoints violents au péril de leur vie, qui n’ont jamais eu aussi peu de marges de manœuvre pour se défendre[1]. Des conjoints qui continuent aussi leur guerre, une guerre qu’ils mènent contre les femmes, leur femme, leur propriété.

    L’épidémie actuelle a la puissance de décaper toutes les illusions, les fausses promesses et les mensonges du capitalisme avancé ou du néolibéralisme, de rendre visible à tous sur qui repose réellement notre société. Il est presque amusant (tragiquement) de voir tant de suppôts du capitalisme découvrir la réalité et des idées qu’ils attribuaient jusqu’alors aux gauchistes dangereux ou aux « bisounours » idéalistes : oui, mettre le profit d’abord, au détriment des institutions de protection de la société (hôpital public, enseignements, transports) c’est mal. Faible début de prise de conscience morale de l’inversion des valeurs qu’opèrent nos sociétés capitalistes : ce qui est le plus réellement utile, ce qui rend possible notre vie ordinaire, est le plus méprisé, et le moins valorisé.

    Ce qui apparaît aujourd’hui est très concrètement ce que les féministes et autres pensées critiques ont analysé en termes d’injustice épistémique. Les critères qui disent ce qui est bien, mal, valorisable, méprisable, les critères collectifs de ce qui compte se présentent comme universels mais sont de fait ceux d’une société patriarcale. Dans le désastre actuel émerge la nécessité vitale d’y inclure d’autres points de vue, d’autres voix que celles des dominants. Intégrer les voix de tous ceux et en majorité celles qui font vivre la société, dans les définitions de ce qui compte est bien affaire de démocratie : d’élargissement du public et d’intégration de l’ordinaire et du contingent dans la préoccupation politique, de reconnaissance de la compétence de personnes subalternes dont profitent les dominants qui les mobilisent plus que jamais aujourd’hui à leur service, leurs ambitions politiques ou leur expansion économique que rien selon eux ne doit arrêter.

    #Coronavirus #Féminisme

    • Cette incapacité à reconnaître des torts, à assumer rappelle le leitmotiv de la clique LREM depuis ses débuts : « j’assume » signifiant, paradoxalement, « je refuse de prendre mes responsabilités ».

      On appelle ces gens des psychopathes en langage normal, non ?

  • Quoi qu’il en coûte, sans doute : mais à qui ? – Coronavirus et inégalités | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/04/01/quoiquil-en-coute-sans-doute-mais-a-qui-coronavirus-et-inegalites

    On peut y lire surtout les inégalités galopantes devant le confinement et ses conséquences. Les inégalités entre ceux qui peuvent se protéger et ceux qui ne le peuvent pas. Les inégalités entre ceux qui doivent travailler et ceux qui ne le peuvent pas. Les inégalités entre hommes et femmes. Les inégalités entre le haut et le bas, comme le dit un élu de la CGT de Wattrelos : « Nous, les ouvriers, on nous dit : “ Allez travailler ! ” », « alors que les cadres travaillent depuis chez eux ». Les inégalités devant les conditions de confinement, exemple extrême, entre les footballeurs du PSG et certains de leurs supporters.
    Urgences économiques

    Sur fond de querelles sur le gel, les masques, l’efficacité des traitements, les comparaisons internationales, et de responsabilités sur la gestion de la crise sanitaire et l’impréparation française, sur fond de vague inéluctable des décès, on va aborder, échéance lointaine et très proche, la seconde vague, celle de l’écroulement de l’économie française. Il en est déjà question par le recours à la métaphore guerrière et aérienne : « Il faut un pont aérien de cash », « Le tuyau d’arrosage a été remplacé par la lance à incendie, mais on n’est pas encore passé au Canadair »…

    Intéressant cette manière de montrer la division économique entre « patrons » pour mieux briser leur solidarité idéologique.

    Inégalités entrepreneuriales

    Pourtant, ce qu’un patron peut faire durant « la crise » et ce qu’il peut faire « après la crise » est incommensurable. Déjà sont pointées du doigt certaines conduites d’entreprises (des grandes) constituant des réserves financières, comme d’autres se précipitent « dans les magasins pour acheter des paquets de nouilles ».

    Faire face revêt de multiples significations, incomparables, entre la multitude des chefs d’entreprise qui font la queue aux numéros d’attente de l’URSSAF, des hotlines, des cellules d’appui des chambres de commerce, et ceux qui se débrouillent avec leur comptable, sans parler de ces auto-entrepreneurs « reluctant » enrôlés malgré eux dans l’entrepreneuriat.

    Sur l’autre rive, ceux qui ont accès à toute une gamme de ressources sociales peuvent limiter la casse voire préparer l’après-crise ou même trouver les ficelles pour en tirer le meilleur parti, comme ce fut le cas en 2008. Le cas de Black Rock est certes états-unien ; l’administration Trump a en effet confié à des gestionnaires de fonds le soin d’assister le gouvernement dans son plan d’appui et de sauvetage des marchés financiers. À quelles conditions et à quel prix ? Les moyens très techniques et abscons qui peuvent être mobilisés ou inventés en matière de financement d’économies ravagées, devront faire preuve, beaucoup plus qu’après 2008, de vigilance et de pédagogie pour faire comprendre aux profanes ce que « refinancer » veut dire.

    Cela pourrait être à l’agenda d’urgence dans quelques semaines, quand la vague proprement sanitaire aura été jugulée. La vague politique va alors déferler, au rythme d’une insécurité économique imprévisible. Le « Quoi qu’il en coûte » et le « Plus ne sera jamais comme avant » devront alors trouver des traductions multiples, au plan français et européen. On peut se demander si la chambre de 2017, élue avec un taux d’abstention record, sera la mieux placée afin d’opérer l’immense refondation nationale qui vient, pour combattre à court, moyen et long terme, le virus des inégalités.

    #Sortie_de_crise #Coronavirus #Impôts

  • Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise

    Par Bruno Latour

    Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts. Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter.

    En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tout cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.

    Malheureusement, cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur programme d’atterrissage. Les globalisateurs, ceux qui depuis le mitan du XXe siècle ont inventé l’idée de s’échapper des contraintes planétaires, eux aussi, y voient une chance formidable de rompre encore plus radicalement avec ce qui reste d’obstacles à leur fuite hors du monde. L’occasion est trop belle, pour eux, de se défaire du reste de l’État-providence, du filet de sécurité des plus pauvres, de ce qui demeure encore des réglementations contre la pollution, et, plus cyniquement, de se débarrasser de tous ces gens surnuméraires qui encombrent la planète[1].

    N’oublions pas, en effet, que l’on doit faire l’hypothèse que ces globalisateurs sont conscients de la mutation écologique et que tous leurs efforts, depuis cinquante ans, consistent en même temps à nier l’importance du changement climatique, mais aussi à échapper à ses conséquences en constituant des bastions fortifiés de privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux qu’il va bien falloir laisser en plan. Le grand rêve moderniste du partage universel des « fruits du progrès », ils ne sont pas assez naïfs pour y croire, mais, ce qui est nouveau, ils sont assez francs pour ne même pas en donner l’illusion. Ce sont eux qui s’expriment chaque jour sur Fox News et qui gouvernent tous les États climato-sceptiques de la planète de Moscou à Brasilia et de New Delhi à Washington en passant par Londres.

    Il ne faut pas oublier que ce qui rend les globalisateurs tellement dangereux, c’est qu’ils savent forcément qu’ils ont perdu, que le déni de la mutation climatique ne peut pas durer indéfiniment, qu’il n’y a plus aucune chance de réconcilier leur « développement » avec les diverses enveloppes de la planète dans laquelle il faudra bien finir par insérer l’économie. C’est ce qui les rend prêts à tout tenter pour extraire une dernière fois les conditions qui vont leur permettre de durer un peu plus longtemps et de se mettre à l’abri eux et leurs enfants.

    C’est qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production, mais de sortir de la production comme principe unique de rapport au monde. Il ne s’agit pas de révolution, mais de dissolution, pixel après pixel. Comme le montre Pierre Charbonnier, après cent ans de socialisme limité à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il serait peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste la production elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon même de faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche, mais apprendre à sélectionner chaque segment de ce fameux système prétendument irréversible, de mettre en cause chacune des connections soi-disant indispensables, et d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être.

    #Coronavirus #Sortie_de_crise