• Zalmen Gradowski, ou la poésie comme témoignage
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/11/21/gradowski-poesie-temoignage

    Les quatre textes disponibles de Gradowski, sous la forme de deux liasses retrouvées séparément à la libération du camp en 1945, constituent un seul et même récit. Il raconte comment sont progressivement et savamment brisés tous les liens qui se nouent entre les humains et les unissent au monde, aux lieux, aux objets, aux êtres ; tous ces fils innombrables qui font la trame d’une vie, forment le tissu conjonctif d’une humanité et, à l’intérieur de celle-ci, font de chaque humain un monde – qui font monde. Ces quatre textes épinglent les événements marquants comme autant d’étapes d’une expérience narrée à la première personne et jalonnent un récit d’un lyrisme halluciné et visionnaire mis au service d’une démonstration rigoureuse, implacable et profondément politique, révélant le processus de destruction de l’humain en chacun de ces individus qui jadis composaient encore un peuple, une « famille », dit Gradowski. Progressant pas à pas – « N’aie crainte, écrit Gradowski s’adressant à son lecteur, je ne te révélerai pas la fin avant de t’avoir montré le début » –, de texte en texte, ce récit lancinant met en scène l’œuvre de désintégration systématique et inlassable de l’humain, sans cesse recommencée jusqu’à l’anéantissement, car toujours des fils se renouent au sein même du camp et retissent ailleurs et autrement d’autres liens entre les prisonniers ou avec leur milieu.

    #Zalmen_Gradowski #Auschwitz-Birkenau #Sonderkommando #yiddish #Shoah

  • Les Éditions de l’Olivier viennent de publier, en trois volumes, les œuvres complètes de #Roberto_Bolano.

    https://i0.wp.com/diacritik.com/wp-content/uploads/2020/03/Capture-d%E2%80%99e%CC%81cran-2020-03-01-a%CC%80-17.31.24.jpg?w=608&ssl=1

    Bolaño, c’est avant tout un parcours fulgurant. Né en 1953 et mort en 2003, il a commencé à écrire en 1979 : soit seulement 25 ans d’écriture, pour un nombre impressionnant de chefs d’œuvres. Au-delà des biens connus 2666 et Les Détectives Sauvages , citons aussi Anvers , Le Troisième Reich , Des Putains Meurtrières , Étoile Distante , La littérature nazie en Amérique , qui tous, pour des raisons diverses, s’imposent comme des incontournables classiques de notre littérature.

    Diacritik revient volume par volume sur cette publication :
    https://diacritik.com/2020/03/05/bolano-dans-le-miroir-convexe-notre-epoque-nos-perspectives-nos-modeles-d
    https://diacritik.com/2020/06/22/bolano-de-la-batrachomyomachie-a-lenvers-noir-de-la-poesie-oeuvres-comple
    https://diacritik.com/2020/11/10/hotel-bolano-architectures-dun-piege-oeuvres-completes-iii

    #Littérature #édition #livre
    @parpaing je t’en parlais hier !

    • Bolaño, poète avant tout
      https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/03/10/bolano-poete

      Il y a en effet de la poésie cachée sous ses romans, mais aussi des romans inachevés dans sa poésie. Car Roberto Bolaño pratiquait la poésie comme une forme hybride, dont l’impureté lui semblait nécessaire à sa survie au XXIe siècle. L’approche transversale adoptée pour cette édition en français – qui n’a pas d’équivalent en espagnol à ce jour – rend bien compte de cette porosité en incluant de surcroît une partie de ses nouvelles – Appels téléphoniques et autres nouvelles – et deux de ses romans courts, Amuleto et Étoile distante . En prenant le relais des éditions Christian Bourgois, cette nouvelle édition en français commence par offrir l’occasion d’une lecture d’ensemble de la poésie de Bolaño, dont une grande partie était demeurée inédite. Seuls deux recueils de poèmes étaient disponibles en français, Trois et Les chiens romantiques, traduits par Robert Amutio, à qui l’on doit la découverte de Bolaño en France. Ces nouveaux textes, qui paraîtront progressivement dans les six volumes prévus, seront traduits par Jean-Marie Saint-Lu.

    • La bibliothèque Bolaño
      https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/09/23/bibliotheque-bolano

      Les deux premiers textes de ce recueil (dépourvu de tout appareil critique) exigent la participation active du lecteur, en l’occurrence son indulgence ; le novice en matière de bolañisme est invité à sauter à pieds joints page 295, là où l’attendent les joies de L’esprit de la science-fiction. L’amateur ou le connaisseur de Bolaño se donnera pour devoir de lire Monsieur Pain, où il trouvera des phrases comme : « Sa réponse, coupante, me parvint à travers une voix de baryton » ou : « Je me contentai de soupirer, en essayant d’imprimer à mon visage un air de sérénité » (il y a encore le magnifique « – Non, non, m’empressai-je de nier », qui a un certain charme).

  • Le livre des hirondelles, d’#Ernst_Toller : une jeunesse en Allemagne
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/11/11/jeunesse-allemagne-toller

    Le titre original de ce livre, Une jeunesse en Allemagne, rendait parfaitement compte de son contenu ; il est devenu Le livre des hirondelles, en hommage aux vers qu’Ernst Toller écrivit en prison. Dans sa traduction, Pierre Gallissaires a su conserver la langue parfaitement naturelle et sans apprêts de Toller, dont l’autobiographie coïncide avec l’histoire de l’Allemagne à la pointe d’elle-même, à l’instant de son effondrement définitif ; le nazisme y est inscrit désormais comme son essence historique.
    Ernst Toller, Le livre des hirondelles. Allemagne, 1893-1933. Souvenirs d’un lanceur d’alerte. Suivi de quelques poèmes de l’auteur. Trad. de l’allemand par Pierre Gallissaires. Préface d’Olivier Guez. Séguier, 334 p., 21 €

    Dans un texte d’introduction, Ilya Ehrenbourg, ce survivant du stalinisme, après avoir rappelé en quelle estime le tenaient beaucoup de grands esprits, écrit de Toller : « Il n’était pas devenu un soldat de la révolution, et il ne pouvait pas le devenir, mais il continuait à mener la lutte dans le maquis ». Le livre des hirondelles, l’histoire de Toller écrite par lui-même, est une vue en coupe de toute l’histoire de l’Allemagne du début du XXe siècle. Dès l’enfance, il sait la douleur d’être juif, il est né dans une partie de la Pologne encore sous domination prussienne et se sent allemand au plus profond de lui, au point de s’engager volontaire en 1914, à l’âge de vingt et un ans.

    #littérature

  • Une jeunesse en Allemagne
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/11/11/jeunesse-allemagne-toller

    Le livre des hirondelles – à l’origine le titre du recueil de ses poèmes écrits en prison – ne raconte pas seulement la vie de Toller, mais aussi celle toute l’Allemagne et de son destin : le passage de l’enthousiasme guerrier de 1914, qu’il partageait avec bien d’autres intellectuels de l’époque, au pacifisme et à la gauche pourtant aussitôt accusée d’être responsable de la défaite, essentiellement due à l’aveuglement du gouvernement impérial. Le livre de Toller restitue, à la manière de Kafka, le déroulement des événements à travers quelques anecdotes caractéristiques, écrites en ayant soin d’éviter les détails superflus.

    Toller, qui passa par toutes les modalités de l’engagement politique, en tira cette conclusion précise : « Quiconque veut combattre aujourd’hui, au niveau politique, dans l’entremêlement des intérêts économiques et humains, doit clairement savoir que les lois et les conséquences de son combat sont déterminées par d’autres forces que ses bonnes intentions . »

    http://www.editions-seguier.fr/boutique/nouveautes/collection-lindefinie/le-livre-des-hirondelles

    #Allemagne #Ernst_Toller #Nazisme #livre

  • Songes et fables. Un apprentissage, d’Emanuele Trevi
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/10/17/rage-beaute-trevi

    #curious_about

    L’intelligence de Trevi est telle qu’il n’est pas interdit de la comparer à celle de Leonardo Sciascia : il faut relire La disparition de Majorana, les pages sur la douleur du génie précoce de Stendhal. Trevi les avait peut-être en tête en évoquant le troisième artiste du XXe siècle de son livre : le critique et auteur d’essais Cesare Garboli, qui, du jour au lendemain, après la mort d’Aldo Moro, se retira dans une villa aux meubles blanchis par le temps.

    #Emanuele_Trevi #Andreï_Tarkovski #Amelia_Rosselli #Arturo_Patten #Carlo_Garboli

  • Les écrits complets de #Laure : Laure, seulement Laure
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/09/18/laure-seulement-laure

    D’où vient Laure, de son vrai nom #Colette_Peignot ? De nulle part ? De Bataille, Leiris et compagnie ? Plutôt de sa bataille à elle, et contre elle : l’enfance, la religion, la société des établis. Une nouvelle édition de ses écrits, jusqu’alors dispersés, ou tronqués, voit le jour, qui met enfin l’écrivaine au centre de son écriture.

    #littérature

  • #Nazisme, #esclavagisme : politiques comparées des mémoires
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/09/16/nazisme-esclavagisme-neiman

    Learning from the Germans (traduit en allemand, pas encore en français) a été rédigé alors que les États-Unis et l’Allemagne affrontaient un tournant semblable : de même que l’élection de Donald Trump en novembre 2016, l’entrée de l’extrême droite (AfD) au Bundestag en septembre 2017 allait libérer la parole raciste. S’il est loin d’apporter des réponses à tout – le pourrait-il d’ailleurs ? –, le livre de la philosophe américaine Susan Neiman sort à un moment opportun. Comparer le fameux « travail sur le passé » de l’Allemagne à l’égard des crimes du IIIe Reich avec celui sur le passé esclavagiste des États-Unis, que vient de raviver l’assassinat de George Floyd le 25 mai dernier, conduit à s’interroger sur les politiques de la mémoire et leur efficacité, autant que sur la réception des travaux des historiens dans l’espace public.

    #mémoire

  • Le bus des femmes. Prostituées, histoire d’une mobilisation
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/06/26/archives-femmes-lutte

    Car si ce livre émeut autant qu’il instruit, c’est que l’on assiste, page après page, à l’invention d’une manière de faire de la recherche dont on s’est aujourd’hui éloigné : une manière à la fois héritière du bricolage des années 1970 entre militantisme et savoir, et fruit de l’urgence de la lutte contre le sida attentive aux données épidémiologiques fines. En miroir de chaque lettre, la lecture d’Anne Coppel, ni en surplomb ni à la place de, simplement en regard. On comprendra, en lisant le texte de la chercheuse Malika Amaouche qui raconte la suite, que, depuis 2000, bien que des projets soient portés, cette magie n’opère plus. On se demandera pourquoi et on ne manquera pas d’admettre que nous sommes entrés depuis vingt ans dans la grande ère du soupçon : la recherche-action ne plait plus. On préfère une publication en anglais dans une revue de renommée internationale bien indexée et de haut niveau à un rapport photocopié dont chaque mot aura été discuté au petit matin autour d’un café servi dans des gobelets en carton. On préfère aux écritures malhabiles, aux mots rudes et à l’orthographe maladroite des femmes prostituées, les beaux graphiques et les présentations powerpoint des sociologues en santé publique. Nulle nostalgie ne se dégage de cet ouvrage, nulle colère non plus, juste le désir de témoigner qu’une autre recherche a été possible. Ce livre est ainsi une boite où sont conservées les confidences de femmes mais aussi un peu de la beauté du soulèvement qu’elles menèrent ensemble contre un ordre établi. C’est sans doute en cela les plus précieuses des archives de la lutte contre le sida.

    #bus_des_femmes #prostitution

  • Histoire des polices en France : police partout, Philippe Artières
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/05/28/police-partout-milliot

    C’est une gageure que d’entreprendre aujourd’hui une histoire sur la longue durée des polices en France. D’abord parce que, disons-le d’emblée, contrairement à la littérature, l’historiographie a préféré depuis longtemps aux policiers les brigands, les criminels et criminelles, les apaches, les voyous, les voleuses… Alors que la confiance en la police est au plus bas, la publication d’Histoire des polices en France est un événement.

    Vincent Milliot (dir.), Emmanuel Blanchard, Vincent Denis et Arnaud-Dominique Houte, Histoire des polices en France. Des guerres de Religion à nos jours. Belin, coll. « Références », 584 p., 41 €

    D’autres chercheurs s’étaient brisé les doigts sur la police (Jean-Marc Berlière et René Lévy, Histoire des polices en France. De l’Ancien Régime à nos jours , Nouveau Monde, 2011), soit qu’ils fussent trop nourris par une sociologie des normes, asséchant cette histoire en en faisant celle d’une simple institution, soit qu’ils fussent par trop attirés et même pour certains fascinés par leurs personnages, tirant le récit vers l’anecdotique et le spectaculaire, le savant policier fin-de-siècle ou le « flic collabo ».

    Si, en creux de cette histoire de la marge, étaient esquissés le portrait du lieutenant général de police d’Ancien Régime et ceux des agents anonymes de la sûreté du début du XXe siècle par exemple, restait le plus souvent dans l’ombre l’histoire des politiques de gestion et de maintien de l’ordre de la cité, alors même que les archives les concernant sont considérables. C’est peut-être la deuxième difficulté d’une telle entreprise : l’incroyable masse archivistique de règlements, de circulaires, mais aussi de représentations et de discours sur la police.

    Sur cet objet, il ne faut pas avoir peur des excès : le livre d’Emmanuel Blanchard, Vincent Denis, Arnaud-Dominique Houte et Vincent Milliot est monstrueux ; il ne pouvait en être autrement. Comme chacun sait, c’est la même chose en histoire et dans la rue : « la police est partout ». Et loin d’atténuer son importance, les nouvelles questions qui depuis vingt ans agitent la discipline n’ont fait que renforcer la nécessité de son étude : l’histoire du genre, l’histoire postcoloniale, mais aussi l’histoire culturelle, sont traversées par celle de la police. Ce livre est habité par cette nouvelle historiographie et c’est sans doute pour cela qu’il fait événement.

    #police #histoire #livre

  • Lire Sholem Aleykhem en temps de confinement
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/04/29/lire-aleykhem

    L’évocation du milieu interlope du théâtre juif à ses débuts passe par l’accumulation de péripéties plus ou moins vraisemblables, qui tout en maintenant un substrat réaliste rappellent constamment le roman populaire ou le roman-feuilleton, avec ses scènes mouvementées et ses aventures en cascade : arrivée du théâtre ambulant dans la bourgade juive, qui vient enchanter la vie quotidienne et provoque la fuite ou l’enlèvement rocambolesques des deux jeunes héros, ces « étoiles vagabondes » qui, comme dans la légende, s’attirent invinciblement sans jamais se rejoindre ; voyages initiatiques qui éprouvent la vocation artistique à l’aune du desserrement des restrictions de la vie traditionnelle ; accomplissement de l’art, payé au prix fort de la solitude, des trahisons amoureuses et de la culpabilité induite par le processus de rupture. Condensé par la fantaisie carnavalesque et le foisonnement du « roman comique », c’est tout le douloureux apprentissage de la modernité et de l’acquisition de l’individualité émancipée au crible de l’expérience personnelle qui est symbolisé de façon transposée à travers la verve romanesque. À la suite du processus d’émigration outre-Atlantique, la description se fait de plus en plus satirique, à mesure que la perte de l’innocence accompagne le dévoiement de l’idéalisme initial, traduisant la dégradation des valeurs par les compromissions de l’art naïf de l’origine, au profit de la marchandisation des talents, annonçant déjà le futur star-system hollywoodien et dénonçant la médiocrité du répertoire et des performances artistiques. Sholem Aleykhem, lui-même peu satisfait de ses deux séjours américains (la Première Guerre mondiale le contraint à revenir y passer les dernières années de sa vie), n’a de cesse de montrer l’envers du rêve émigrant et pastiche avec ironie le melting pot linguistique et l’abâtardissement de la langue et des coutumes du Vieux Monde.

    #Sholem_Aleykhem #livre #littérature_yiddish #Yiddish
    ping @febrile

  • Conjurer la peur, de Patrick Boucheron : peindre la peur en Italie
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/03/25/peindre-peur-italie-boucheron

    Or la peur se propage comme la peste. Les Siennois de la fin des années 1330 ne le savaient pas encore – dix ans plus tard, plus aucun Européen ne l’oubliera. Dans une certaine mesure, leur connaissance de la peur était purement politique ; elle avait même ceci d’unique qu’elle était d’une autre origine et d’une autre essence que divine, et qu’il n’était donc plus besoin, pour la juguler, d’invoquer Dieu ; mais ils ignoraient la peur biologique, et sa capacité à dévaster le commun plus sûrement que la haine. Ils ne pouvaient savoir que cette peur-là allait contaminer la peur politique pour longtemps, et transformer les institutions destinées à la conjurer dans le sens qu’eux-mêmes craignaient : celui d’une seigneurie ayant tout pouvoir sur les corps, ceux des pestiférés comme ceux des bien portants.

    Afin de saisir la portée d’un tel tournant, il faut se souvenir du premier texte historique décrivant les effets d’une épidémie de peste en Europe, celle qui s’abattit sur Athènes en 429 avant J.-C. : le récit de Thucydide décrivant une situation qu’il dit indescriptible parce que « nul n’était retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines ». Deux mille ans plus tard, en 1629, Thomas Hobbes traduisit en anglais La guerre du Péloponnèse, dont le livre II commence par ce passage. Mais Hobbes rendit le mot « crainte » (apeirgein en grec, proche de « réfréner ») par le mot « awe ». Cette peur d’un genre particulier, désignant « à la fois ce qui est terrible (awful) et ce qui inspire le respect (awesome) », Hobbes l’installe en 1651 au centre de la doctrine de l’État qu’il développe dans le Léviathan. Son célèbre frontispice expose au lecteur, non plus des lieux du commun, mais un espace soumis à un corps unique, surdimensionné, tenant par la peur l’ensemble des corps qui le composent.

  • Twitter & les gaz lacrymogènes de Zeynep Tufekci : Internet et la révolution
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/04/01/internet-revolution-tufekci

    par Zoé Carle
    1 avril 2020
    Près de dix ans après les soulèvements de l’année 2011, Twitter & les gaz lacrymogènes de Zeynep Tufekci redonne vie à des analyses presque anachroniques et rappelle ce moment fragile où les dissidents de Tunisie, d’Égypte et de Turquie avaient une double avance, générationnelle et technique, sur les régimes répressifs qu’ils ont momentanément déstabilisés. La chercheuse, sociologue et développeuse informatique de formation, replace le rôle d’Internet dans l’évolution des mouvements de contestation et de leur répression.
    Zeynep Tufekci, Twitter & les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne Lemoine. C & F Éditions, 430 p., 29 €

    Après la douche froide de l’affaire Cambridge Analytica aux États-Unis et les preuves de l’instrumentalisation des réseaux sociaux dans plusieurs processus électoraux censément démocratiques, tout se passe comme si on s’interdisait d’évoquer le rôle d’Internet à un autre endroit de la politique : au sein des mouvements sociaux. Ce relatif silence contraste avec l’enthousiasme de mise au tout début de la décennie 2010, au moment des « printemps arabes », où de nombreux commentateurs ne tarissaient pas d’éloges sur les « révolutions Facebook » tout en posant des équivalences rapides entre révolution technologique et émancipation politique.
    Zeynep Tufekci, Twitter & les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée

    Pendant les manifestations de juin 2013 à Istanbul © CC/Mstyslav Chernov

    Ce trop-plein de storytelling technophile avait été logiquement suivi d’une avalanche de déplorations cyberpessimistes, s’appuyant notamment sur les analyses d’Evgeny Morozov dans The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom. Au fur et à mesure que les régimes dictatoriaux percevaient les potentialités de l’outil connecté à des fins de surveillance et de répression, les positions cyberpessimistes l’ont emporté, invisibilisant les travaux faisant le lien entre les mobilisations et Internet.

    À l’époque, la question des médias sociaux était trop et mal posée. Zeynep Tufekci rappelle la lassitude des activistes à ce sujet face à des journalistes leur posant inlassablement une question ingénue : les réseaux sociaux eux-mêmes n’étaient-ils pas à l’origine de ces soulèvements ? La question n’était pas exempte d’une forme de néo-orientalisme, comme l’a montré Yves Gonzalez-Quijano dans Arabités numériques (Actes Sud, 2012) : ces jeunes activistes étaient « médiagéniques » parce qu’ils nous ressemblaient avec leurs lunettes en écaille et leurs smartphones, et ces technologies créées en Occident – donc émancipatrices par nature – leur avaient permis de lancer leurs e-révolutions.

    Comme le souligne Tufekci, dans ces premiers commentaires l’accent était mis sur la technologie et non sur les usages, et c’est bien ce qui irritait les activistes qui « estimaient que les médias n’accordaient pas aux activistes arabes le mérite d’une utilisation nouvelle et réellement innovante de ces outils ». L’un des grands mérites du livre est de saluer les activistes de 2011 comme des pionniers en matière de médiactivisme et de logistique de l’action collective. Yves Gonzalez-Quijano a montré que ce rôle de pionnier ne venait pas de nulle part, qu’il avait éclaté de façon spectaculaire cette année-là, car l’émergence de la cyberdissidence arabe à partir des années 1990 était passée relativement inaperçue. Tufekci rappelle les initiatives novatrices qui ont vu le jour à la charnière des années 2010, comme 140 journos en Turquie ou Tahrir supplies en Égypte, qui ont toutes deux exploité l’outil, à des fins d’information dans le premier cas, de logistique pour le matériel médical dans le second.

    « La technologie n’est ni bonne ni mauvaise ; et n’est pas neutre non plus », nous rappelle l’auteure, et il convient de prêter attention à ses usages. Tufekci tient ainsi le pari d’une recherche empirique d’ampleur, alliant rigueur ethnographique par l’observation des acteurs en ligne et hors ligne, et connaissance fine des architectures d’Internet et de ses plateformes de réseaux sociaux, sans jamais se départir d’une ambition théorique et politique annoncée dès l’introduction. À partir de ses observations sur les mouvements altermondialistes dans les années 1990, la chercheuse accumule données et enquêtes pour documenter ce qu’a signifié l’arrivée d’Internet puis son développement pour les mouvements sociaux.

    Que son point de départ soit le Chiapas n’est pas un hasard : « les réseaux de solidarité zapatiste marquent le début d’une nouvelle phase, l’émergence de mouvements connectés au moment où l’internet et les outils numériques commencent à se répandre parmi les activistes et plus généralement au sein des populations ». La chercheuse a choisi ainsi de se concentrer sur les mouvements anti-autoritaires de gauche, pour comprendre la convergence entre une culture politique et une culture technique – celle de l’Internet libre, puis des réseaux sociaux.

    Plusieurs terrains d’enquête (Tunisie, Égypte, Turquie, Occupy, Hong Kong) fournissent le gros des données dont dispose Tufekci, qui n’hésite pas à aller chercher des contre-exemples à la fois contemporains – comme le mouvement conservateur du Tea Party – et plus anciens, pour mettre en relief l’intérêt des pratiques d’une part, d’autre part le renversement des chaînes d’action qui permettent les mobilisations. À ce titre, elle convoque régulièrement le mouvement pour les droits civiques comme un point de comparaison historique permettant de comprendre les ruptures en termes logistiques et organisationnels que permettent les réseaux sociaux. Elle examine les forces et les faiblesses des mouvements sociaux dans une sphère publique « connectée », à partir de cette vérité toute simple : « Une société qui repose sur l’imprimerie et une société possédant une sphère publique en ligne ne fonctionnent pas selon les mêmes écologies de mécanismes sociaux. »

    Grâce à une écriture volontairement accessible, l’ouvrage suscitera l’intérêt des chercheurs et des activistes comme des simples curieux. On y trouvera des idées fortes, dont l’expression pourra parfois sembler répétitive mais qui ont le mérite de la clarté. La première partie aborde de façon générale les technologies numériques et les mécanismes des mouvements sociaux. La deuxième, « Les outils de l’activiste », montre que la sphère publique connectée s’est transformée avec l’avènement des plateformes de médias sociaux autour de 2005. Espaces commerciaux privés, régis par des algorithmes mystérieux, avec des politiques de gouvernance spécifiques, ces plateformes tour à tour entravent et permettent la mise en contact et la communication de grands groupes de personnes.

    Tufekci examine les « affordances » des technologies numériques dans leurs caractéristiques techniques à partir de quelques cas – notamment avec la question du nom ou du pseudonymat pour certaines catégories d’activistes. Enfin, la troisième partie s’intéresse aux interactions entre mouvements et autorités et aux signaux mutuels qu’ils s’envoient au sein du rapport de force. S’intéressant aussi aux compétences développées par les régimes répressifs sur le terrain numérique, les différents chapitres font le point sur les mutations profondes qui ont affecté ces signaux ou, pour le dire autrement, ces indicateurs de puissance, au premier chef desquels la manifestation.

    C’est l’une des idées phares du livre : en tant que signal envoyé par les mouvements sociaux, la manifestation à l’ère des mouvements sociaux connectés a radicalement changé de statut. Elle n’est plus le point d’aboutissement d’une longue organisation interne, fastidieuse, et par conséquent le signe d’une capacité mobilisatrice et d’une structuration efficace du mouvement, mais au contraire le moment inaugural d’une contestation permise par le développement d’outils qui font se retrouver dans l’espace public physique – sur des places, par exemple – des individus mus par un même sentiment d’indignation.

    Tufekci explique que les outils technologiques sont aux mouvements sociaux ce que les sherpas sont aux alpinistes : si au XXIe siècle la levée de masse est au bout du clic, elle n’est plus perçue comme un signal de puissance par les autorités, comme les grandes manifestations organisées pendant de longs mois par le mouvement des droits civiques. Au moment d’attaquer le sommet – ou les puissants –, la musculature fait défaut. C’est ce que Tufekci nomme les « internalités de réseau » : si la mobilisation et la manifestation sont rendues plus faciles, le travail de structuration interne qui permet la maturation des processus de décision et surtout la capacité tactique passent à la trappe.
    Zeynep Tufekci, Twitter & les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée

    Pendant les manifestations de juin 2013 à Istanbul © CC/Mstyslav Chernov

    La question de l’organisation est centrale dans les thèses de Tufekci et permet d’expliquer la déconfiture de la plupart des mouvements une fois passée la manifestation. Elle lie cela à la fois à la culture politique de ces mouvements et aux outils dont ils disposent, qui exacerbent leurs forces – la capacité de mobilisation rapide – mais aussi leurs faiblesses. L’absence de leaders, élément caractéristique des mouvements étudiés, est à la fois une force et une faiblesse, qui les pénalise à deux moments essentiels : lors des négociations, puisque les mouvements ne sont pas reconnus dans les négociations par la partie adverse, et dès qu’il s’agit d’opérer des changements tactiques.

    Présents de longue date dans la sociologie de l’organisation (Tufekci rappelle l’article « The Tyranny of Structurlessness » de la féministe américaine Jo Freeman), ces éléments semblent toujours utiles aujourd’hui. De fait, les questions tactiques se sont posées avec acuité dans ces mouvements qui ont grandi avec les cultures anti-autoritaires de l’ère Internet. Dans son roman La ville gagne toujours (Gallimard, 2018), Omar Robert Hamilton, écrivain et révolutionnaire égyptien, met en scène des activistes aux prises avec l’espoir puis le goût amer de la défaite. La même question lancinante hante le récit : auraient-ils dû prendre Maspero, le siège de la télévision nationale ? Cela aurait-il changé le cours des choses ? À quel moment ont-ils perdu, une fois passée l’occupation de la place Tahrir ?

    Depuis 2011, les régimes ont aussi retenu la leçon : la manifestation n’est plus forcément un signal fort. Les manifestations à l’ère des réseaux sociaux peuvent être organisées en un rien de temps et être massives, mais elles sont désormais le moment inaugural d’une mobilisation collective qui peut être réprimée. Prenant en compte la contre-attaque des systèmes répressifs, à distance des événements, Twitter & les gaz lacrymogènes repolitise la question des émotions et de l’attention, déplaçant les questions d’information, de contre-information et de propagande à l’ère des réseaux sociaux. Au XXIe siècle, la véritable ressource d’un mouvement social n’est pas l’information, mais bien l’attention.

    On ne peut comprendre autrement les stratégies des autorités en matière de propagande : la surabondance d’informations, la multiplication des fausses informations, la focalisation sur tel élément au détriment d’autres, ont pour but de noyer l’attention des citoyens et surtout de briser la chaîne causale qui fait le lien entre la diffusion d’informations et la production d’une volonté et d’une capacité d’action d’abord individuelle puis collective : « Dans la sphère publique connectée, l’objectif des puissants n’est souvent pas de convaincre la population de la vérité d’un récit spécifique, ni d’empêcher une information donnée de sortir (de plus en plus difficile), mais de produire de la résignation, du cynisme et un sentiment d’impuissance au sein de la population. »

    Ce livre remarquable, déroulant ses analyses sans jamais se départir d’une tonalité joyeuse, se lit aussi comme un antidote à ces passions tristes qui empêchent d’agir. Et remet au goût du jour ce slogan de la révolution égyptienne : اليأس خيانة, « Le désespoir est une trahison ! ».

    #C&F_éditions #Zeynep_Tufekci #Mouvements_sociaux

  • La longue marche, d’Ayhan Geçgin : migrer hors de soi-même
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/01/25/migrer-gecgin

    Auteur turc né en 1970, Ayhan Geçgin a fait des études de philosophie et écrit quatre romans. Dans son dernier texte, paru en 2015 et traduit aujourd’hui en français, La longue marche, il nous invite à partager une errance des plus singulières. Il ne s’agit pas du tout de « faire la route » pour voir du pays ou faire des rencontres, pour tenter de se trouver. Tout au contraire, il s’agit de parcourir une route droite pour échapper à soi-même.

    #littérature #turquie

  • La ligne de couleur de W.E.B. Du Bois : un savoir de résistance
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/01/14/savoir-resistance-du-bois

    Après la publication à l’automne par les éditions de La Découverte d’une première traduction (enfin, serait-on tenté de dire) de sa célèbre enquête The Philadelphia Negro, parue en 1899, un nouveau pas dans le dévoilement au public francophone de l’incontournable œuvre de W.E.B. Du Bois (1868-1963) est franchi par les éditions B42, avec la traduction d’un ouvrage relatif à l’exposition « Des Nègres d’Amérique », réalisée par l’auteur africain-états-unien en 1900 pour l’Exposition universelle de Paris.

    #WEB_du_bois #cartographie #précurseurs #cartoexperiments

  • Naufragés sans visage, de Cristina Cattaneo : corps perdus
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/01/14/corps-perdus-cattaneo

    Saisissant témoignage sur l’action de terrain d’un groupe de médecins légistes italiens mobilisés depuis 2013 pour identifier les migrants noyés en Méditerranée, le livre de Cristina Cattaneo est aussi un plaidoyer. Naufragés sans visage démontre combien cette reconnaissance de la dignité des morts est indispensable pour prendre soin de ceux qui ont survécu, et en appelle à l’implication des institutions internationales.

    #migration #asile #mourir_en_mer #forensic-studies

  • Pléiade pour Des Esseintes : #Huysmans à l’honneur
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/01/08/pleiade-des-esseintes-huysmans

    Dans À rebours (1884), retiré à Fontenay-aux-Roses, Des Esseintes construisait un musée et une bibliothèque. 2019-2020, année Huysmans ? Ici une Pléiade pour Des Esseintes. Là, une exposition au musée d’Orsay. Et des écrits complets sur l’art aux éditions Bartillat. Et un Cahier de L’Herne de 1985, réédité et augmenté. Des deux cotés, on retrouve les trois Huysmans : naturalisme, décadence, conversion, art moderne (Degas), religion de l’art (Moreau), art chrétien (Grünewald).