Lire une littérature pédophile : le cas des études littéraires sur Gabriel Matzneff

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  • Lire une littérature pédophile : le cas des études littéraires sur Gabriel Matzneff
    https://malaises.hypotheses.org/1238

    Automne 2010, j’assiste avec petite vingtaine de lycéen·nes à un festival organisé autour de deux prix littéraires dans une ville de province. L’invitation étant liée à la participation à un concours scolaire et non à notre initiative personnelle, nous découvrons tou·te·s avec probablement un certain émerveillement un monde de lectures de poésie, de débats littéraires et d’échanges avec des écrivain·es en chair et en os. Le dernier jour, la clôture de notre séjour sous la forme d’un échange avec le président de l’association qui finance l’initiative donne lieu à un épisode inattendu. À une participante qui demande s’il est possible de garder contact avec certain·es des écrivain·es présent·es et de correspondre, cet homme fait une réponse positive et factuelle avant de marquer un temps d’arrêt. Il raconte alors que quelques années auparavant, un écrivain avec qui une lycéenne – invitée dans les mêmes conditions que nous – avait correspondu, a entretenu avec celle-ci une relation qui a eu d’importantes répercussions psychiatriques, pour elle et pour la compagne de l’auteur. Celui-ci, conclut le président de l’association, est désormais exclu du jury. Ce récit, qui tranche avec l’atmosphère générale du festival où trônent naturellement les écrivain·es, ne figure pas dans le compte-rendu que je fais de ce séjour pour mon lycée mais est pourtant présent dans ma mémoire avec une grande netteté. La littérature, c’est aussi ça.

    2019, à la veille de Noël, la presse annonce la publication du livre Le Consentement de Vanessa Springora. Une des multiples figures féminines qui parcourent l’œuvre de Gabriel Matzneff prend la parole dont elle était privée et remet le monde à l’endroit. Le livre est notamment introduit par un long article du Monde qui rappelle la complaisance dont a bénéficié Gabriel Matzneff, d’abord dans un contexte intellectuel post-libération sexuelle où le discours pro-pédophile avait acquis une légitimité importante, puis plus discrètement mais toujours activement dans un milieu littéraire qui lui attribue des prix (le prix Renaudot en 2013), des tribunes (dans Le Point) et l’invite dans différents espaces publics et médiatiques au nom des qualités littéraires et de la force de transgression qu’il lui reconnaît1. À la suite de cet article, c’est surtout un extrait de l’émission Apostrophes en 1990 qui fait le tour des réseaux sociaux, ainsi que diverses citations des œuvres de l’auteur, parmi les plus crus ou explicites (généralement sans avertissement ni analyse), déclenchant une série de réactions diverses – reléguant parfois au second plan la prise de parole de Vanessa Springora et la nécessaire prise de conscience de la prévalence de la pédocriminalité dans la société au profit dans certains cas d’un certain populisme opposant le bon sens commun à une « intelligentsia » pro-pédophile, d’un conservatisme profitant de l’occasion pour déplorer la libération sexuelle2 ou d’une critique de la médiocrité d’une littérature narcissique et autocentrée3.

    Je voudrais pourtant à mon tour ajouter de l’eau au moulin du cas Matzneff – l’actualité de la prise de parole ou plutôt d’écriture de Vanessa Springora sera l’occasion de formaliser des questions qu’ont soulevées pour moi plusieurs lectures ces deux dernières années – afin d’aborder plus précisément le positionnement des études littéraires universitaires vis-à-vis des textes pédophiles. Mon propos portera sur des productions scientifiques des quinze dernières années, bien éloignées de l’acmé du militantisme pédophile en France dans les années 19704. De façon exceptionnelle, les productions scientifiques citées, référencées et critiquées dans ce billet seront partiellement anonymisées par un système d’initiales, en restant aisément identifiables pour qui voudra en consulter intégralement le contenu. Ce choix, qui ne correspond pas aux pratiques habituelles du débat universitaire où l’auctorialité est centrale, m’a semblé plus favorable à une discussion collective au sein des études littéraires compte-tenu du contexte médiatique et discursif actuel entourant Gabriel Matzneff ; ce contexte fait en effet courir le risque de produire aux yeux des lecteurs et des lectrices de ce billet une liste d’individus pointés du doigt plutôt qu’un engagement dans une réflexion critique sur des discours et des méthodes.

    Mon diagnostic à partir du cas Gabriel Matzneff sera le suivant : les études littéraires en France ont échoué à se saisir sérieusement de la question des violences sexuelles envers les mineur·es au profit d’approches qui prennent trop peu de distance critique avec la rhétorique pro-pédophile.

    #matzneff #pédocriminalité #déni #littérature

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    Automne 2010, j’assiste avec petite vingtaine de lycéen·nes à un festival organisé autour de deux prix littéraires dans une ville de province. L’invitation étant liée à la participation à un concours scolaire et non à notre initiative personnelle, nous découvrons tou·te·s avec probablement un certain émerveillement un monde de lectures de poésie, de débats littéraires et d’échanges avec des écrivain·es en chair et en os. Le dernier jour, la clôture de notre séjour sous la forme d’un échange avec le président de l’association qui finance l’initiative donne lieu à un épisode inattendu. À une participante qui demande s’il est possible de garder contact avec certain·es des écrivain·es présent·es et de correspondre, cet homme fait une réponse positive et factuelle avant de marquer un temps d’arrêt. Il raconte alors que quelques années auparavant, un écrivain avec qui une lycéenne – invitée dans les mêmes conditions que nous – avait correspondu, a entretenu avec celle-ci une relation qui a eu d’importantes répercussions psychiatriques, pour elle et pour la compagne de l’auteur. Celui-ci, conclut le président de l’association, est désormais exclu du jury. Ce récit, qui tranche avec l’atmosphère générale du festival où trônent naturellement les écrivain·es, ne figure pas dans le compte-rendu que je fais de ce séjour pour mon lycée mais est pourtant présent dans ma mémoire avec une grande netteté. La littérature, c’est aussi ça.

    2019, à la veille de Noël, la presse annonce la publication du livre Le Consentement de Vanessa Springora.

    • À la suite de cet article, c’est surtout un extrait de l’émission Apostrophes en 1990 qui fait le tour des réseaux sociaux, ainsi que diverses citations des œuvres de l’auteur, parmi les plus crus ou explicites (généralement sans avertissement ni analyse), déclenchant une série de réactions diverses – reléguant parfois au second plan la prise de parole de Vanessa Springora et la nécessaire prise de conscience de la prévalence de la pédocriminalité dans la société au profit dans certains cas d’un certain populisme opposant le bon sens commun à une “intelligentsia” pro-pédophile, d’un conservatisme profitant de l’occasion pour déplorer la libération sexuelle2 ou d’une critique de la médiocrité d’une littérature narcissique et autocentrée3.