(…) nous devons apprendre à avoir de la considération pour le territoire où l’on vit, mais aussi pour le territoire dont on vit, c’est-à-dire tous les lieux d’où proviennent les ressources nécessaires à nos existences. Plus facile à dire qu’à faire ? Avec la pandémie, nous avons mesuré notre pouvoir d’action : « Dans le monde entier, des milliers de gens ont développé des pratiques de subsistance durable à petite échelle, comme l’agriculture domestique, pour assurer leur subsistance au-delà de notre système de production », explique Nikolaj Schultz, coauteur de Bruno Latour et spécialiste des classes géosociales.
Mais Latour nous appelle plutôt à penser avant d’agir. À ses yeux, nous devrions prendre le temps de dire ce que nous sommes (ou non) prêts à sacrifier de nos vies actuelles pour entrer dans le monde d’après. En pleine pandémie, il invitait dans AOC à rédiger des cahiers de doléances à la manière de 1789, pour faire advenir une « classe géosociale » capable de défendre les intérêts du vivant. Façon de faire entrer sérieusement l’écologie dans l’arène politique : « Longtemps, l’écologie s’est pris les pieds dans l’idée qu’elle constituait un projet de consensus au-delà des divisions sociales. Or, l’écologie ne met pas fin aux conflits, elle les intensifie », affirme Nikolaj Schultz.
La révolution écologique ne se fera pas avec le prolétariat du siècle passé. « L’écologie doit accepter de donner un sens nouveau au terme de classe », écrivent Latour et son doctorant dans le Mémo sur la nouvelle classe écologique. Ils proposent donc de revoir le concept de fond en comble. « Il s’agit de décrire les classes non pas en fonction de leur position “économique” dans le système de production, mais en fonction de leur accès, de leurs liens, et de leurs relations avec les conditions d’existence terrestres », explique Nikolaj Schultz.
Il ne s’agit pas de renier l’importance des luttes menées par les classes prolétariennes, mais de pointer les limites d’un modèle d’émancipation focalisé sur la production, et donc sur la « destruction des conditions d’habitabilité de la planète ». « Marx n’a parlé que de la reproduction des humains, et pas des non-humains, or, celle-ci est paradoxalement cruciale, aujourd’hui, pour la reproduction et la survie humaine », poursuit Nikolaj Schultz.
L’eurodéputée écologiste (Europe Ecologie-Les Verts) Marie Toussaint y voit un approfondissement des idées latouriennes : « Dans Où atterrir ? Latour opposait uniquement les “terrestres” et les “destructeurs”, passant sous silence les enjeux de la répartition et de la distribution des ressources. C’est l’objet de la plupart des luttes pour la justice environnementale. En parlant de classe géosociale, il se rapproche d’une compréhension de cet enjeu. »
La construction des classes géosociales annonce donc une vaste refondation : « Il faut un temps très long pour faire s’aligner […] les manières, les valeurs, les cultures avec la logique des intérêts ; ensuite, repérer les amis et les ennemis ; puis, développer la fameuse “conscience de classe” ; et, enfin, inventer une offre politique », dit Latour avec Schultz. Pour le philosophe Paul Guillibert [@pguilli] auteur de l’essai Terre et Capital (Amsterdam) qui s’efforce de concilier marxisme et pensées environnementales, « ce concept permet de dire que les classes sont toujours liées à une manière d’habiter la Terre. C’est une manière de lier l’héritage du socialisme et l’avenir de l’écologie ».
Pour un penseur qui a mis en évidence l’importance de la controverse dans les sciences, les points de débat théoriques sont nombreux et assumés. (…)
Les réactions les plus dures viennent de penseurs marxistes. Dans un post de blog assassin sur le site du Monde diplomatique, le philosophe Frédéric Lordon l’attaque sur son incapacité à s’en prendre frontalement au capitalisme. Affirmant que « le latourisme politique est un mystère », il l’invite à « envisager de proférer une réponse enfin sérieuse à la question de savoir, non pas “où”, mais sur quoi atterrir – et pour bien l’écraser : sur le capitalisme ». Il est vrai que le mot apparaît peu dans ses textes…
►https://blog.mondediplo.net/pleurnicher-le-vivant
►https://blog.mondediplo.net/maintenant-il-va-falloir-le-dire
Plus tranquille, Paul Guillibert considère que Bruno Latour comble progressivement « un impensé des rapports économiques et des rapports d’exploitation », mais sans assez de considération pour le corpus marxiste. « Il oublie de voir ce qu’il y a d’écologique dans les classes existantes », dit le philosophe. « Le capitalisme, c’est déjà une écologie. D’ailleurs, la bourgeoisie est peut-être la première classe écologique de l’histoire, puisqu’elle a eu très tôt conscience de sa capacité à transformer la nature pour accumuler du profit, par exemple avec le système des plantations coloniales », explique-t-il.
Le Mémo… composé avec Nikolaj Schultz veut répondre à cette objection : « Si nous avions voulu faire table rase, nous n’aurions pas parlé de classe, dit Schultz. La nouvelle situation écologique est fondamentalement une réminiscence de ce qui s’est produit à l’époque de Marx, parce que la question de la subsistance des sociétés est revenue. » Mais pour Paul Guillibert, il est possible d’aller plus loin : « Parler de prolétariat des vivants plutôt que de classes géosociales est sans doute une façon d’être plus latourien que Latour. » Chiche ?