• Réforme des retraites : « Les #femmes_divorcées seront les grandes perdantes »

    Dans une tribune au « Monde », un collectif de chercheurs et d’universitaires suggère au gouvernement d’établir un vrai partage des droits à retraite au sein des couples.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/23/les-femmes-divorcees-seront-les-grandes-perdantes_6026919_3232.html

    #femmes #inégalités #discriminations #divorce #retraites #retraite #réforme

    Reçu via email, le 24.01.2020, cette "version longue" :

    Contrairement aux affirmations du Premier Ministre, les femmes ne seraient pas les « grandes gagnantes » de la réforme des retraites. En prenant en compte l’ensemble de la carrière plutôt que les « meilleures années », le passage à la retraite à points entraînerait une baisse de leur #pension plus importante que pour les hommes. L’ensemble des #inégalités (de carrière, de salaire, de temps de travail rémunéré…) qu’elles connaissent tout au long de leur vie professionnelle serait intégralement répercuté sur le montant de leur retraite.
    La réforme des retraites renforcerait aussi les inégalités économiques entre femmes et hommes en s’attaquant au dispositif des pensions de réversion. Alors que 99 % du montant des pensions touchées par les hommes est constitué de leurs droits propres, un quart de celles des femmes est issu de ce qu’on appelle des droits dérivés, essentiellement des pensions de réversion. Ces pensions sont actuellement attribuées aux femmes qui ont été mariées, après le décès de leur époux ou ex-époux, en fonction des droits à la retraite acquis par ce dernier. Il ne s’agit pas de cas particuliers : en 2017, presque la moitié (42 %) des femmes touchant des droits à la retraite percevait une pension de réversion. Son montant moyen était de 700 euros. En France, ce dispositif a permis de réduire significativement la pauvreté des femmes âgées. Il faut rappeler que les femmes de plus de 65 ans touchent des pensions de droits propres inférieures de 38 % en moyenne à celles des hommes. Cet écart de revenu est ramené à 25 % grâce aux droits dérivés.
    Il y a dix-huit mois, Emmanuel Macron affirmait : « Il n’est pas question de supprimer les #pensions_de_réversion pour les futurs retraités » (Le Monde, 27/06/2018). Or, la dernière version du projet de réforme des retraites prévoit la suppression, après 2025, de la #pension_de_réversion pour les femmes divorcées. Jusqu’ici, en cas de #divorce, l’ex-épouse peut percevoir la pension de réversion, ou la partager au prorata du nombre d’années de mariage si son ex-époux a été marié plusieurs fois.
    Le gouvernement a prévu d’agir par #ordonnance sur ce point ; il envisage de remplacer la pension de réversion pour les femmes divorcées par une augmentation de ce que l’on nomme la #prestation_compensatoire. Ceci traduit une méconnaissance complète de la #justice_familiale et de ses évolutions.
    Déterminée au moment du divorce, la prestation compensatoire est un capital versé par un ex-conjoint à l’autre, en cas de disparité importante dans leurs conditions de vie respectives à l’issue de la vie commune. La prestation compensatoire est censée compenser les sacrifices professionnels réalisés par un des époux (presque toujours la femme) du fait de la prise en charge du travail domestique et parental. Dans les faits, ce dispositif de compensation a été très affaibli ces vingt dernières années, depuis qu’il n’est plus versé sous forme de rente mais d’un capital pour solde de tout compte.
    Pour qu’une femme bénéficie d’une prestation compensatoire, il faut aujourd’hui que son ex-époux détienne, au moment du divorce, un capital disponible important. Seul un divorce sur cinq donne ainsi lieu à une telle prestation : les femmes qui l’obtiennent appartiennent à des milieux plus aisés que celles qui touchent une pension de réversion. Et même quand il y a prestation compensatoire, les sommes fixées sont bien loin de compenser les inégalités économiques entre ex-conjoints. Imaginer que le montant de ces prestations compenserait la disparition de la pension de réversion est totalement irréaliste.
    En juillet 2019, Jean-Paul Delevoye affirmait, dans le cadre de la consultation citoyenne sur les retraites : « il appartiendra au juge des affaires familiales d’intégrer la question des droits à retraite dans les divorces, en particulier dans le cadre des prestations compensatoires qui pourront être majorées ». C’est ignorer que les juges aux affaires familiales expriment déjà des difficultés pour calculer les prestations compensatoires, car ils et elles manquent du temps et des moyens nécessaires pour évaluer précisément les situations économiques des ex-conjoints au moment de leur divorce.
    C’est aussi ignorer que, depuis 2017, les juges aux affaires familiales ne prononcent plus les divorces par consentement mutuel, soit plus de la moitié des divorces. Ces divorces sont négociés entre avocats ou avocates et enregistrés par les notaires. Les femmes divorcées qui, aujourd’hui, ne parviennent pas à obtenir de prestation compensatoire ne parviendront pas plus, dans un bras de fer entre avocates ou avocats, à y inclure le calcul de leurs droits dérivés.
    Loi après loi, la justice se retire au moment des séparations conjugales, au profit d’une négociation privée. Avec la suppression des pensions de réversion pour les femmes divorcées, l’État abandonne son ambition de protéger les plus vulnérables et d’organiser les mécanismes de la solidarité publique, au profit de la loi du plus fort au sein des couples.
    La même logique est à l’œuvre pour la prise en compte des enfants dans le calcul des retraites. Aujourd’hui, les mères ont droit à une majoration de leur durée de cotisation (jusqu’à huit trimestres par enfant dans le privé). Demain, celle-ci sera remplacée par une majoration du montant de la pension, à hauteur de 5% par enfant (et 7% pour le troisième enfant) ; le gouvernement prévoyant de laisser aux parents la responsabilité de décider lequel des deux bénéficiera de cette majoration.
    Or, le gouvernement oublie par là une réalité tenace statistiquement démontrée : la #maternité pénalise les carrières alors que la #paternité les « booste ». On pourrait s’attendre à ce que les femmes divorcées soient défendues par la Secrétaire d’État chargée de « l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations ». Hélas, non. Marlène Schiappa a déclaré au magazine Elle (13/12/2019) : « J’appelle chaque couple à réfléchir et à respecter l’autonomie financière des femmes. À un moment, l’État peut mettre en place des politiques publiques, on ne peut pas prendre les décisions à la place des couples. (…) Et donc on en appelle simplement à la responsabilité de chacun ». Ceci reviendrait à avaliser les décisions issues d’une négociation entre des partenaires inégaux. Du fait des écarts de revenus très importants au sein des couples (les hommes gagnent 42 % de plus que leur conjointe selon l’INSEE), on peut légitimement s’inquiéter que les couples ne choisissent d’attribuer les 5 % au père pour majorer cette bonification. Si le couple se sépare, les parents seront-ils en mesure de revenir sur leur décision initiale et dans quelles conditions se fera cette « négociation » ? Les femmes ont peu de chance de remporter ce bras de fer à huis clos.
    Le gouvernement a pourtant annoncé un nouveau système de retraite plus juste, dont les femmes seraient les grandes gagnantes. Pour cela, il aurait fallu ouvrir des discussions sur de toutes autres bases. Quand on prétend réduire les inégalités économiques entre les hommes et les femmes, accentuées par les séparations conjugales, pourquoi supprimer les quelques dispositifs qui compensent partiellement ces inégalités ? Pourquoi ne pas réfléchir, comme l’ont fait d’autres pays, à un véritable partage des droits à retraite au sein des couples, qui tienne compte des inégalités de genre et encourage un partage égalitaire de la prise en charge du travail domestique gratuit ?
    Aujourd’hui, une jeune retraitée sur cinq est divorcée. Dans les générations ciblées par la réforme des retraites, les femmes ayant connu un divorce et, surtout, la rupture d’une union libre seront bien plus nombreuses. Il est plus que temps que la puissance publique se saisisse de la situation des couples non-mariés, qui ne sont concernés ni par la pension de réversion ni par la prestation compensatoire. Ce seraient alors de nombreuses femmes qui accéderaient, enfin, à des conditions de vie à la hauteur du travail quotidien qu’elles accomplissent. Mariées ou non, elles continuent en effet d’assurer l’essentiel du travail domestique tandis qu’elles accumulent moins de richesse que leur conjoint tout au long de la vie.
    Le projet de réforme des retraites présenté par le gouvernement d’Edouard Philippe ne se soucie guère de ces enjeux. Il renvoie, en pratique, les femmes séparées à la loi du plus fort. Et l’on continue à se demander de quel souci de justice ou d’égalité il peut bien se prévaloir.

    Signataires
    Céline Bessière (Université Paris Dauphine), Emilie Biland (Sciences Po Paris), Abigail Bourguignon (EHESS), Mathieu Brier (CNRS), Laure Crépin (Université Paris 8), Marion Flécher (Université Paris Dauphine), Camille François (Université Paris 1), Nicolas Frémeaux (Université Paris 2), Sibylle Gollac (CNRS), Paul Hobeika (Université Paris 8), Hélène Oehmichen (EHESS), Solenne Jouanneau (IEP de Strasbourg), Muriel Mille (Université Versailles Saint-Quentin), Julie Minoc (Université Versailles Saint-Quentin), Nicolas Rafin (Université de Nantes), Gabrielle Schütz (Université Versailles Saint-Quentin), Hélène Steinmetz (Université du Havre).

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    Ajouté à ce fil de discussion sur les retraites (documents d’analyse sur la réforme)...
    https://seenthis.net/messages/814696

  • Jacques Rancière : « Les puissants ne veulent plus d’une retraite qui soit le produit d’une solidarité collective »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/23/jacques-ranciere-les-puissants-ne-veulent-plus-d-une-retraite-qui-soit-le-pr

    « Le Monde » publie la déclaration du philosophe, prononcée le 16 janvier 2020 devant les cheminots grévistes de la gare de Vaugirard.

    Tribune. Si je suis là aujourd’hui, c’est, bien sûr, pour affirmer un soutien total à une lutte exemplaire, mais aussi pour dire en quelques mots pourquoi elle me semble exemplaire.

    J’ai passé un certain nombre d’années de ma vie à étudier l’histoire du mouvement ouvrier et ça m’a montré une chose essentielle : ce qu’on appelle les acquis sociaux, c’est bien plus que des avantages acquis par des groupes particuliers, c’était l’organisation d’un monde collectif régi par la solidarité.

    Qu’est-ce que c’est que ce régime spécial des cheminots qu’on nous présente comme un privilège archaïque ? C’était un élément d’une organisation d’un monde commun où les choses essentielles pour la vie de tous devaient être la propriété de tous. Les chemins de fer, cela appartenait à la collectivité. Et cette possession collective, elle était gérée aussi par une collectivité de travailleurs qui se sentaient engagés vis-à-vis de cette communauté ; des travailleurs pour qui la retraite de chacun était le produit de la solidarité d’un collectif concret.

    Démolir pièce à pièce
    C’est cette réalité concrète du collectif solidaire dont les puissants de notre monde ne veulent plus. C’est cet édifice qu’ils ont entrepris de démolir pièce à pièce. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus de propriété collective, plus de collectifs de travailleurs, plus de solidarité qui parte d’en bas. Ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus, possédant leur force de travail comme un petit capital qu’on fait fructifier en le louant à des plus gros. Des individus qui, en se vendant au jour le jour, accumulent pour eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes des points, en attendant un avenir où les retraites ne seront plus fondées sur le travail mais sur le capital, c’est-à-dire sur l’exploitation et l’autoexploitation.

    C’est pour ça que la réforme des retraites est pour eux si décisive, que c’est beaucoup plus qu’une question concrète de financement. C’est une question de principe. La retraite, c’est comment du temps de travail produit du temps de vie et comment chacun de nous est lié à un monde collectif. Toute la question est de savoir ce qui opère ce lien : la solidarité ou l’intérêt privé. Démolir le système des retraites fondé sur la lutte collective et l’organisation solidaire, c’est pour nos gouvernants la victoire décisive. Deux fois déjà ils ont lancé toutes leurs forces dans cette bataille et ils ont perdu. Il faut tout faire aujourd’hui pour qu’ils perdent une troisième fois et que ça leur fasse passer définitivement le goût de cette bataille.

    #paywall :-(