Patrimoine gastronomique et légendes culinaires – Mondes Sociaux

/22355

  • Du camembert normand aux bêtises de Cambrai, en passant par le cassoulet toulousain et la choucroute alsacienne : retour sur les légendes culinaires ! Ou comment la cuisine devient un élément du patrimoine national…

    #histoire #patrimoine #légendes #cuisine #alimentation

    https://sms.hypotheses.org/22355

    Top Chef , Cauchemar en cuisine , Masterchef : la multiplication des émissions culinaires nous abreuve d’anecdotes sur l’origine des recettes ou de certains produits. Que ce soit la galette des rois à la frangipane, les cannelés de Bordeaux, les bêtises de Cambrai, ou encore le Roquefort – sans oublier la tarte tatin – tous s’appuient sur une légende censée être valorisante. Un rapide tour d’horizon montre toutefois que nombre de ces légendes sont souvent assez improbables ou juste totalement fausses.

    Loic Bienassis, chercheur associé en histoire à l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation, s’intéresse à l’origine de ces légendes en France. Ce faisant, il cherche à comprendre pourquoi elles suscitent autant d’enthousiasme et quel est leur rôle dans l’établissement du patrimoine gastronomique (...)

    • Du brie de Charlemagne à la tarte renversée des sœurs Tatin : essai d’analyse des légendes culinaires et de leurs usages
      https://journals.openedition.org/insitu/25298

      Tentons tout d’abord d’apporter un peu de clarté dans le maquis des généalogies fantasmées. Il semble possible d’identifier trois familles de récits. La première d’entre elles regroupe ceux construits autour du motif de l’heureux accident – ce que traduit le concept, désormais consacré, de sérendipité2. Au sein de cette catégorie, on trouve le « manqué », ce riche gâteau en pâte à biscuit, doré et souvent parsemé d’amandes. En 1842, après avoir raté la neige de blancs d’œufs pour faire un biscuit de Savoie, un ouvrier-pâtissier parisien aurait ajouté du beurre pour se rattraper et lancé cette nouvelle recette3. On reste toutefois sceptique puisque les gourmets du xviiie siècle mangeaient déjà des « biscuits manqués », d’un type certes fort différent, et que l’on repère depuis les années 1820 au moins4 des recettes très proches de celle que nous connaissons.

      Deuxième origine classiquement invoquée : l’importation. Prenons la frangipane. On lit généralement qu’un noble italien de la famille des Frangipani a donné son nom à un parfum de son invention, parfum utilisé pour les gants avant qu’il n’entre dans la composition de la crème de nos galettes des Rois10. Une lettre de Guez de Balzac de mai 1634 vante effectivement la réputation des « gants de Frangipani » et attribue cette invention au marquis Pompeo Frangipani, son contemporain. On ne sait pas grand-chose de la composition originelle de ce parfum et si l’appellation a très vite gagné la cuisine, l’appareil des « tourtes de frangipane » ne comportait pas nécessairement d’amandes. La préparation canonique moderne ne se stabilisera qu’au xxe siècle. En clair, il s’agit d’une pâtisserie bien française au nom italianisant11.

      Mais nous touchons ici au troisième type de récit, qui se caractérise non par une structure récurrente mais par un contenu similaire : la référence à l’histoire avec un H majuscule. Dans un premier cas de figure, le motif de l’importation se superpose à cet arrière-plan. On vient de le noter pour les croisades, toile de fond sur laquelle se déploient plusieurs légendes.

      Ces contes font florès en raison des fonctions qu’ils remplissent. La première est celle de l’ennoblissement. Questionnant la véracité des légendes historiques, le folkloriste Arnold Van Gennep relevait qu’elles sont l’objet d’un déplacement temporel – alors que, contrairement au conte, elles se rapportent à des événements datés. Il s’agit soit d’un vieillissement, qui consiste à décaler un événement de plusieurs siècles en arrière ou, plus souvent, à le reporter dans un passé indéterminé et lointain, soit d’un rajeunissement, un événement ancien étant rattaché à un personnage ou à un épisode plus récent, et Van Gennep de citer les constructions, ruines, armes et ossements enfouis, attribués aux armées de Napoléon en de nombreux pays d’Europe23.

      Dans le cas qui nous occupe, sans exclure que des rajeunissements soient parfois opérés, le processus de vieillissement domine de très loin.

      Ces récits remplissent aussi une fonction d’intelligibilité. Une date est fixée, un créateur identifié. L’importation, le raté réussi ou l’invention simplifient le réel, apportent des réponses claires. Ils rendent compte de l’innovation et de la rupture. Le voyageur ou l’accident sont à même de générer de l’inédit. On laisse de côté toute idée de tâtonnement, les avancées incertaines, les évolutions mal datées. Un processus complexe, diffus, est remplacé par un découvreur unique, tel Dom Pérignon à qui l’on attribue, à tort, la mise au point du vin de Champagne pétillant28. En cela, ces récits sont en concordance avec les nombreux mythes qui jalonnent l’histoire des techniques en général, qu’ils portent sur la diffusion de celles-ci ou sur quelques inventeurs plus ou moins célèbres29.

      La promotion d’anonymes n’est que le reflet de la moindre dignité du champ culinaire et l’enrôlement de noms fameux qui n’y peuvent mais peut passer pour un moyen d’y remédier. L’histoire gastronomique écrite depuis plus de deux siècles se retrouve peuplée d’inconnus n’ayant jamais existé ou de grands personnages embrigadés sans raison. Très rares sont les authentiques obscurs qui, comme Marie Harel, accèdent à une petite notoriété grâce à la création dont on les crédite.

      #invention #sciences #techniques #cuisine #histoire