Retraites : défendre l’héritage d’Ambroise Croizat

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    Plébiscitant la réforme des retraites, un élu LREM a repris, à tort, les mots du ministre communiste Ambroise Croizat, père de la Sécurité sociale. La journaliste Lucie Chopin procède à quelques rappels historiques utiles.

    Le 28 décembre dernier, en pleine grève des cheminots contre la réforme des retraites, Julien Bargeton, sénateur de la majorité, annonce sur Twitter sa venue sur une chaîne d’info continue en citant Ambroise Croizat : « L’unité de la Sécurité sociale est la condition de son efficacité. » Sortie de son contexte, la phrase ne dit rien du conflit en cours, l’« unité de la Sécurité sociale » désignant la prise en charge au sein d’un même organisme de plusieurs risques sociaux, comme la maladie, les accidents du travail ou la vieillesse. Mais cette intervention fait affleurer dans le débat public le nom d’Ambroise Croizat, maître d’œuvre, après la Seconde Guerre mondiale, de la Sécurité sociale et du système de retraite par répartition.

    Choqué de ce qu’il appelle une « imposture », Pierre Caillaud-Croizat, petit-fils d’Ambroise, se fend d’une lettre ouverte à l’attention du sénateur, dans laquelle il lui refuse le droit de revendiquer l’héritage de son aïeul, communiste de la première heure. Rappelant « l’engagement viscéral » pour la « défense des plus démunis » de Croizat, il accuse le gouvernement de se livrer à des « turpitudes de démantèlement du système » et précise : « Une originalité du système Croizat, c’était justement de mettre les cotisations à l’abri des appétits de la finance en général et de l’assurance privée en particulier. »
    La Sécu fondée par un communiste

    Mais qui était Ambroise Croizat ? Il y a soixante-neuf ans, au moment où on porte en terre son corps vaincu par l’épuisement et la maladie, il est loin d’être ce quasi-inconnu que l’on peut aujourd’hui convoquer sans rappeler ses engagements : une foule reconnaissante d’un million de personnes est alors dans la rue pour l’accompagner au Père-Lachaise.

    C’est que, ministre du Travail de novembre 1945 à mai 1947, l’homme est à l’origine de toute une série de mesures entrées dans l’histoire sociale : la Sécurité sociale (souvent attribuée exclusivement au haut fonctionnaire gaulliste Pierre Laroque), le système de retraite par répartition, les comités d’entreprise, la médecine du travail…

    De nos jours, sa mémoire n’est plus guère entretenue que par des responsables cégétistes et des militants communistes, même si cela est peut-être en train de changer1. Son nom n’est associé communément à aucune loi. Une explication possible : un certain fétichisme du progrès qui, en se détournant de l’idée de « bien commun », fait mauvais ménage avec ce que Croizat appelait les « conquis » – dénué de connotation de lutte des classes, le mot « acquis » lui paraissait trop faible. « Le patronat ne désarme jamais », disait-il. Pourquoi nommer ce qu’on souhaite voir disparaître ?

    Une fenêtre historique

    Pierre Caillaud-Croizat, né bien après sa disparition, raconte avec admiration et affection un homme qui, malgré ses responsabilités, est resté « un prolo toute sa vie », rémunéré comme un ouvrier spécialisé par le Parti, auquel il reversait l’intégralité de son salaire (cette règle vaut toujours, même si le salaire de référence n’est plus celui d’un ouvrier, mais celui de l’élu avant le début de son mandat). Apprenant qu’elle allait déménager au ministère, sa femme, Denise, s’était exclamée : « C’est beaucoup trop grand ! », inquiète à l’idée de toutes les heures de ménage qui, pensait-elle, l’attendaient. Sur les photos d’époque, on le découvre un peu austère, souvent coiffé d’un chapeau de feutre. Son regard clair semble voilé d’une mélancolie qu’on devine causée par le spectacle de ce qu’il appelait la « désespérance ouvrière ».

    La courte vie de Croizat, mort à 50 ans d’un cancer du poumon, est jalonnée d’épreuves et de luttes. Militant, ce fils d’un manœuvre en ferblanterie savoyard, qui a commencé à travailler à 13 ans, devient secrétaire général de la Fédération CGTU des Métaux en 1928. En 1936, il fait partie des 72 députés communistes élus au sein du Front populaire, à l’origine des congés payés, de la semaine de 40 heures, mais aussi des conventions collectives, du libre exercice du droit syndical… – des avancées sur lesquelles Edouard Daladier s’empressera de revenir avec ses « décrets misère ». En 1939, un mois et demi après la signature du pacte germano-soviétique, Ambroise Croizat est arrêté comme d’autres députés communistes. Condamné pour « trahison », il est déporté au bagne d’Alger. A sa sortie, en 1943, il lui reste à peine huit ans à vivre.

    Après la guerre, il est nommé ministre du Travail du général de Gaulle. Il parvient à bâtir, en quelques mois, la Sécurité sociale telle qu’elle a été rêvée par le Conseil national de la Résistance (CNR) : « Un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail », inscrit au programme « Les Jours heureux », du 15 mars 1944. Pour y parvenir, il s’adresse à ses relais syndicaux dans les départements français. La Sécurité sociale « réclame vos mains », leur dit-il. De simples travailleurs, sur leurs heures de repos, construisent des bureaux, rédigent des fiches au nom des assurés sociaux.

    Le gaulliste Pierre Laroque le reconnaissait, rien n’eût été possible sans Croizat, ni sans l’enthousiasme qu’il sut transmettre sur le terrain. Rien non plus sans un rapport de force favorable : la CGT fait alors le plein d’adhérents, et les communistes, qui sont arrivés premiers aux élections constituantes de 1945, brillent de leur participation à la Résistance et de leur sacrifice – parmi les compagnons de route et de déportation de Croizat, on trouve Prosper Môquet, le père de Guy. « Ce qui se joue en 1946, c’est la démonstration de la capacité de pouvoir du mouvement ouvrier », résume l’économiste Bernard Friot, adhérent au Parti communiste, dans La Sociale (2016), le documentaire de Gilles Perret sur la « Sécu ».

    « Ministre des travailleurs »

    L’antienne qui veut que nos existences, parce qu’elles n’auraient pas grand-chose à voir avec ces vies de labeur des contemporains de Croizat, nés à l’aube du XXe siècle, n’ont pas besoin de tant de compensations est contestée par de nombreux opposants à la réforme, qui rappellent que l’espérance de vie des ouvriers est inférieure à la moyenne générale (de 17 ans pour les égoutiers). Une crainte s’exprime souvent, avec le système de retraite universel par points, celle de « crever au boulot ». Pierre Caillaud-Croizat en est certain, son grand-père aurait désavoué une réforme qui nivelle par le bas le niveau des pensions. La « solidarité » et la « dignité » ont toujours été ses mots d’ordre. Avec la Sécurité sociale, il voulait « libérer les Français de l’angoisse du lendemain ». La retraite devait cesser d’être « l’antichambre de la mort » pour devenir « une nouvelle étape de la vie ».

    Le système par points, en indexant les pensions sur des indicateurs économiques (par définition, sujets à des variations), avec un impératif d’équilibre financier, rompt avec cette résolution. La rentabilité de la Sécu n’était pas un objectif pour Croizat. Afin de la préserver des convoitises qu’attirerait immanquablement un budget supérieur à celui de l’Etat, la gestion en avait été confiée aux assurés eux-mêmes. « Faire appel au budget des contribuables […] serait subordonner l’efficacité de la politique sociale à des considérations purement financières. Ce que nous refusons », disait-il. Financé par des cotisations, et non par l’impôt, le dispositif se distingue, par exemple, du modèle britannique, né un peu plus tôt.

    Bien sûr, cet héritage a déjà subi de nombreuses charges de la part des gouvernements successifs : dès 1967, le général de Gaulle instituait le régime du paritarisme, donnant le dernier mot au patronat dans les décisions, quand la Sécu de 1946 confiait, elle, le pouvoir aux travailleurs. Ambroise Croizat n’aura pas assisté au démantèlement de son œuvre. En octobre 1950, quatre mois avant sa mort, devant l’Assemblée nationale, il prévenait : « Jamais nous ne tolérerons que soit renié un seul des avantages de la Sécurité sociale. Nous défendrons à en mourir, et avec la dernière énergie, cette loi humaine et de progrès. »

    C’est là le sens du rappel à l’ordre de Julien Bargeton par Pierre Caillaud-Croizat. A la décharge du sénateur, l’histoire de Croizat n’est pas enseignée à l’école, il n’a fait son apparition dans le Petit Larousse qu’en 2011. Et même l’Ecole nationale supérieure de la Sécurité sociale (EN3S), à Saint-Etienne, n’a pas de salle Ambroise-Croizat2. Peut-être la cause de cette occultation est-elle à chercher du côté de l’engagement communiste et cégétiste de Croizat. Peut-être aussi, comme nous le suggère son petit-fils, faut-il y voir une forme de complexe du gouvernant : en quinze mois, un ouvrier métallurgiste qui n’avait pas fait d’études aura obtenu davantage, en termes de progrès social, que la quarantaine de ministres du Travail qui lui ont succédé. De quoi mériter son beau surnom de « ministre des travailleurs ».

    https://www.alternatives-economiques.fr/retraites-defendre-lheritage-dambroise-croizat/00091939
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