Enquête sur Didier Lallement, le préfet de police à poigne d’Emmanuel Macron

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  • Enquête sur Didier Lallement, le préfet de police à poigne d’Emmanuel Macron*, Ariane Chemin et Nicolas Chapuis
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/23/enquete-sur-didier-lallement-le-prefet-de-police-a-poigne-d-emmanuel-macron_

    C’est Emmanuel Macron en personne qui, au cœur de la crise des « gilets jaunes », l’a choisi pour devenir préfet de police de Paris. Républicain autoritaire et fan de la Légion étrangère, Didier Lallement est aussi un habile politique.

    Une casquette. Elle devance l’homme, comme le prolongement de l’être. Large visière arrimée à une coiffe bleu nuit brodée de feuilles de chêne et de laurier en cannetille dorée : depuis un an, elle mange le visage allongé et osseux de Didier Lallement – tour de tête 56 cm : un petit coiffant, comme on dit. Lorsqu’il descend dans la rue, impossible de le rater : le couvre-chef le dévore, comme une galette trop grande pour lui. « La taille réglementaire », assure le préfet de police de Paris.
    Il faut le prendre au pied de la lettre : en matière d’uniformes, il s’y connaît. « La circulaire Castaner qui nous fait changer d’habit, c’est quand même à cause de lui ! », s’amuse un préfet de la région parisienne en citant l’arrêté de novembre 2019 qui propose une « tenue opérationnelle » aux hauts fonctionnaires allant sur le terrain. Il fallait quand même une alternative au « veston croisé de cérémonie », cette tenue officielle, vieille de Vichy, « période amiral Darlan » ! Didier Lallement préfère la veste droite, façon Jean Moulin. En 2012, l’ex-secrétaire général du ministère de l’intérieur avait déjà tenté de faire valoir ses talents de créateur de la préfectorale devant le cabinet de Manuel Valls, mais le locataire de Beauvau avait d’autres priorités.
    Sur les réseaux sociaux des « gilets jaunes », la casquette du préfet Lallement est devenue un mème, détournée, agrandie, moquée. Comme une métonymie du nouvel ordre policier incarné par cet homme jusque-là inconnu du grand public. A 63 ans, ce père de deux enfants a réalisé son fantasme : « PP » pour préfet de police, comme on dit « PR » pour le président de la République : le Graal de la préfectorale. En 2015, au cœur des attentats, le visage de François Molins, procureur de la République de Paris, avait incarné aux yeux des Français le bouclier de la justice face au terrorisme. Celui, raide et austère, de Didier Lallement symbolise désormais le maintien de l’ordre à Paris.

    « Je ne mets aucun affect dans mes relations professionnelles »
    Le temps est à l’orage social et le président de la République raffole des grandes gueules. Didier Lallement n’a pas besoin de forcer son caractère pour jouer le « bad cop », le méchant. Sur la route de ses affectations, il laisse des souvenirs de colères froides et de mots cinglants. Parmi les scènes épiques, cette réunion à la préfecture de Bordeaux, début 2018. Lallement est alors préfet de la région Nouvelle-Aquitaine. Il est mécontent du travail d’un des services de police. « Vous allez finir sur un croc de boucher », lance-t-il à l’un des commissaires du service lors d’une réunion hebdomadaire de sécurité intérieure. Silence pétrifié. « Le lendemain, on a tous regretté de ne pas s’être levés », raconte l’un des fonctionnaires présents.
    « Je ne veux plus vous voir ! » A son arrivée sur l’île de la Cité, le 20 mars 2019, six mots lui ont suffi pour congédier l’un des collaborateurs de Michel Delpuech, son prédecesseur. A la Préfecture de police de Paris, les secrétaires apprennent à courber l’échine. « C’est un homme qui fait pleurer », regrette l’un de ses amis. « Je ne mets aucun affect dans mes relations professionnelles », tranche Lallement devant la directrice adjointe de son cabinet. « Moi, ce qui m’émeut, c’est le drapeau tricolore qui flotte au vent, le visage des hommes et des femmes qu’on passe en revue… »

    « Pour nourrir la geste des “gilets jaunes”, Lallement est parfait », sourit l’ancien ministre chiraquien Dominique Perben, qui a guidé sa carrière. Le chef des « insoumis », Jean-Luc Mélenchon, l’a traité de « préfet psychopathe » et accusé d’« organiser le désordre et la pagaille » dans les rues de la capitale. Maxime Nicolle, alias Fly Ryder, a porté plainte contre le PP après une garde à vue jugée arbitraire, le 14 juillet 2019. Une autre figure des « gilets jaunes », Jérôme Rodrigues, parle même de la « Gestapo de Lallement »…
    Le pouvoir apprécie : un vrai paratonnerre. Sur les pancartes, c’est le portrait du préfet, casquette vissée sur la tête, qu’on brandit pour dénoncer les violences policières. « Tant mieux », commente-t-il, bravache : « Pour se prendre pour Jules Vallès, il faut avoir son Galliffet », ce général de brigade surnommé le « Massacreur de la Commune ». 

    Didier Lallement est là pour mater les black blocks, empêcher les « gilets jaunes » de monter à l’assaut de l’Elysée et « permettre aux manifestants d’arriver à destination, quand les précortèges les en empêchent ». Et tant pis s’il faut noyer les défilés sous les lacrymos, comme le 1er mai 2019. « Cette crise, il la vit comme une sorte d’opportunité. Il se veut le rempart contre le désordre et un climat insurrectionnel, comme sous la IIIe République », analyse l’historien de la Préfecture de police, Olivier Renaudie, par ailleurs professeur de droit à l’école de La Sorbonne.

    « Je suis là pour protéger le président »
    « Alors, vous n’avez pas peur de pénétrer dans l’antre du dragon ? », aime provoquer M. Lallement en fermant la porte de son bureau. En ce début février, il reçoit Le Monde dans une salle de réunion. Commence par s’étonner qu’on ait servi un café matinal, un simple verre d’eau aurait suffi. Poursuit par cette scène peu banale : « Ce n’est pas vous qui allez poser les questions, c’est moi qui vais parler. Pour comprendre qui je suis, c’est ici », lance-t-il en faisant glisser sur la table une carte en plastique. Au verso du portrait héroïque d’un « képi blanc », les sept articles du code d’honneur de la Légion étrangère. « Lisez le 6 : “La mission est sacrée, tu l’exécutes jusqu’au bout et, s’il le faut, en opérations, au péril de ta vie.” » Explicite, en effet.

    Le président Macron et le préfet Lallement, lors de la commémoration du 11-Novembre, en 2019, à Paris. LUDOVIC MARIN / AFP
    « Evidemment, je ne suis pas à Camerone [défaite concédée au XIXe siècle par une soixantaine de « képis blancs » face à plus de 2 000 soldats mexicains]. Et je ne vais pas mourir, ajoute le préfet, encore que… » Trois mois avant sa nomination en remplacement de Michel Delpuech, le palais de l’Elysée a manqué de « tomber », en décembre 2018. Plus aucun « gilet jaune » ne doit ainsi s’en approcher. « Quand je l’ai reçu dans mon bureau, confie la maire de Paris, Anne Hidalgo, j’ai été frappée par cette phrase qu’il m’a lâchée : “Je suis là pour protéger le président.” »
    Dans le secret de son bureau, Didier Lallement désapprouve par exemple l’emploi du controversé lanceur de balles de défense (LBD) lors des opérations de maintien de l’ordre
    Didier Lallement est venu rétablir l’ordre face à la « chienlit », comme disait le général de Gaulle, un auteur qu’il aime lire entre deux livres de science-fiction. Un de ses modèles, avec « le Tigre », Georges Clemenceau – « l’homme le plus détesté de la IIIe République, mais qui a sauvé la France ». Il aime autant les blagues de l’ancien président du conseil – « Pour mes obsèques, je ne veux que l’essentiel, c’est-à-dire moi » – que son sens du devoir. « Je suis le commissaire du gouvernement auprès de la Fondation Musée Clemenceau », glisse-t-il fièrement.

    « La main de Clemenceau n’a jamais tremblé quand il s’agissait de se battre pour la France, la vôtre ne devra pas trembler non plus devant les réformes que vous devrez mener. » Christophe Castaner ne pouvait pas trouver meilleure citation le jour de l’intronisation de Didier Lallement. « Ça m’a plu », convient le PP. Même s’il n’a pas l’air pressé d’appliquer la « réforme » qui lui a été confiée en plus du maintien de l’ordre : délester la Préfecture de police d’une partie de ses immenses prérogatives. Seul changement pour l’instant, le logo. Il est désormais surmonté du sigle du ministère de l’intérieur, façon d’assurer symboliquement la loyauté de cette institution souvent qualifiée d’« Etat dans l’Etat ». Décidément, Didier Lallement aime marquer de son fer l’imagerie de la République.

    Le maintien de l’ordre n’est pas sa spécialité
    Les caricatures dans lesquelles on s’enferme découragent parfois d’aller au-delà. Dans le secret de son bureau, Didier Lallement désapprouve, par exemple, l’emploi du controversé lanceur de balles de défense (LBD) lors des opérations de maintien de l’ordre, « une arme du faible au fort », lâche-t-il. Certains l’ont même entendu parler d’« arme à la con ». Au passage, il livre sa version personnelle – et saugrenue – des nombreuses blessures à la tête lors des défilés de « gilets jaunes » : la vitesse du projectile est inférieure à celle du son et pousserait la cible à se baisser en entendant la détonation…
    Contrairement à l’image qui lui colle à la peau, le maintien de l’ordre n’est pas sa spécialité. L’idée des fameuses BRAV-M, ces brigades de répression de l’action violente motorisées, sorte de pelotons de voltigeurs dépossédés du « bidule », leur longue matraque en bois, n’est, en réalité, pas la sienne. C’est Michel Delpuech, limogé du jour au lendemain après le saccage du Fouquet’s, le 16 mars 2019, qui avait créé les détachements d’action rapide (DAR). Didier Lallement s’est seulement chargé d’améliorer l’efficacité du dispositif et d’y apposer un nouveau sigle.

    Dans le petit cénacle de la haute fonction publique, il était connu pour la création de toutes pièces, entre 2007 et 2010, du grand ministère de l’écologie, dont il fut secrétaire général sous Jean-Louis Borloo. Et, surtout, pour son expertise de la mécanique interne de l’Etat. « Didier a été directeur de cinq administrations centrales, c’est rare pour un préfet, rappelle l’ancien patron de l’Inspection générale de l’administration, Marc Abadie, qui l’a choisi pour témoin de mariage et parrain républicain de l’un de ses enfants. Il peut vous disséquer un programme budgétaire et vous expliquer ce qui va “bouger” entre le titre 2 et le titre 3. » L’orfèvre des codes administratifs est aussi l’un des fondateurs de l’intercommunalité. « Avec François Lucas, il est de ceux qui m’ont aidé à mettre en place la loi de 1999 qui a redessiné le paysage français », rappelle l’ancien ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement.

    C’est lui, le « Che », qui lui permet de « prendre la casquette », comme on dit. C’est même la dernière nomination de préfet du ministre Chevènement : en 2000, il offre à Lallement son premier poste dans l’Aisne, juste avant trois années passées à la tête de l’administration pénitentiaire. La maison est réputée difficile : « Un milieu où tout est plus intense qu’ailleurs », glisse le préfet, qui n’a oublié aucun détail de la « belle » d’Antonio Ferrara, exfiltré à l’explosif de la prison de Fresnes par un commando. C’est durant ces années 2001-2004 qu’apparaît pour la première fois le nom de Lallement en « une » du Journal du dimanche, inscrit sur… les banderoles des puissants syndicats de la pénitentiaire. Didier Lallement quitte les prisons en laissant derrière lui la création des Eris, ces unités d’élite chargée d’intervenir en milieu carcéral. Et, tiens, un drapeau de l’institution, dessiné à sa demande…

    Il collectionne les médailles
    « Cet homme a une carapace. Sous la casquette, il y a un mystère », souffle un préfet. Reprenons les étapes qui ont forgé ce « républicain autoritaire ». « En 1979, j’étais permanent des jeunes du CERES, ce centre d’études de l’aile gauche du Parti socialiste [PS] dirigé par Chevènement. Lui en était un des chefs et un bon organisateur », raconte Guillaume Duval, rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques. « Il adorait les opérations de maintien de l’ordre », assure un des animateurs du Crayon entre les dents, le journal des étudiants. « Il frappait surtout par son profil sévère, sérieux, pas très rigolo : “social triste”, on disait à l’époque », ajoute le journaliste Eric Dupin. « Le CERES a été un moule à moines soldats rugueux et souvent insensibles au fait d’être minoritaire ou incompris », note le patron de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), Didier Leschi, un autre ancien.

    Jusqu’à la guerre du Golfe, en 1991, Didier Lallement a sa carte du PS. Et pour le « petit banlieusard » de la région parisienne, la vie étudiante – il est inscrit à l’Ecole supérieure de gestion –, c’est d’abord « la découverte de l’intelligentsia ». Ses parents sont, en effet, « des gens modestes qui n’avaient pas le bac », confie-t-il. Son père est représentant de commerce (« on a déménagé 18 fois »), sa mère a fini « chef des caisses de La Samaritaine ». Après les jeunes du CERES, les « frères » maçons du Grand Orient de France sont ses écoles de formation.

    « Dans ma famille, la réussite, c’était d’avoir le badge rouge, raconte le préfet. “Si un jour tu deviens chef de rayon, tu l’auras”, me disait ma mère. » Une clé pour tenter de comprendre l’énigme Lallement ? Sur le revers de son costume, le préfet de police porte la rosette de commandeur de l’Ordre national du mérite – bien mieux que le badge rouge. Déjà, au secrétariat d’Etat à la jeunesse et aux sports, sous François Mitterrand, on se souvient combien ce jeune chef de cabinet raffolait des cérémonies de remise de médailles. Il collectionne lui-même les breloques en tout genre, mais refuse d’en livrer le chiffre précis : « Vous savez bien que le nombre de décorations est inversement proportionnel à la santé de la prostate. » Une blague de corps de garde, on ne se refait pas. Cet amateur de grosses bécanes a fait graver l’insigne de la Légion étrangère sur la plaque d’immatriculation de sa dernière Harley-Davidson.

    « Je suis fana mili », rit-il souvent. En 1984, en soutien à la révolution sandiniste, Lallement s’était rendu au Nicaragua : comme une partie de l’extrême gauche, le CERES y envoyait les jeunes aider à résister à l’impérialisme américain. Pourquoi donc n’avoir pas « fait » l’armée, plutôt qu’une école de commerce ? Faute de guerre. Les trois générations qui l’ont précédé ont eu chacune la leur. Son arrière-grand-père a combattu en 1870, son grand-père en 1914 – le préfet a gardé ses courriers adressés au ministère de la guerre au sujet d’une Légion d’honneur qui ne venait pas –, son père durant la seconde guerre mondiale. L’imaginaire de Didier Lallement est peuplé de fantômes. « Verdun, Chartres… Il y a des ossements de Lallement partout, même en Italie. »

    Un oncle à Monte Cassino
    Ils ont failli lui coûter cher. Le samedi 16 novembre 2019, acte 53 des « gilets jaunes », des manifestants s’en prennent à la stèle du maréchal Juin, aux abords de la place d’Italie. Quoi ? Ils ont profané un héros de la guerre d’Italie ! Dans la salle de commandement de la Préfecture de police où il prend désormais place tous les samedis, face aux écrans de contrôle, le sang du préfet Lallement ne fait qu’un tour : l’un de ses oncles a été tué lors de la bataille de Monte Cassino, en 1944, sous les ordres de celui qui dirigeait le corps expéditionnaire français. Didier Lallement ne connaissait pas le monument mais, dès le lendemain, il décide de venir rendre les honneurs sur place, blouson sur le dos, casquette sur la tête, au garde-à-vous.

    Alors qu’il s’éloigne, une femme l’interpelle. « Je savais que c’était le préfet de police, on le voit partout à la télé, raconte au Monde Laetitia Bezzaouia, 61 ans, qui se présente comme responsable d’une association d’aide aux victimes. Moi, je parle à tout le monde. » Cette habitante du XIIIe arrondissement s’apprête à attraper un bus pour faire son marché à La Courneuve, où « il y a des supertrucs pas cher ». Le préfet tend sa main. « Comment ça se fait que vous arrivez pas à les arrêter les black blocks ? », interroge Mme Bezzaouia. « On les a arrêtés », répond Lallement. Le dialogue s’engage quand, tout à coup, l’œil du préfet aperçoit un pin’s « gilet jaune » sous l’écharpe de son interlocutrice, et son sac fluo « I love Paris ».
    – Vous avez un joli gilet jaune, lance le préfet, comme s’il s’était fait prendre.
    – Oui, je suis “gilet jaune”, répond Mme Bezzaouia.
    – Eh bien, nous ne sommes pas dans le même camp, madame, cingle Didier Lallement, qui reprend illico sa route et jette un « ça suffit » martial en guise de salut.

    Une équipe de BFM-TV a surpris la longue silhouette de Didier Lallement. La scène tourne en boucle sur les réseaux. Une amie fidèle gronde le préfet : « A quoi ça sert de jouer le caïman à sang froid si c’est pour prendre un coup de chaud à la première occasion ? » Ceux qui n’ont pas oublié que Lallement ne vient pas de l’Ecole nationale d’administration (ENA) et du sérail, les jaloux et ses nombreux ennemis s’en donnent à cœur joie : enfin, la saynète montre sa vraie nature. « Que voulez-vous, il les a coiffés au poteau en se montrant odieux avec tout le monde », s’amuse une préfète. « Lallement est un stratège sans manières. Il sait affirmer la place de l’Etat mais a des manières de brute », résume un commissaire.

    « S’il faut descendre dans les tranchées, je descends les tranchées », aime à dire le préfet de police.
    Aux réunions du conseil de Paris, on se fait mal à sa nonchalance. Le préfet de police est contraint, statutairement, d’y assister : il reçoit une partie de son financement des caisses de la mairie. Dire que Didier Lallement s’y ennuie est un euphémisme. Il s’y morfond. Pouce dans la ceinture, vaguement avachi, œil vague dernière ses fines lunettes, il répond négligemment aux questions des élus sans prendre aucune note. Ses relations avec Anne Hidalgo deviennent vite exécrables. « Mon patron, c’est le ministre de l’intérieur, ce n’est pas la maire de Paris », oppose-t-il. D’ailleurs, il juge « surannée » cette présence imposée au conseil municipal de la capitale.

    Le temps d’un drame, Anne Hidalgo et lui ont pourtant fait la paix. Une vraie trêve. Le 3 octobre 2019, six mois après l’installation de Lallement, Mickaël Harpon, l’un des agents de la direction du renseignement, est abattu dans la cour de « sa » Préfecture, après avoir assassiné quatre fonctionnaires au couteau. Didier Lallement débarque immédiatement sur la scène de crime. « S’il faut descendre dans les tranchées, je descends les tranchées », aime-t-il dire. Le spectre d’une infiltration islamiste au cœur de l’institution censée incarner la sécurité se met à planer sur l’île de la Cité.

    Trois mois plus tard, Cédric Chouviat, livreur à moto, père de cinq enfants, meurt après un plaquage au sol par quatre fonctionnaires lors d’un banal contrôle routier. En ce mois de janvier 2020, la polémique sur les violences policières repart de plus belle et Didier Lallement se retrouve pointé du doigt, d’autant que l’épisode de la place d’Italie n’est pas oublié. A l’issue de ses vœux à la presse, le 15 janvier, Emmanuel Macron lui décoche un petit blâme : « La police, ce n’est pas un camp », confie le chef de l’Etat à quelques journalistes qui l’interrogent sur le préfet. « Une faute », reconnaît ce dernier devant Le Monde. Vite pardonnée.

    Depuis 2002, Dominique Perben fait sa carrière
    « Aucun problème Lallement », assure son ministre de tutelle, Christophe Castaner, le 19 février. Didier Lallement fait partie de ces grandes gueules volontiers impolies, irrespectueuses ou « provos » que la macronie dit « disruptives », dont Emmanuel Macron raffole, et qui peuplent déjà le quinquennat. Entre le général Jean-Louis Georgelin, chargé de surveiller les travaux de reconstruction de Notre-Dame, et le nouveau préfet de police de Paris, flotte un air de famille. Le nouveau pouvoir excuse facilement leur mépris des politiques ou des experts et leurs excès, puisqu’ils sont là pour ça. Et eux savent qui les a nommés.
    L’histoire était restée secrète. Nous sommes le samedi 16 mars 2019. Dominique Perben rentre chez lui, près de la place de l’Etoile. Excédé. Une nouvelle fois, c’est l’émeute dans son quartier. La tenture du Fouquet’s, la fameuse brasserie des Champs-Elysées, a pris feu. Vers 19 heures, l’ancien ministre de la justice, un RPR devenu macroniste, dégaine son téléphone et envoie un message sur le numéro privé du chef de l’Etat. « Monsieur le Président… » Comment, avec les hommes qu’il a, peut-il rétablir l’ordre ? Deux minutes plus tard, petit bip, message : « Qui voyez-vous ? »

    Dominique Perben ne met pas longtemps à répondre. Depuis 2002, il fait la carrière de Didier Lallement. A son arrivée place Vendôme, Lallement est le seul directeur à rester en place, aux prisons. Deux ans plus tard, Perben supplie Nicolas Sarkozy de lui redonner un poste de préfet. « Ton mec, il est de chez Chevènement ! », râle le ministre de l’intérieur. « Alors nomme-le chez moi en Saône-et-Loire », répond Perben, qui l’accueille à Mâcon. En 2005, Perben lui propose de diriger son cabinet au ministère de l’équipement et des transports. « Il faut que j’en parle à Chevènement », répond Lallement. « Moi à Chirac », rit Perben. A l’équipement, Lallement supprime la direction des routes, fusionne le corps des ponts et du génie rural, impressionne son ministre. Ce 16 mars 2019, sur son téléphone, Perben glisse donc un nom à Macron : « Lallement ».

    Campagne et visite de courtoisie
    Emmanuel Macron connaît déjà le bonhomme : il l’a reçu en 2017, après l’élection présidentielle. Les hauts fonctionnaires aguerris se comptent sur les doigts d’une main, et le nouveau chef de l’Etat se mêle personnellement de la nomination des directeurs comme des préfets. Lallement est alors à la Cour des comptes. Il a quitté depuis trois ans le secrétariat général de la Place Beauvau. Avec Manuel Valls, les affaires roulaient, même si la relation avec Thierry Lataste, son directeur de cabinet, était tendue. Mais sous Bernard Cazeneuve, le courant ne passait pas. Ses visites de courtoisie à l’Elysée, Matignon ou l’intérieur pour gagner l’île de la Cité après la retraite de Bernard Boucault, à l’été 2015, avaient agacé tout le monde. « Mener une vraie campagne pour devenir PP, ça ne se fait pas du tout », rapporte un témoin. Ses efforts ne paient pas, et Lallement négocie seul sa nomination à la Cour, où il ronge son frein.
    La victoire d’Emmanuel Macron lui offre la chance de sortir du purgatoire. « L’Etat que je rencontre en 2017 me plaît, dit-il. Il a le souci des réformes. » Comme tout le monde, le nouveau président de la République a entendu parler des ambitions de Didier Lallement. Il pourrait lui confier les Pays de la Loire, où les zadistes de Notre-Dame-des-Landes donnent du fil à retordre à l’Etat, ou bien la région PACA. Jean-Claude Gaudin, le maire de Marseille, n’est pas chaud. Bordeaux, alors ? Averti, son maire Alain Juppé sonne Perben, qui l’a aidé lors de sa campagne des primaires du parti Les Républicains : « Dis donc, il paraît qu’on m’envoie un nazi ? » Perben éclate de rire et tresse l’éloge de son ami.

    La fin du récit, on peut la lire dans l’escalier qui mène à son bureau. Le nouveau venu y a fait installer côte à côte tous les portraits de ses prédécesseurs, comme c’est l’usage dans les autres préfectures, et déjà ajouté le sien. « Regardez les dates des nominations, glisse-t-il à un visiteur. Notez que cela correspond souvent à des moments de crises dans l’histoire de la République. » En 2017, c’est une banale chute de vélo de Michel Cadot, le préfet en place, qui avait propulsé Michel Delpuech. Le nouveau PP est certain de ne pas être le fruit d’un accident, mais l’homme du moment. Il fouille dans sa formation de base pour citer Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « Les hommes font l’histoire, ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. »

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