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  • Chronique : la violence masculiniste, suivie d’un entretien avec Francis Dupuis-Déri (par Ana Minski) – Le Partage
    https://www.partage-le.com/2018/12/31/chronique-la-violence-masculiniste-suivie-dun-entretien-avec-francis-dup

    (je copie ici pour cette question précise)

    Les féministes radicales, qui conçoivent une opposition entre deux classes de sexe socialement construites, s’inquiètent de la confusion qui est faite entre genre et sexe, et de la remise en question même du sexe biologique qui, selon la théorie de Judith Butler, ne serait qu’une simple construction sociale. Ce raisonnement semble dominer la sphère politique et un certain nombre de transactivistes exigent que toute personne qui se dit femme soit en droit de recevoir un document attestant qu’elle est née biologiquement femme. La loi C-16 protégeant l’identité et l’expression de genre ne présente-t-elle pas un risque, dans une société patriarcale où la culture du viol est encore bien présente, qu’un changement d’identité sexuelle autodéclaré de certains hommes leur permette de pénétrer dans les lieux réservés aux femmes sans s’inquiéter de ce que ces dernières ressentent et veulent  ? Il semble que la volonté de ces transfemmes autodéclarées prime sur les besoins des femmes biologiques. Comme le précisent certains transgenres eux-mêmes, tels que Trans Voices Matter en août 2018, l’autodéclaration de sexe ne représente-t-elle pas une menace pour les femmes mais aussi pour les transsexuelles  ?

    Voilà une question qui en contient beaucoup d’autres  ! Je ne suis pas spécialiste des trans, mais je vais essayer de répondre à vos questionnements en expliquant mon rapport au mouvement trans. Dans ma réponse, je prends pour acquis que vous considérez que je ne suis pas une personne trans — vous avez raison — et que vous n’êtes pas non plus une personne trans, mais je peux évidemment me tromper.

    Bref, je ne me considère ni trans, ni queer, mais je vais commencer par une anecdote personnelle : vers environ 18 ans, j’ai suivi mes premiers cours en sociologie et en psychologie sur les femmes et sur la sexualité. Nous étions dans les années 1980 et des chaînes câblées de télévision se spécialisaient dans la diffusion de vidéos de musique, un nouveau phénomène à la mode. Or à l’époque, presque tous les groupes de musique composés uniquement d’hommes — la très grande majorité des groupes, en fait — avaient un ou deux musiciens androgynes dont la coupe de cheveux, les vêtements et le maquillage étaient plutôt féminins. Parmi les plus connus, on se rappelle Boy George, David Bowie et Prince, mais le phénomène était généralisé. Même des groupes de musique plutôt conventionnels avaient un ou deux musiciens androgynes, souvent le bassiste et parfois le chanteur. Il n’y avait pas alors de théorie queer, mais il s’agissait d’une pratique assumée et bien évidemment imitée dans la mode des jeunes d’alors.

    Pour ma part, j’avais passé quelques semaines en Grande Bretagne pour essayer d’apprendre l’anglais, mais j’en ai surtout ramené dans mes valises la mode punk : je portais alors la crête sur la tête (le mohawk, comme on dit au Québec), une veste de cuir, des t-shirts politiques, des boucles d’oreille, des bottes de combat, etc… J’ai aussi commencé à porter des jupes quelques fois par mois, que j’intégrais à mon accoutrement punk. J’allais ainsi vêtu dans mes cours à l’université, dans des soirées dans des bars, etc. J’ai été l’objet de bien des plaisanteries et de quelques mains aux fesses de la part d’amis d’université qui trouvaient très drôle de profiter de la situation, mais j’étais le plus souvent très bien accueilli par les femmes. Je tiens à préciser que je n’établissais aucun lien entre mon identité masculine et le choix de porter une jupe et des boucles d’oreille. Si je me considérais alors tout à fait masculin (et hétérosexuel), porter des jupes me semblait cohérent avec mon identité punk, qui se voulait transgressive et provocatrice, mais ne nuisait pas à mes tentatives de draguer des femmes, bien au contraire… Toujours dans cet esprit transgressif, j’ai commencé à entrer dans la première toilette venue, qu’il s’agisse d’une toilette pour hommes ou pour femmes, car je trouvais absurde cette division binaire. J’ai rapidement arrêté, car cela mettait de toute évidence les femmes très mal à l’aise. Bref, tout cela était plutôt paradoxal, si l’on peut dire, mais exprimait maladroitement une volonté de transgresser les normes de genre, dans une perspective féministe, même si je ne maîtrisais que très maladroitement la théorie. Voilà pour les années 1980, qui se sont terminées tragiquement par l’attentat de Polytechnique, en décembre 1989 (dans la trentaine, je portais encore des jupes peut-être une fois par mois, puis j’ai presque complètement arrêté, en partie parce que mon rapport à mon corps a changé, car j’ai vieilli et pris du poids… Bref, je me sens moins bien dans mon corps).

    J’ignorais alors totalement les mobilisations des mouvements trans, y compris à Montréal, dont l’une des priorités était d’aider les trans malades du SIDA. En fait, les femmes trans et travesties, en particulier prostituées et utilisatrices de drogues, ont été décimées par le SIDA dans l’indifférence générale. J’ignorais alors aussi la sortie des premiers livres de Judith Butler, comme Gender Trouble, en 1990.

    C’est dans les années 1990 que j’ai réellement été formé au féminisme par mes lectures des féministes matérialistes et par des militantes féministes que je côtoyais à Montréal, qui étaient pour la plupart matérialistes. Vous comprendrez que j’étais donc plutôt sceptique, pour ne pas dire réfractaire, face au queer puis au mouvement trans, même si j’avais essayé — tout seul — de troubler le genre, dans les années 1980. Nous parvenions sans difficulté à réduire ces mouvements à quelques éléments qui les rendaient incompatibles et même menaçants pour le féminisme, tel que nous l’entendions… Je disais dans des discussions privées, par exemple, que les trans nuisent à l’objectif ultime de l’abolition des sexes, puisque leur processus de transition confirme l’existence des sexes. Ou je disais : « Ah  ! Mais voilà une nouvelle manière d’attaquer encore et encore le principe de non-mixité féminine des féministes, puisque les femmes trans revendiquent le droit d’être intégrées dans la non-mixité féminine, alors qu’elles n’ont pas eu d’enfance et d’adolescence au féminin. »

    Voilà pour mes premières réactions. Puis, au fil des années, j’ai commencé à être de plus en plus mal à l’aise lorsque j’exprimais encore et toujours les mêmes doutes au sujet des queers et des trans, deux mouvements dont je ne connaissais finalement pas grand-chose. Je n’avais jamais pris le temps de lire leur histoire, de m’informer au sujet de leur réalité concrète, de leurs revendications et de leurs théories. Quand je pense que je passe des heures et des heures à lire des tonnes de textes antiféministes, mais que je ne prenais pas même la peine de lire un seul texte écrit par une personne trans… Tout cela se déroulait à Montréal dans les années 2005 à 2010, environ, et les tensions au sujet des trans dans le milieu féministe étaient d’autant plus complexes que s’entremêlaient d’autres tensions très vives au sujet du travail du sexe ou de la prostitution… Sans oublier le foutu débat sur le foulard des musulmanes, qui mettait en jeu d’autres féministes… Bref, j’avais parfois l’impression que des féministes dépensaient plus d’énergie à se combattre les unes les autres qu’à se mobiliser solidairement contre la suprématie mâle, ou contre des enjeux qui paraissaient ringards, comme la pauvreté des femmes et de leurs associations.

    Puis les féministes dont j’étais le plus proche ont commencé à infléchir leur position, parce qu’elles croisaient des queers au fil des mobilisations, en particulier contre des agressions sexuelles, y compris certaines commises par et contre certaines femmes qui évoluaient dans le milieu queer. De plus, des féministes québécoises formées aux États-Unis ou des Françaises qui débarquaient à Montréal présentaient différemment la relation historique, politique et théorique entre les féminismes matérialiste et queer. Certaines cherchaient même à fusionner matérialisme et queer, y compris dans une perspective antiraciste décoloniale. Enfin, de plus en plus d’étudiantes et d’étudiants s’affichaient comme trans et demandaient aux professeures, surtout en études féministes, d’utiliser un prénom de leur choix pour les nommer.

    Je fournis tous ces détails pour bien montrer comment des positions purement théoriques peuvent se transformer au gré des rapports de force et des rencontres concrètes, dans une ville, dans une université et dans la communauté d’un mouvement social (la politologue Émeline Fourment a d’ailleurs bien montré l’hybridation et la fusion partielle, dans les milieux autonomes allemands, entre les féministes matérialistes antifascistes et les féministes queers espaces).

    Bref, les cartes théoriques et militantes ont été rebrassées et des féministes matérialistes ont entrepris une réflexion individuelle et collective pour développer une analyse et une posture politique solidaire des trans. J’ai suivi leur exemple, c’est-à-dire que j’ai demandé des conseils de lecture à des queers et j’ai effectué mes propres lectures de textes par et sur les trans.

    J’ai lu avec très grand intérêt le numéro spécial de la revue Transgender Studies Quarterly, qui proposait un dossier complet sur le « transféminisme », soit l’alliance et la fusion entre féminisme et mouvement trans. On y présente les histoires très intéressantes de ces alliances au Brésil, en Italie, aux États-Unis et ailleurs, parfois dès les années 1960. J’y ai appris, enfin, qu’une féministe radicale dont je respecte beaucoup le travail, Andrea Dworkin, se déclarait solidaire des trans dès le début des années 1970, aux États-Unis. Elle proposait que l’État offre des services de santé gratuits pour les femmes trans, ou que la communauté militante offre les moyens à toute personne transexuelle d’obtenir une opération de changement de sexe. Selon Dworkin, la présence des trans nous révèle surtout la fluidité des identités de sexe et met à mal la logique de la binarité sexuelle. Même si elle rêvait d’un monde sans genre ou sexe, elle considérait dès 1974 que c’est seulement dans un nouveau monde constitué d’une « identité androgyne » que la transexualité n’aura plus le même sens, puisqu’il y aura une plus grande pluralité de choix. À la même époque, aux États-Unis, le groupe de musique Olivia Record, composé de féministes radicales lesbiennes séparatistes, se déclarait « trans inclusive ». Une des membres a aussi été militante du collectif de lesbiennes radicales Furies et a payé pour les frais médicaux de trans. L’amie et l’alliée de Dworkin, la féministe Catharine MacKinnon, dont la pensée sur la domination sexuelle m’a également beaucoup inspiré, s’est aussi déclarée solidaire des trans.

    En 2001, Emi Koyama a lancé son Manifeste transféministe, dans lequel elle déclarait : « Le transféminisme ne consiste pas à prendre le contrôle des institutions féministes. Au contraire, il élargit et développe le féminisme en entier à travers notre propre libération et notre travail en coalition avec d’autres. Il défend à la fois les femmes trans et non-trans, et demande en retour aux femmes non-trans de prendre la défense des femmes trans. Le transféminisme incarne la politique de la coalition féministe dans laquelle des femmes de différents horizons sont solidaires les unes des autres, parce que si nous ne nous appuyions pas les unes les autres, personne ne le fera. » [Transgender Studies Quarterly, vol. 3, no. 1–2, 2016, p. 149]. À Montréal, l’universitaire trans Viviane Namaste suggère elle aussi que le mouvement trans ne doit pas tant s’inviter dans toutes les institutions féministes, mais qu’il a besoin aussi de développer ses propres institutions, même si cela nécessite beaucoup de ressources, de temps et d’énergie.

    Or comme le souligne Raewyn Connell, les femmes trans ne représentent qu’une toute petite part de la société (on se demande même pourquoi si peu de personnes provoquent tant de réactions), et elles ont donc besoin de la solidarité et de l’aide des féministes pour développer leur autonomie et leur force individuelles et collectives  ; elles peuvent aussi avoir besoin de l’aide des ressources consolidées par les femmes et les féministes.

    Cela dit, Viviane Namaste met aussi en garde le mouvement queer qui essaie de s’approprier la lutte et la réalité des trans, qui en fait même parfois la quintessence du queer. Or il s’agit, selon Namaste, de deux réalités et de deux projets distincts et bien des femmes trans ne se considèrent pas queer (et non binaire), sans compter que des femmes trans peuvent se considérer plutôt féministes et parfois même matérialistes, comme j’ai pu le constater lors d’un atelier de discussion, en France, au sujet du livre Refuser d’être un homme, de John Stoltenberg. Viviane Namaste reproche aussi à Judith Butler d’instrumentaliser les drag queens et les femmes trans sans connaître leur réalité concrète, en particulier en termes de travail dans les bars gays et dans la prostitution, souvent considérée comme une des seule manière d’obtenir suffisamment d’argent pour se loger, mais aussi et surtout à effectuer la transition (payer pour les hormones, les interventions chirurgicales, etc.)

    Bref, la théorie et le militantisme trans ne sont pas homogènes et les rapports entre féministes radicales et trans non plus.

    Plusieurs auteures du numéro spécial sur le « transféminisme » de la revue Transgender Studies Quarterly se présentent comme des « trans-supporting feminists » (féministes qui appuient les trans), par exemple Lori Watson qui souligne que la fameuse phrase de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », est particulièrement bien adaptée à la réalité des femmes trans. À qui reproche aux trans de ne pas poursuivre l’objectif ultime, soit la destruction de la binarité des genres et des rôles de sexe, elle explique aussi que « la plupart des femmes (y compris les femmes qui sont des féministes radicales) vivent leur genre qui est socialement reconnu comme la correspondant à la catégorie “femme” ; c’est-à-dire qu’elles se conforment à certains stéréotypes genrés de la féminité. » (Lori Watson, « The woman question », Transgender Studies Quarterly, vol. 3, no. 1–2, 2016). D’ailleurs, il faut rappeler que cette critique a aussi été adressée par les queers aux féministes matérialistes qui parlent de « classe de sexe » et qui appellent à se mobiliser en tant que femmes. Des queers reprochaient aux féministes matérialistes d’essentialiser à nouveau les identités et les différences de sexes, alors que les matérialistes disaient qu’il s’agissait d’un positionnement politique et non pas biologique. Lori Watson rappelait aussi dans son texte, comme Viviane Namaste, que les femmes trans peuvent bien être des sujets du féminisme, puisqu’elles sont souvent discriminées et violentées par les hommes et qu’elles souffrent de la domination masculine. Elles subissent des discriminations en tant que trans et en tant que femmes à l’emploi, pour le logement, face à l’État, ce qui a pour effet de trop souvent les confiner dans la pauvreté, ce qui les pousse vers une prostitution souvent misérable, et vers la toxicomanie. Comme Viviane Namaste le rappelle avec insistance, les femmes trans sont souvent violentées et même tuées pas seulement parce qu’elles sont trans, mais parce que ce sont des femmes.

    Plus concrètement, les trans ont obtenu plusieurs gains législatifs depuis quelques années au Canada et au Québec. Depuis 2015 au Québec, l’école est obligée d’accepter un changement de prénom, et les élèves de 14 ans et plus peuvent même exprimer cette demande sans l’autorisation de leurs parents. Mon université autorise enfin les étudiantes et les étudiants à changer leur nom, sur les listes de classe. Quant au mouvement des femmes au Québec, par exemple les réseaux de centres et de maisons d’hébergement pour femmes, je crois comprendre que la réponse est le plus souvent pragmatique face à la demande d’inclusion des trans (qui est souvent une demande d’aide). Il ne s’agit pas d’une prise de position de principe sur ce qu’est la non-mixité ou ce qu’est une femme, mais d’un travail d’écoute, d’échange, de réflexion collective, de consultation et d’arrangement pragmatique, chaque situation étant différente selon le contexte, les autres femmes présentes, les expériences passées, etc..

    Voilà… Je ne pense pas avoir répondu à vos questions, mais je vous ai présenté l’état de mes réflexions, en ce moment. Mais considérant que votre site publie des textes très critiques des trans et considérant l’état des débats et des rapports de force où je me situe, à Montréal, je pensais saisir l’occasion pour partager quelques réflexions, sans prétendre connaître la « vérité » sur ces sujets complexes, ni parler au nom des féministes radicales ou des militantes et théoriciennes trans.