Eurogroupe : la « boîte noire » de l’Europe sur écoute | Mediapart
▻https://www.mediapart.fr/journal/international/130320/eurogroupe-la-boite-noire-de-l-europe-sur-ecoute?onglet=full
La quinzaine d’heures d’enregistrement qu’a décidé de publier l’ancien ministre des finances grec ce vendredi 13 mars, et que Mediapart a pu écouter en exclusivité (lire sous l’onglet Boîte noire), constitue une plongée fascinante dans la principale « boîte noire » de l’Europe. Une enceinte d’ordinaire fermée à triple tour, loin des regards comme des oreilles, des citoyens européens.
Après l’élection de Syriza en janvier, Varoufákis a participé à 13 réunions, de février à juillet. Il s’est décidé à enregistrer les discussions, à partir de la quatrième, le 24 février. Ce vendredi, il met en ligne ce qu’il décrit comme l’intégralité des échanges des dix réunions, dont la plupart se sont tenues à Bruxelles (mais l’un des Eurogroupe clés, le 24 avril 2015, s’est déroulé à Riga, capitale de la Lettonie, qui présidait à l’époque l’UE pour six mois).
L’économiste grec s’en explique dans un entretien à Mediapart, où il répond aux accusations de Pierre Moscovici qui, lui, parle de « méthodes de voyou ». Varoufákis, désormais député au parlement grec, joue gros avec ces « euro-leaks ». Malgré le succès critique de son livre de mémoires (Conversations entre adultes, éditions Les Liens qui libèrent, 2017), adapté l’an dernier au cinéma par Costa-Gavras, deux récits continuent de s’opposer sur les six mois des négociations de Syriza à Bruxelles.
Dans les institutions de l’UE comme au sein de Syriza (désormais dans l’opposition à Athènes), l’échec des pourparlers serait d’abord lié à la personnalité de Varoufákis, narcissique, volcanique et rétif au conflit, à son incapacité à avoir formulé des propositions raisonnables. Un mensonge, selon l’intéressé qui espère, avec ces enregistrements, réduire en poussière ce récit. À ses yeux, lui n’a cessé de construire des ponts avec Berlin, de faire des concessions, d’avancer d’innombrables propositions, qui ont été rejetées une à une, sans même être discutées sur le fond : preuve d’un dysfonctionnement démocratique qui tuera l’Europe si elle ne se réforme pas à court terme.
L’illustration la plus éclatante remonte au 18 juin 2015. À Varoufákis, qui vient d’exposer, pendant de longues minutes, une nouvelle proposition du camp grec – un frein « dur » au déficit, pour donner des gages à Berlin –, le président Dijsselbloem répond : « N’importe quelle nouvelle proposition doit être étudiée par les institutions. Il ne revient pas à l’Eurogroupe de l’examiner. »
Ce jour-là, il n’y a que Michel Sapin qui monte au créneau pour s’opposer discrètement à Dijsselbloem : « Je souhaite que l’Eurogroupe, qui n’est pas un lieu technique mais un lieu politique, puisse apporter sa contribution, donner son avis – même si les décisions doivent être prises au plus haut niveau [entre chefs d’État et de gouvernement – ndlr]. » Mais sa position n’a aucun écho dans la salle. Varoufákis en prend note, en fin de réunion, à la fois dépité et vexé : « J’ai formulé ce qui peut être considéré comme une proposition majeure. […] Je suis très surpris de voir qu’il n’y a eu aucun débat sur le sujet. »
À l’Eurogroupe, ce qui peut s’apparenter à des débats économiques de fond est évacué. La langue technocratique semble avoir pris le dessus sur les discussions politiques. Il n’y a jamais de travaux d’économistes cités sur la crise grecque, pourtant innombrables à l’époque. Jamais de doutes, d’hésitations ou d’autocritiques, dans un camp comme dans l’autre. Il faut se réfugier derrière un langage technique pour être jugé crédible. Ce qui fait dire à Varoufákis, dans son livre de 2017, que l’Eurogroupe est un « rituel qui montre à quel point la Troïka et ses usages ont fait main basse sur la gouvernance de l’Europe continentale » (p. 237). Difficile de le contredire sur ce point.
Le malaise démocratique se manifeste, de manière plus éclatante encore, lors de l’Eurogroupe chahuté du 27 juin. C’est l’un des épisodes phare du triste feuilleton qui se joue à huis clos. Les ministres viennent d’apprendre quelques heures plus tôt la tenue d’un référendum, prévu le 5 juillet, sur les propositions des Européens. Ils pressent les Grecs de questions. Le gouvernement Tsípras va-t-il appeler à voter oui ou non ? Et en cas de rejet des propositions, la Grèce sortira-t-elle mécaniquement de la zone euro ? Le brouillard est dense.
Surtout, c’est un concert de reproches à l’égard de la Grèce, qui a osé consulter sa population : « Une décision tactiquement erronée » (Irlande), « ce n’est pas ainsi que l’on trouvera une solution » (Allemagne), « une surprise très désagréable » (Finlande), « de la mise en scène plus que du fond » (Slovaquie)… Christine Lagarde se dit « sous le choc » tandis que l’Italien Padoan s’interroge sur la capacité des Grecs à se positionner, non sans une forme de mépris, sur des sujets aussi techniques : « Puis-je vous demander si vous allez décrire tout cela mesure par mesure […] au peuple grec ? »
Certains semblent sincèrement inquiets de voir les discussions dérailler alors qu’ils avaient l’impression qu’Athènes était sur le point de lâcher, qu’un accord était imminent. D’autres sont fondamentalement allergiques à cette consultation démocratique qui leur semble hors sujet. « Vous ne faites plus seulement les titres de une dans mon pays [la Lituanie – ndlr]. Vous figurez aussi sur celles des dernières pages, celles des caricatures », tacle un ministre à l’adresse de Varoufákis.
La séance se clôture sur un geste inédit : l’exclusion de Varoufákis. Une deuxième réunion de l’Eurogroupe se tient dans la foulée, dans le but de protéger « l’intégrité de la zone euro », sans le ministère grec. Varoufákis avait tenté d’empêcher la manœuvre, en séance (« J’ai une question technique à vous poser. N’est-il pas nécessaire que les communiqués de l’Eurogroupe soient adoptés à l’unanimité ? », avait-il demandé au président). Mais Dijsselbloem l’avait bloqué, s’appuyant sur la zone grise qu’est l’Eurogroupe.
Les participants joints par Mediapart et Der Spiegel, Yanis Varoufákis compris, soulignent tous que ces enregistrements ne constituent qu’une partie de l’histoire de la crise grecque de 2015. Beaucoup s’est joué ailleurs, avant, après, dans les couloirs, au téléphone, durant les pauses. Et surtout, en parallèle, avec Aléxis Tsípras et ses conseillers qui ont progressivement mené leurs propres négociations, concurrentes de celles de Varoufákis dans l’Eurogroupe. Le récit de ces six mois grecs, qui n’ont pas permis de faire exister de politiques alternatives au cœur de l’Europe, raconte aussi cela : le lent décrochage d’un ministre outsider jusqu’à son départ début juillet – une éviction selon les uns, une démission selon les autres.
#Europe #Yanis_Varoufakis #Eurogroupe #Finance