« En l’absence de vaccin, le coronavirus pourrait à terme faire plusieurs centaines de milliers de morts »

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  • « En l’absence de vaccin, le coronavirus pourrait à terme faire plusieurs centaines de milliers de morts » [et ici, 11 000 morts d’ici mi-avril]
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/20/coronavirus-les-capacites-de-reanimation-vont-tres-vite-etre-debordees_60337

    Entre le 10 mars et le 14 avril, le nombre de cas graves pourrait s’élever à 40 000 dans toute la France, estime Pascal Crépey, enseignant-chercheur en épidémiologie et biostatistiques à l’Ecole des hautes études en santé publique à Rennes.

    Pascal Crépey est enseignant-chercheur en épidémiologie et biostatistiques à l’Ecole des hautes études en santé publique à Rennes. Son équipe a modélisé le nombre de lits de réanimation qu’il faudrait dans chaque région française pour prendre en charge tous les cas graves de Covid-19.

    Comment avez-vous construit votre modèle ?
    Nous sommes partis d’un modèle « classique » utilisé pour évaluer l’impact de la vaccination ou de la fermeture d’école sur la diffusion de la grippe. Nous l’avons reparamétré avec les caractéristiques du Covid-19 : son taux de transmission, sa létalité, sa durée d’incubation, et la période de contagiosité. La maladie ayant des manifestations différentes selon l’âge, nous avons utilisé les données démographiques de l’Insee pour pouvoir affiner nos projections.

    Quels sont vos scénarios pour l’évolution de l’épidémie ?
    Nous en avons élaboré trois, avec des taux de transmission différents. Dans la version « optimiste », qui correspond au cas de figure où la population est confinée, chaque malade contamine une personne et demie. Dans le scénario « médian », ce nombre de transmissions passe à 2,25 et dans le scénario « pessimiste », il grimpe à trois. La France, avant que ne soient prises des mesures de « distanciation sociale », se situait certainement dans un entre-deux, avec un « nombre de reproductions » de 2,6, si l’on se base sur les études faites en Chine. C’est cependant difficile à estimer, car les cas sont de moins en moins bien comptés. Les personnes qui ne présentent pas de symptômes spécifiques ne rentrent pas dans le compteur général, et parmi les patients symptomatiques, seuls les plus graves sont maintenant testés.

    Quelles sont les principales conclusions de votre modélisation ?
    Nous nous sommes rendu compte que, sans mesure de contrôle, les capacités de réanimation allaient très vite être débordées, avec un nombre de décès importants à la clé. Entre le 10 mars et le 14 avril, le nombre de cas grave pourrait s’élever à 40 000 dans toute la France et le nombre de décès à plus de 11 000 en un mois.

    Que se passera-t-il après ?
    L’arrivée des beaux jours pourrait stopper la circulation du virus. Si ce n’est pas le cas, et que les mesures de confinement sont levées trop tôt, il faut s’attendre à un rebond de l’épidémie . En l’absence de vaccin, nous estimons que le Covid-19 pourrait à terme faire plusieurs centaines de milliers de morts, ce qui est en ligne avec les projections réalisées par d’autres équipes d’épidémiologistes.

    Quelles sont les régions les plus « à risque » sur cette période d’un mois ?
    Notre modèle prédit que la région la plus touchée sera le Grand-Est avec 10 000 cas graves et plus de 2 800 morts dès le premier mois dans le pire des scénarios. L’Ile-de-France et la région Auvergne-Rhône-Alpes arrivent juste derrière avec respectivement 2 000 et 1 300 décès.

    Les résultats sont assez éloignés des projections réalisées par Santé Publique France…
    Leurs épidémiologistes ont établi leurs scénarios sur la base de ce qui a été observé en Chine, dans différentes régions : Wuhan, en tant qu’épicentre de l’épidémie, le Hubei, en tant que région la plus touchée et le pays tout entier. Ils envisagent donc un scénario dans lequel la France serait soumise à des mesures aussi drastiques que la Chine, ce qui paraît peu probable. Ils prennent par ailleurs pour hypothèse que tous les cas et décès ont été comptabilisés. Or, quand les hôpitaux ont été débordés, il est très probable que de très nombreux malades soient morts chez eux, sans avoir été testés, ce qui fausse les chiffres.

    A quel moment avez-vous compris que l’épidémie pourrait être aussi grave ?
    Ce qui se passe en Italie a été un déclencheur pour les autorités et les épidémiologistes. Nous avons eu confirmation qu’il y avait sans doute un problème avec les données chinoises.

    Quelles sont les applications concrètes de votre modèle ?
    Nous avons partagé nos résultats en début de semaine avec la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) et certaines agences régionales de santé (ARS) pour les aider à calculer le nombre de lits nécessaires pour faire face à l’épidémie. En Ile-de-France, par exemple, nos calculs montrent que, dans le scénario « pessimiste », plus de 4 000 patients pourraient être hospitalisés simultanément en réanimation, pour une capacité d’un peu plus de 1 100 lits. Dans le scénario médian, cela s’équilibre à peu près. Mais ce n’est que théorique : notre modèle part du principe que 100 % des lits sont disponibles pour les patients Covid-19. Or, en temps normal, leur taux d’occupation est de 80 à 90 %. Nous avons cependant considéré que les hôpitaux allaient s’organiser pour augmenter le nombre de lits disponibles, en déprogrammant des opérations chirurgicales par exemple.

    Quelles sont les limites de ces projections ?
    Il y a encore beaucoup d’éléments inconnus dans la dynamique de l’épidémie. Les données viennent principalement de Chine, mais ne sont pas complètement transposables. Les habitudes de vie, l’intensité des contacts, sont différentes d’un pays à l’autre. Nous ne savons pas non plus quel impact aura l’arrivée des beaux jours, or la saisonnalité peut avoir un impact très important pour la circulation du virus.

    Pour quelles raisons ces courbes d’hospitalisations diffèrent-elles autant de la grippe ?
    La grippe revient chaque année, donc au moins 30 à 40 % de la population a une certaine immunité. Et il existe un vaccin. Il est certes peu utilisé, mais les personnes âgées et une partie des soignants sont vaccinés. Pour les patients fragiles, avec des pathologies préexistantes, le virus est un tueur indirect : c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le Covid-19 est beaucoup plus violent, avec une dégradation rapide de l’état de santé des patients. Les durées d’hospitalisation en réanimation sont aussi beaucoup plus longues, en moyenne deux semaines.

    A quel moment verra-t-on l’effet du confinement ?
    Le délai moyen d’incubation est de 5 à 6 jours, donc on ne verra l’impact sur le nombre de nouveaux cas qu’au bout d’une semaine. Les malades qui arrivent en ce moment dans les services de réanimation ont été contaminés avant l’entrée en vigueur de cette mesure. La durée maximale d’incubation étant de 15 jours, il suffirait en théorie de confiner toute la population pendant deux semaines pour réduire le taux de transmission à zéro. Dans la réalité, il est impossible de supprimer tous les contacts, car il faut bien que les gens aillent faire des courses, se rendent chez le médecin, que les parents s’occupent de leurs enfants, etc. Nous sommes en train d’actualiser notre modèle pour intégrer au mieux l’impact du confinement.

    La fermeture des écoles n’aurait-elle pas pu suffire ?
    Les enfants jouent classiquement un rôle important dans la diffusion de virus comme la grippe. Parce qu’ils ont beaucoup de contacts entre eux, avec leurs parents, leurs grands-parents. La fermeture des écoles a donc un impact direct sur la diffusion de l’épidémie. Dans le cas du Covid-19, cela semble être beaucoup moins le cas, comme le montre la modélisation réalisée par l’équipe de Neil Ferguson au Royaume-Uni.