• Comment ne pas apprendre les leçons sanitaires asiatiques

    Jean-François Delfraissy : « Nous avons une vision à quatre semaines » - ce monsieur est le président du conseil scientifique du gouvernement sur le COVIS-19
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/20/jean-francois-delfraissy-nous-avons-une-vision-a-quatre-semaines_6033854_324

    Parmi les stratégies envisageables, il y a celle qu’a appliquée la Corée du Sud. Elle associe une très large quantité de tests et un suivi des personnes testées positives en ayant recours à une application numérique permettant de tracer les individus, ce qui représente une atteinte aux libertés.
    [...]
    Pourquoi ne pas avoir mis en œuvre sans attendre cette stratégie ?

    Parce que nous en sommes incapables et que ce n’est pas l’enjeu dans la phase de montée de l’épidémie. Nous ne possédons pas les capacités de tester à la même échelle que la Corée du Sud. En France, environ 8 000 tests sont réalisés chaque jour. Les laboratoires privés vont s’y ajouter mais nous avons un énorme problème avec les réactifs utilisés dans les tests. Ces réactifs de base proviennent de Chine et des Etats-Unis. La machine de production s’est arrêtée en Chine et les Etats-Unis les gardent pour eux.

    Quand avez-vous perçu que notre système de soins aurait des difficultés à faire face à l’épidémie ?
    Au début de la crise sanitaire italienne. Des discussions avec des collègues scientifiques et des modélisations que j’ai pu consulter fin février-début mars m’ont convaincu des difficultés à venir.

    Autrement dit, les responsables sanitaires de notre pays ont mis un mois à comprendre ce qui se passait en Chine, et ont complètement ignoré les réponses mises en oeuvre en Asie, avec une efficacité certaine.
    Par ailleurs, notre système sanitaire se révèle totalement dépendant de fournisseurs qui, en tant de crises, sont eux mêmes à l’arrêt ou mettent en oeuvre une stratégie de réquisition - ce que la France a d’ailleurs décidé il y a quelques jours pour les masques.

    Et les masques justement ?
    Le dénigrement du masque en Europe suscite la consternation en Asie, par Brice Pedroletti, correspondant du Monde en Chine
    https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/21/le-denigrement-du-masque-en-europe-suscite-la-consternation-en-asie_6033926_

    Le port préventif du masque a contribué à juguler les contaminations dans les pays développés d’Extrême-Orient, où l’appel à ne pas en porter en France si l’on n’est pas malade est vu comme une grave erreur.
    Le confinement généralisé de la population en France, après l’Italie et l’Espagne, rend perplexes les pays développés d’Asie. Ceux-ci voient tout à coup des sociétés aux économies sophistiquées n’avoir comme seule solution pour contrer l’explosion des contaminations que de recourir à une méthode primitive, au coût économique immense, que seule la Chine autoritaire, la première touchée par l’épidémie, a dû mettre en œuvre.

    En serions-nous arrivés là si nous n’avions pas regardé de haut les mesures prophylactiques mises en place par les tigres asiatiques ? Celles-là même qui ont permis à Taïwan, Hongkong, la Corée du Sud et Singapour, et aussi, jusqu’à aujourd’hui le Japon, de se protéger d’une propagation exponentielle du virus. Voire, comme pour la Corée du Sud, de la juguler.

    Une telle riposte, aux allures de ratage, laisse aujourd’hui un goût amer à ces pays qui doivent désormais se barricader contre l’arrivée de personnes infectées, venues non plus de Chine directement, mais de pays contaminés dans un deuxième temps.

    Tous ces Etats asiatiques ont tiré des leçons de l’épisode de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) survenu en 2003, du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) en 2015 et de plusieurs accès de grippe aviaire. Les aéroports de la région s’étaient alors dotés de caméras infrarouges mesurant la température des passagers, une mesure écartée en France au prétexte que « son efficacité n’est pas prouvée ». Les voyageurs ont pris l’habitude de remplir des formulaires de santé pour les remettre à des préposés en blouse blanche.

    Face à l’épidémie de Covid-19, ces protocoles ont été très vite activés et enrichis de nouveaux dispositifs, afin d’établir la traçabilité des personnes déclarées plus tard infectées. Des mises en quarantaine ont ciblé les individus venant de zones infectées, ainsi que des restrictions à l’entrée du territoire – du moins à Taïwan, Hongkong et Singapour.

    La mise à disposition de gels hydroalcooliques dans les lieux publics et la désinfection régulière des surfaces ont été la règle depuis le début. Enfin, les gouvernements se sont vite assurés que des masques étaient disponibles – tout en en réservant suffisamment, et de qualité supérieure, au personnel médical. Certains pays comme la Corée du Sud ont misé sur le dépistage massif, avec succès.

    Mode de confinement ambulant
    En France, comme dans le reste du Vieux Continent, cette chaîne prophylactique est largement incomplète, du moins vue d’Asie. Ainsi du port préventif du masque, qui n’est autre qu’un mode de confinement ambulant et individuel très largement présent dans la panoplie de la région.

    A Hongkong, le microbiologiste Yuen Kwok-yung qui conseille le gouvernement de la région autonome et a fait partie de la délégation de scientifiques qui a visité la ville chinoise de Wuhan en janvier, épicentre de l’épidémie, a immédiatement préconisé le port « universel » du masque du fait des caractéristiques du virus, très présent dans la salive : pour se protéger soi, mais aussi les autres, en raison de la contagiosité de personnes asymptomatiques ou ressentant peu de symptômes.

    Le masque relève en Asie du « bon sens » : une rame de métro bondée où des gens discutent entre eux, soupirent et toussent est le scénario idéal de propagation de l’infection. Dans les villes chinoises, il est ainsi devenu au plus fort de l’épidémie interdit de se déplacer sans masque – ce qui a permis d’autoriser les sorties, tout en régulant leur fréquence au niveau de chaque immeuble. « Vous voulez stopper l’épidémie ? Mettez un masque ! », a lancé Hu Shuli, la fondatrice du site d’information chinois Caixin, dans un édito daté du 19 mars à l’attention des Occidentaux.

    Née il y a des décennies au Japon, où c’est une politesse pour les gens se sentant malades d’en porter, la culture du masque s’est généralisée lors de la crise du SRAS dans toute l’Asie du Nord-Est. En Chine, la pollution de l’air en a fait un attribut normal du citadin, qui en fait des réserves chez lui.

    Aussi, les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), reprises par les pouvoirs publics en France, de n’en porter que si l’on est « malade » ont dérouté en Asie, tout comme l’argument selon lequel les différentes normes de masques rendent compliquée son utilisation.

    Résultat du déni initial
    Cela a nourri une culture du déni, et du dénigrement : des vidéos d’incidents montrant des Asiatiques conspués précisément parce qu’ils portaient des masques dans le métro à Paris ont profondément choqué en Asie. Comme le fait que le personnel en contact avec le public français – les policiers, les caissières, les serveurs et le personnel médical non urgentiste – susceptible de propager le virus n’en porte pas. Le port de masque est même parfois proscrit pour le personnel de vente en France par crainte de « faire fuir le client » – l’inverse de l’Asie où un vendeur sans masque indispose.

    L’autre argument mis en avant en Europe est de prévenir la pénurie de masques pour le personnel médical. Or, celle-ci a bien lieu, alors que la Chine a rétabli ses stocks et souhaite en livrer aux Etats européens. Les pays d’Asie ont connu des difficultés d’approvisionnement en masques en janvier. La Corée du Sud a mis en place des mesures de rationnement. D’autres ont dopé leurs productions face à la demande.

    A Hongkong, des fabriques ont surgi pour en confectionner. A Taïwan, des associations industrielles ont uni leurs forces pour monter soixante lignes de production en un mois. En Chine, General Motors et le constructeur de voitures électriques BYD ont décidé d’en fabriquer en masse. Une réponse dans l’urgence en forme de leçon pour l’Europe.

    Je pense qu’il faudra à un moment donné s’interroger sur les préjugés anti-chinois et anti-asiatiques qui sont derrière ce déni, où les habitants de ce continent sont vus comme sales, crachant partout, et mangeant des animaux sauvages, comme le pointe Anna Moï, écrivaine franco-vietnamienne, qui relate comment, à l’inverse, ce sont les touristes occidentaux comme porteurs insouciants du virus qui sont stigmatisés au Vietnam :

    Coronavirus : « Cela n’arrive qu’aux autres, aux pauvres, aux consommateurs de chauve-souris et autres animaux dégoûtants »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/22/coronavirus-cela-n-arrive-qu-aux-autres-aux-pauvres-aux-consommateurs-de-cha

    Nous ignorons les avertissements. Le fait de vivre en France nous immunise. Cela n’arrive qu’aux autres, aux pauvres, aux consommateurs de chauve-souris et autres animaux dégoûtants.
    [...]
    Après la patiente n° 17, on passe aux cas n° 39 puis n° 76, un Français de 52 ans. Sur l’ensemble des malades, vingt-deux sont des étrangers. La presse parle de progression exponentielle. La plupart des nouvelles contaminations ont pour origine des voyageurs venus du vieux continent.

    Sur la route du delta du Mékong, aux aires de repos, des vigiles armés de drapeaux rouges frénétiquement agités s’opposent au stationnement des cars de touristes occidentaux. Les hôtels et restaurants ferment les uns après les autres. Les bateaux de tourisme de la baie d’Halong sont interdits de croisière après que des passagers anglais ont été testés positifs au coronavirus sur une jonque. A Hanoï, les visiteurs d’origine caucasienne font profil bas.

    La discrimination a changé de visage.

    En France, pendant la même période, la contamination est également exponentielle. Neuf mille individus sont infectés par le virus. Tous ne sont pas des croqueurs de chauve-souris.

    #coronavirus #Asie #masques #tests #distance_sanitaire

  • « En l’absence de vaccin, le coronavirus pourrait à terme faire plusieurs centaines de milliers de morts » [et ici, 11 000 morts d’ici mi-avril]
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/20/coronavirus-les-capacites-de-reanimation-vont-tres-vite-etre-debordees_60337

    Entre le 10 mars et le 14 avril, le nombre de cas graves pourrait s’élever à 40 000 dans toute la France, estime Pascal Crépey, enseignant-chercheur en épidémiologie et biostatistiques à l’Ecole des hautes études en santé publique à Rennes.

    Pascal Crépey est enseignant-chercheur en épidémiologie et biostatistiques à l’Ecole des hautes études en santé publique à Rennes. Son équipe a modélisé le nombre de lits de réanimation qu’il faudrait dans chaque région française pour prendre en charge tous les cas graves de Covid-19.

    Comment avez-vous construit votre modèle ?
    Nous sommes partis d’un modèle « classique » utilisé pour évaluer l’impact de la vaccination ou de la fermeture d’école sur la diffusion de la grippe. Nous l’avons reparamétré avec les caractéristiques du Covid-19 : son taux de transmission, sa létalité, sa durée d’incubation, et la période de contagiosité. La maladie ayant des manifestations différentes selon l’âge, nous avons utilisé les données démographiques de l’Insee pour pouvoir affiner nos projections.

    Quels sont vos scénarios pour l’évolution de l’épidémie ?
    Nous en avons élaboré trois, avec des taux de transmission différents. Dans la version « optimiste », qui correspond au cas de figure où la population est confinée, chaque malade contamine une personne et demie. Dans le scénario « médian », ce nombre de transmissions passe à 2,25 et dans le scénario « pessimiste », il grimpe à trois. La France, avant que ne soient prises des mesures de « distanciation sociale », se situait certainement dans un entre-deux, avec un « nombre de reproductions » de 2,6, si l’on se base sur les études faites en Chine. C’est cependant difficile à estimer, car les cas sont de moins en moins bien comptés. Les personnes qui ne présentent pas de symptômes spécifiques ne rentrent pas dans le compteur général, et parmi les patients symptomatiques, seuls les plus graves sont maintenant testés.

    Quelles sont les principales conclusions de votre modélisation ?
    Nous nous sommes rendu compte que, sans mesure de contrôle, les capacités de réanimation allaient très vite être débordées, avec un nombre de décès importants à la clé. Entre le 10 mars et le 14 avril, le nombre de cas grave pourrait s’élever à 40 000 dans toute la France et le nombre de décès à plus de 11 000 en un mois.

    Que se passera-t-il après ?
    L’arrivée des beaux jours pourrait stopper la circulation du virus. Si ce n’est pas le cas, et que les mesures de confinement sont levées trop tôt, il faut s’attendre à un rebond de l’épidémie . En l’absence de vaccin, nous estimons que le Covid-19 pourrait à terme faire plusieurs centaines de milliers de morts, ce qui est en ligne avec les projections réalisées par d’autres équipes d’épidémiologistes.

    Quelles sont les régions les plus « à risque » sur cette période d’un mois ?
    Notre modèle prédit que la région la plus touchée sera le Grand-Est avec 10 000 cas graves et plus de 2 800 morts dès le premier mois dans le pire des scénarios. L’Ile-de-France et la région Auvergne-Rhône-Alpes arrivent juste derrière avec respectivement 2 000 et 1 300 décès.

    Les résultats sont assez éloignés des projections réalisées par Santé Publique France…
    Leurs épidémiologistes ont établi leurs scénarios sur la base de ce qui a été observé en Chine, dans différentes régions : Wuhan, en tant qu’épicentre de l’épidémie, le Hubei, en tant que région la plus touchée et le pays tout entier. Ils envisagent donc un scénario dans lequel la France serait soumise à des mesures aussi drastiques que la Chine, ce qui paraît peu probable. Ils prennent par ailleurs pour hypothèse que tous les cas et décès ont été comptabilisés. Or, quand les hôpitaux ont été débordés, il est très probable que de très nombreux malades soient morts chez eux, sans avoir été testés, ce qui fausse les chiffres.

    A quel moment avez-vous compris que l’épidémie pourrait être aussi grave ?
    Ce qui se passe en Italie a été un déclencheur pour les autorités et les épidémiologistes. Nous avons eu confirmation qu’il y avait sans doute un problème avec les données chinoises.

    Quelles sont les applications concrètes de votre modèle ?
    Nous avons partagé nos résultats en début de semaine avec la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) et certaines agences régionales de santé (ARS) pour les aider à calculer le nombre de lits nécessaires pour faire face à l’épidémie. En Ile-de-France, par exemple, nos calculs montrent que, dans le scénario « pessimiste », plus de 4 000 patients pourraient être hospitalisés simultanément en réanimation, pour une capacité d’un peu plus de 1 100 lits. Dans le scénario médian, cela s’équilibre à peu près. Mais ce n’est que théorique : notre modèle part du principe que 100 % des lits sont disponibles pour les patients Covid-19. Or, en temps normal, leur taux d’occupation est de 80 à 90 %. Nous avons cependant considéré que les hôpitaux allaient s’organiser pour augmenter le nombre de lits disponibles, en déprogrammant des opérations chirurgicales par exemple.

    Quelles sont les limites de ces projections ?
    Il y a encore beaucoup d’éléments inconnus dans la dynamique de l’épidémie. Les données viennent principalement de Chine, mais ne sont pas complètement transposables. Les habitudes de vie, l’intensité des contacts, sont différentes d’un pays à l’autre. Nous ne savons pas non plus quel impact aura l’arrivée des beaux jours, or la saisonnalité peut avoir un impact très important pour la circulation du virus.

    Pour quelles raisons ces courbes d’hospitalisations diffèrent-elles autant de la grippe ?
    La grippe revient chaque année, donc au moins 30 à 40 % de la population a une certaine immunité. Et il existe un vaccin. Il est certes peu utilisé, mais les personnes âgées et une partie des soignants sont vaccinés. Pour les patients fragiles, avec des pathologies préexistantes, le virus est un tueur indirect : c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le Covid-19 est beaucoup plus violent, avec une dégradation rapide de l’état de santé des patients. Les durées d’hospitalisation en réanimation sont aussi beaucoup plus longues, en moyenne deux semaines.

    A quel moment verra-t-on l’effet du confinement ?
    Le délai moyen d’incubation est de 5 à 6 jours, donc on ne verra l’impact sur le nombre de nouveaux cas qu’au bout d’une semaine. Les malades qui arrivent en ce moment dans les services de réanimation ont été contaminés avant l’entrée en vigueur de cette mesure. La durée maximale d’incubation étant de 15 jours, il suffirait en théorie de confiner toute la population pendant deux semaines pour réduire le taux de transmission à zéro. Dans la réalité, il est impossible de supprimer tous les contacts, car il faut bien que les gens aillent faire des courses, se rendent chez le médecin, que les parents s’occupent de leurs enfants, etc. Nous sommes en train d’actualiser notre modèle pour intégrer au mieux l’impact du confinement.

    La fermeture des écoles n’aurait-elle pas pu suffire ?
    Les enfants jouent classiquement un rôle important dans la diffusion de virus comme la grippe. Parce qu’ils ont beaucoup de contacts entre eux, avec leurs parents, leurs grands-parents. La fermeture des écoles a donc un impact direct sur la diffusion de l’épidémie. Dans le cas du Covid-19, cela semble être beaucoup moins le cas, comme le montre la modélisation réalisée par l’équipe de Neil Ferguson au Royaume-Uni.