• « Relocaliser n’est plus une option mais une condition de survie de nos systèmes économiques et sociaux »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/22/relocaliser-n-est-plus-une-option-mais-une-condition-de-survie-de-nos-system

    Pour les économistes Maxime Combes, Geneviève Azam, Thomas Coutrot et le sociologue Christophe Aguiton, « l’histoire n’est pas écrite » et il existe encore des moyens pour faire basculer la mondialisation du côté de la réduction des inégalités, expliquent-ils, dans une tribune au « Monde ».

    « Dans l’industrie pharmaceutique () 80 % des principes actifs des médicaments sont importés de Chine et d’Inde, contre 20 % il y a trente ans ». Photo : Le port de Busan (Corée du Sud) avec des conteneurs. Philippe Turpin / Photononstop

    Tribune
    En moins de deux mois, la pandémie due au coronavirus rebat déjà les cartes de la globalisation économique. L’allongement continu des chaînes d’approvisionnement et de la division internationale du travail depuis plus de trente ans, ainsi que leur fonctionnement à flux tendus, sont désormais perçues comme des sources de danger difficilement supportables et justifiables.

    L’industrie pharmaceutique, qui a délocalisé des pans entiers de son appareil productif au point que 80 % des principes actifs des médicaments sont désormais importés de Chine et d’Inde, contre 20 % il y a trente ans, est citée en exemple des secteurs à relocaliser. Ce terme de « relocalisation » est désormais dans tous les discours, y compris de ceux qui n’ont cessé d’oeuvrer depuis des années à l’approfondissement de la mondialisation néolibérale au nom de l’abaissement des coûts.
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    Sans pour autant que le contenu même des choix d’investissement et de production ne soit interrogé, ne faut-il ajouter à la compétitivité-coût, qui a guidé les choix des investisseurs depuis des années, que le seul critère de « compétitivité-risque », comme cela est désormais évoqué ? Ou bien faut-il interroger le contenu même de ces productions, de leur mode de financement, de leur impact sur la planète et de la qualité des emplois qu’elles font vivre ?
    Le symptôme d’une mal-organisation du monde

    Les appels à la relocalisation et à la relance de l’économie ne sauraient, en effet, masquer le caractère intrinsèquement insoutenable du système productif mondial : dans son rapport « Global Resources Outlook to 2060 », l’ Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime que l’extraction de ressources naturelles devra augmenter de 111% (150% pour les métaux et 135% pour les minéraux) pour alimenter une croissance annuelle mondiale de 2,8% d’ici à 2060. Relocalisé et relancé au nom de formes de protectionnisme revisités, un tel modèle économique n’en reste pas moins insoutenable et non-désirable.
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    La crise du coronavirus apparaît, en effet, comme le symptôme d’une mal-organisation du monde qui ne peut que favoriser la prolifération d’événements incontrôlables prenant une dimension de déstabilisation systémique. Sans en être la cause profonde – qui réside dans l’envolée des inégalités et d’une bulle financière gonflée par les Banques centrales depuis dix ans – le coronavirus met le feu à une économie mondiale dramatiquement instable. Qu’en sera-t-il lorsque les dérèglements climatiques et l’effondrement écologique documentés par les scientifiques produiront leur plein effet, c’est-à-dire dès demain, et au plus tard après-demain ?

    Avoir confié aux seuls marchés financiers et entreprises multinationales la majeure partie de l’économie et de son financement, faisant de la seule rentabilité financière à court terme le critère de décision majeur, joue comme un facteur d’aggravation et d’emballement dans des situations défavorables telles qu’une crise sanitaire. Outre, une fragilité financière décuplée, le dumping social, écologique, fiscal tel qu’il a été organisé par trois décennies d’accords de libéralisation du commerce et de l’investissement, a clairement réduit les capacités de résistance et de résilience de nos systèmes économiques et sociaux mais également, on le voit, sanitaires.
    L’exigence d’une relocalisation des activités

    Tout comme les réponses à apporter aux dérèglements climatiques, les mesures sanitaires, économiques et sociales pour faire face à la pandémie du coronavirus devraient être à solidarité internationale obligatoire. On constate, au contraire, une prolifération de mesures nationales, pour ne pas dire nationalistes souvent contradictoires entre elles, consistant à organiser la compétition pour l’accès aux matériels médicaux (masques, tests de dépistage, machines respiratoires) et à pointer le danger que représentent le voisin chinois ou italien ou les réponses apportées par les autres pays.
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    L’exigence d’une relocalisation des activités pour réduire notre empreinte écologique et générer des emplois pérennes et de qualité, en faisant jouer la coopération et la solidarité internationale, devrait guider les choix structurels à prendre dans les semaines à venir. Relocaliser n’est plus une option mais une condition de survie de nos systèmes économiques et sociaux, mais aussi des populations. Il est temps de faire décroître les flux de capitaux et de marchandises et de réduire la place des secteurs toxiques pour la biosphère (énergies fossiles, chimie et agro-industrie, électronique, etc).

    Oublier l’un des termes de l’équation reviendrait à aggraver l’une ou l’autre des sources de déstabilisation mondiale actuellement à l’oeuvre : urgence écologique, migrations, guerres et tensions géopolitiques, montée des autoritarismes, ralentissement du commerce mondial, endettements et marchés financiers hors contrôle, crises sanitaires, sont autant de dimensions interdépendantes de la mondialisation auxquelles il faut essayer de répondre conjointement.
    Les indispensables régulations publiques

    Les forces anti-incendies le savent : quand le feu se déploie, il faut à la fois lutter sans relâche pour en limiter la propagation, mais aussi, et en même temps, s’assurer qu’il ne puisse pas reprendre, attisé par des foyers secondaires et des causes externes défavorables. Alors que les lobbys bancaires n’ont cessé de rogner les dispositifs prudentiels déjà insuffisants mis en place après la crise de 2008, ils profitent de la crise actuelle pour relancer leur travail de sape. Ce sont pourtant les régulations publiques qui permettent de naviguer par gros temps qui devraient être renforcées.

    L’histoire n’est pas écrite. Elle regorge de moments où des événements imprévus, des guerres, des chocs politiques ou des mouvements sociaux ont accéléré des processus en cours ou permis des bascules imprévisibles. Il est de notre responsabilité collective de faire basculer le monde du côté de la solidarité, de la soutenabilité, de la réduction des inégalités, en deux mots vers un monde vivable et désirable. Il faudra pour cela que nos sociétés retirent le pouvoir des mains des barons des affaires, des illuminés de la technoscience et de leurs représentants politiques.

    Les signataires : Maxime Combes, Geneviève Azam, Thomas Coutrot économistes et Christophe Aguiton sociologue et tous membres d’Attac France.

    #Coronavirus #Transition_écologique #Relocalisation

  • Comment ne pas apprendre les leçons sanitaires asiatiques

    Jean-François Delfraissy : « Nous avons une vision à quatre semaines » - ce monsieur est le président du conseil scientifique du gouvernement sur le COVIS-19
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/20/jean-francois-delfraissy-nous-avons-une-vision-a-quatre-semaines_6033854_324

    Parmi les stratégies envisageables, il y a celle qu’a appliquée la Corée du Sud. Elle associe une très large quantité de tests et un suivi des personnes testées positives en ayant recours à une application numérique permettant de tracer les individus, ce qui représente une atteinte aux libertés.
    [...]
    Pourquoi ne pas avoir mis en œuvre sans attendre cette stratégie ?

    Parce que nous en sommes incapables et que ce n’est pas l’enjeu dans la phase de montée de l’épidémie. Nous ne possédons pas les capacités de tester à la même échelle que la Corée du Sud. En France, environ 8 000 tests sont réalisés chaque jour. Les laboratoires privés vont s’y ajouter mais nous avons un énorme problème avec les réactifs utilisés dans les tests. Ces réactifs de base proviennent de Chine et des Etats-Unis. La machine de production s’est arrêtée en Chine et les Etats-Unis les gardent pour eux.

    Quand avez-vous perçu que notre système de soins aurait des difficultés à faire face à l’épidémie ?
    Au début de la crise sanitaire italienne. Des discussions avec des collègues scientifiques et des modélisations que j’ai pu consulter fin février-début mars m’ont convaincu des difficultés à venir.

    Autrement dit, les responsables sanitaires de notre pays ont mis un mois à comprendre ce qui se passait en Chine, et ont complètement ignoré les réponses mises en oeuvre en Asie, avec une efficacité certaine.
    Par ailleurs, notre système sanitaire se révèle totalement dépendant de fournisseurs qui, en tant de crises, sont eux mêmes à l’arrêt ou mettent en oeuvre une stratégie de réquisition - ce que la France a d’ailleurs décidé il y a quelques jours pour les masques.

    Et les masques justement ?
    Le dénigrement du masque en Europe suscite la consternation en Asie, par Brice Pedroletti, correspondant du Monde en Chine
    https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/21/le-denigrement-du-masque-en-europe-suscite-la-consternation-en-asie_6033926_

    Le port préventif du masque a contribué à juguler les contaminations dans les pays développés d’Extrême-Orient, où l’appel à ne pas en porter en France si l’on n’est pas malade est vu comme une grave erreur.
    Le confinement généralisé de la population en France, après l’Italie et l’Espagne, rend perplexes les pays développés d’Asie. Ceux-ci voient tout à coup des sociétés aux économies sophistiquées n’avoir comme seule solution pour contrer l’explosion des contaminations que de recourir à une méthode primitive, au coût économique immense, que seule la Chine autoritaire, la première touchée par l’épidémie, a dû mettre en œuvre.

    En serions-nous arrivés là si nous n’avions pas regardé de haut les mesures prophylactiques mises en place par les tigres asiatiques ? Celles-là même qui ont permis à Taïwan, Hongkong, la Corée du Sud et Singapour, et aussi, jusqu’à aujourd’hui le Japon, de se protéger d’une propagation exponentielle du virus. Voire, comme pour la Corée du Sud, de la juguler.

    Une telle riposte, aux allures de ratage, laisse aujourd’hui un goût amer à ces pays qui doivent désormais se barricader contre l’arrivée de personnes infectées, venues non plus de Chine directement, mais de pays contaminés dans un deuxième temps.

    Tous ces Etats asiatiques ont tiré des leçons de l’épisode de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) survenu en 2003, du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) en 2015 et de plusieurs accès de grippe aviaire. Les aéroports de la région s’étaient alors dotés de caméras infrarouges mesurant la température des passagers, une mesure écartée en France au prétexte que « son efficacité n’est pas prouvée ». Les voyageurs ont pris l’habitude de remplir des formulaires de santé pour les remettre à des préposés en blouse blanche.

    Face à l’épidémie de Covid-19, ces protocoles ont été très vite activés et enrichis de nouveaux dispositifs, afin d’établir la traçabilité des personnes déclarées plus tard infectées. Des mises en quarantaine ont ciblé les individus venant de zones infectées, ainsi que des restrictions à l’entrée du territoire – du moins à Taïwan, Hongkong et Singapour.

    La mise à disposition de gels hydroalcooliques dans les lieux publics et la désinfection régulière des surfaces ont été la règle depuis le début. Enfin, les gouvernements se sont vite assurés que des masques étaient disponibles – tout en en réservant suffisamment, et de qualité supérieure, au personnel médical. Certains pays comme la Corée du Sud ont misé sur le dépistage massif, avec succès.

    Mode de confinement ambulant
    En France, comme dans le reste du Vieux Continent, cette chaîne prophylactique est largement incomplète, du moins vue d’Asie. Ainsi du port préventif du masque, qui n’est autre qu’un mode de confinement ambulant et individuel très largement présent dans la panoplie de la région.

    A Hongkong, le microbiologiste Yuen Kwok-yung qui conseille le gouvernement de la région autonome et a fait partie de la délégation de scientifiques qui a visité la ville chinoise de Wuhan en janvier, épicentre de l’épidémie, a immédiatement préconisé le port « universel » du masque du fait des caractéristiques du virus, très présent dans la salive : pour se protéger soi, mais aussi les autres, en raison de la contagiosité de personnes asymptomatiques ou ressentant peu de symptômes.

    Le masque relève en Asie du « bon sens » : une rame de métro bondée où des gens discutent entre eux, soupirent et toussent est le scénario idéal de propagation de l’infection. Dans les villes chinoises, il est ainsi devenu au plus fort de l’épidémie interdit de se déplacer sans masque – ce qui a permis d’autoriser les sorties, tout en régulant leur fréquence au niveau de chaque immeuble. « Vous voulez stopper l’épidémie ? Mettez un masque ! », a lancé Hu Shuli, la fondatrice du site d’information chinois Caixin, dans un édito daté du 19 mars à l’attention des Occidentaux.

    Née il y a des décennies au Japon, où c’est une politesse pour les gens se sentant malades d’en porter, la culture du masque s’est généralisée lors de la crise du SRAS dans toute l’Asie du Nord-Est. En Chine, la pollution de l’air en a fait un attribut normal du citadin, qui en fait des réserves chez lui.

    Aussi, les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), reprises par les pouvoirs publics en France, de n’en porter que si l’on est « malade » ont dérouté en Asie, tout comme l’argument selon lequel les différentes normes de masques rendent compliquée son utilisation.

    Résultat du déni initial
    Cela a nourri une culture du déni, et du dénigrement : des vidéos d’incidents montrant des Asiatiques conspués précisément parce qu’ils portaient des masques dans le métro à Paris ont profondément choqué en Asie. Comme le fait que le personnel en contact avec le public français – les policiers, les caissières, les serveurs et le personnel médical non urgentiste – susceptible de propager le virus n’en porte pas. Le port de masque est même parfois proscrit pour le personnel de vente en France par crainte de « faire fuir le client » – l’inverse de l’Asie où un vendeur sans masque indispose.

    L’autre argument mis en avant en Europe est de prévenir la pénurie de masques pour le personnel médical. Or, celle-ci a bien lieu, alors que la Chine a rétabli ses stocks et souhaite en livrer aux Etats européens. Les pays d’Asie ont connu des difficultés d’approvisionnement en masques en janvier. La Corée du Sud a mis en place des mesures de rationnement. D’autres ont dopé leurs productions face à la demande.

    A Hongkong, des fabriques ont surgi pour en confectionner. A Taïwan, des associations industrielles ont uni leurs forces pour monter soixante lignes de production en un mois. En Chine, General Motors et le constructeur de voitures électriques BYD ont décidé d’en fabriquer en masse. Une réponse dans l’urgence en forme de leçon pour l’Europe.

    Je pense qu’il faudra à un moment donné s’interroger sur les préjugés anti-chinois et anti-asiatiques qui sont derrière ce déni, où les habitants de ce continent sont vus comme sales, crachant partout, et mangeant des animaux sauvages, comme le pointe Anna Moï, écrivaine franco-vietnamienne, qui relate comment, à l’inverse, ce sont les touristes occidentaux comme porteurs insouciants du virus qui sont stigmatisés au Vietnam :

    Coronavirus : « Cela n’arrive qu’aux autres, aux pauvres, aux consommateurs de chauve-souris et autres animaux dégoûtants »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/22/coronavirus-cela-n-arrive-qu-aux-autres-aux-pauvres-aux-consommateurs-de-cha

    Nous ignorons les avertissements. Le fait de vivre en France nous immunise. Cela n’arrive qu’aux autres, aux pauvres, aux consommateurs de chauve-souris et autres animaux dégoûtants.
    [...]
    Après la patiente n° 17, on passe aux cas n° 39 puis n° 76, un Français de 52 ans. Sur l’ensemble des malades, vingt-deux sont des étrangers. La presse parle de progression exponentielle. La plupart des nouvelles contaminations ont pour origine des voyageurs venus du vieux continent.

    Sur la route du delta du Mékong, aux aires de repos, des vigiles armés de drapeaux rouges frénétiquement agités s’opposent au stationnement des cars de touristes occidentaux. Les hôtels et restaurants ferment les uns après les autres. Les bateaux de tourisme de la baie d’Halong sont interdits de croisière après que des passagers anglais ont été testés positifs au coronavirus sur une jonque. A Hanoï, les visiteurs d’origine caucasienne font profil bas.

    La discrimination a changé de visage.

    En France, pendant la même période, la contamination est également exponentielle. Neuf mille individus sont infectés par le virus. Tous ne sont pas des croqueurs de chauve-souris.

    #coronavirus #Asie #masques #tests #distance_sanitaire