• La guerre des masques. Rupture de stock. Soucis de fabrication. Import export. La Chine qui nous en offre maintenant par millions. Ironie de l’histoire. Victoire du commerce ou du don et de l’échange qui fut à l’origine de tout commerce ? Des masques. Priorité aux soignants mais là où les forces de police sont équipées (souvent) des derniers modèles les soignants, eux, en manquent, n’en ont pas. Ils en auront promet le général en chef. Trop tard. La première ligne est tombée. Il voulait des héros. Il en aura. Il aura des martyrs aussi. Ceux de son incurie. Et celle de ses prédécesseurs.

      Xavier Bertrand si véhément sur les « salopards » qui volent des masques FFP2, lui qui alors ministre de la santé en 2011, juste après la crise du H1N1 et succédant à Roselyne Bachelot, avait refusé d’en renouveler le stock. Et 18 000 lits de nuit supprimés depuis 6 ans. 100 000 lits d’hôpital supprimés en 20 ans. Qui sont les salopards ? Qui ?

      L’avenir de la pandémie se lit aussi dans un simple graphique de l’OCDE. En 2018 la France compte 6 lits d’hôpitaux pour 1000 habitants. Le Japon et la Corée en comptent deux fois plus. Le nombre de lits ne fait pas tout bien sûr. Mais prétendre qu’il n’est rien ou qu’il serait en l’état suffisant revient à dire aux gens qu’ils vont crever par terre. Nous y sommes.

      La proxémie est un concept théorisé et inventé par l’anthropologue Edward T. Hall dans les années 60 qui se définit comme « l’ensemble des observations et théories que l’Homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique ». Il isole notamment 4 grands types de distances, variables selon les cultures : intime, personnelle, sociale et publique. C’est notamment grâce aux travaux de Hall que l’on a pu comprendre et démontrer pourquoi la notion de « surpeuplement », le fait de se sentir oppressé, était très variable selon les cultures, aussi bien d’ailleurs chez l’être humain que chez l’animal.

      J’avais déjà essayé de montrer de quelle manière nos interactions en ligne modifient structurellement les différents espaces proxémiques. Comment « le numérique » est en lui-même un espace qui redistribue les rapports à l’intime, au personnel, au social et au public.

      Si l’on veut aujourd’hui bien comprendre et mesurer ce que ces mesures de « distanciation sociale » révèlent dans leur adoption, leur refus ou leur contournement dans et par la population, il faut commencer par intégrer le fait que nous sommes aujourd’hui pris dans deux approches proxémiques souvent contradictoires. Je m’explique.

      La première lame est celle du discours paradoxal de l’état ("confinez-vous mais allez voter et bosser") et la seconde est celle des discours paradoxaux des médias qui alternent le relai des discours de réassurance en les contrebalançant presque systématiquement par d’autres uniquement construits sur des scénarios et des instructions alarmistes. Avec, dans l’un comme dans l’autre cas, autant de prises de parole de gens s’exprimant « es qualité » que de gens s’exprimant « parce qu’ils sont de bons clients ». Ce qui n’arrange rien à l’affaire.

      Or là encore comme l’ont montré les travaux de l’école de Palo Alto, quand un citoyen est confronté à des discours paradoxaux cela le conduit irrémédiablement à rejeter l’ensemble des discours qui lui sont adressés, indépendamment de leur nature (alarmiste ou rassurante) : en l’occurence cela explique que « plein » de gens - notez bien les guillemets sur « plein » - continuent à faire des joggings ou à aller à la plage ou à ne pas se laver les mains ou à ne pas respecter les distances, etc.

      Pour les classes les plus riches et les plus éduquées, la réduction de la distance spatiale n’impacte pas de manière causale la réduction de la distance sociale. Les interactions demeurent, familiales et professionnelles, et elles s’enrichissent même parfois. Alors que pour les classes les plus pauvres, les plus fragiles, non seulement l’accès même au confinement ne leur est pas permis au même titre que pour les dominants, dans leurs espaces de (sur)vie sociale (cas des sans-papiers) ou de (sur)vie professionnelle (cas de tant et tant d’ouvriers, d’employés de la grande distribution, etc.), mais en plus de cela, lorsqu’ils ont accès à un confinement ou permission de se confiner, cette réduction de la distance spatiale impacte davantage et de manière strictement causale la réduction de la distance sociale.

      Bien sûr et heureusement les classes sociales les plus pauvres et les plus fragiles ont aussi des interactions numériques (relire le remarquable « L’internet des familles modestes » de Dominique Pasquier, notamment), mais qui sont souvent des interactions dégradées, subies et non-maîtrisées (dans le cas par exemple des parents supposés accompagner leurs enfants dans la « continuité pédagogique » mise en place par les établissement scolaires) ; des interactions qui n’embrassent plus qu’une petite partie du champ familial ou amical et qui excluent celles du champ professionnel, donnant ainsi l’impression d’une vie « amputée » là où les cadres et les dominants continuent d’interagir sur les deux plans (familial et professionnel).

      Il ne s’agit donc pas, non plus, de dire que les mesures de distanciation sociale sont inutiles, mais de rappeler que même en étant insuffisantes dans le cas de virus hautement transmissibles, elles concourent avec d’autres (la détection systématique par exemple) à des effets dilatoires sur la mise au point d’une réponse vaccinale.

      Et là encore, il faudra expliquer les choix de l’exécutif de ne pas mettre en place de détection systématique.

      La crise sanitaire montante autour du coronavirus nous place dans une situation paradoxale (et oui, encore une). Tant que nous n’avons pas fait l’expérience réelle de la mort d’un proche, tant que nous n’avons pas éprouvé le risque et la peur de voir un être cher être dans des situations de contamination à haut risque, nous jouons de manière non-coopérative. Qu’il s’agisse d’accumuler du papier toilette, de continuer d’aller faire son petit jogging ou de profiter d’un apéro au soleil, nous n’avons par d’autre point focal que nous-mêmes. Dès lors que l’épidémie est présente dans nos espaces singuliers ou qu’elle s’en approche (proxémie) nous changeons de logique - du moins faut-il l’espérer - pour basculer dans des formes coopératives qui, sur la question du confinement, des gestes barrière et de la distanciation sociale pourraient se traduire ainsi :

      « Quel sera le comportement adopté par les autres auquel je vais pouvoir me rallier puisque ce comportement présente une caractéristique évidente qui fera qu’ils le choisiront ? »

      Super intéressant mais de la matière pour dix billets, c’est beaucoup à lire d’un coup.

      Liens vers

      Nous avons par exemple cet article de Février 2020 de la revue The Lancet : “The psychological impact of quarantine and how to reduce it: rapid review of the evidence” qui rappelle et synthétise une courte liste d’éléments clés en situation de crise :

      “Information is key; people who are quarantined need to understand the situation
      -Effective and rapid communication is essential
      Supplies (both general and medical) need to be provided
      The quarantine period should be short and the duration should not be changed unless in extreme circumstances
      Most of the adverse effects come from the imposition of a restriction of liberty; voluntary quarantine is associated with less distress and fewer long-term complications
      Public health officials should emphasise the altruistic choice of self-isolating”

      https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30460-8/fulltext#seccestitle10

      L’autre article dont je veux vous parler est un peu plus ancien (2010), est paru dans la revue Computational Biology, et s’intitule : « Game Theory of Social Distancing in Response to an Epidemic. » Accessoirement - et c’est justement tout sauf accessoire - il est en libre accès ; l’occasion de rappeler aux grands groupes éditoriaux prédateurs de se sortir les doigts du cul et de mettre d’urgence en libre accès toutes les publications qu’ils détiennent illégitimement et qu’ils maintiennent derrière des accès payants exorbitants ou d’aller, dans le cas contraire, lécher des barres de métro et boire à la paille dans des kits d’intubation usés récupérés à la sortie de services de réanimation.

      Mais revenons à notre article : « Game Theory of Social Distancing in Response to an Epidemic. » La théorie des jeux ou comment des agents (humains, économiques, etc.) collaborent et/ou s’affrontent pour s’assurer de la préservation optimale de leurs intérêts propres en s’efforçant de minimiser les risques et les pertes. La théorie des jeux quoi :-) Et donc quand on croise la théorie des jeux et les injonctions à la distanciation sociale, voilà ce qu’il se produit et que nous raconte et nous explique cet article (ma traduction). L’auteur part du constat suivant :

      « Les pratiques de distanciation sociale peuvent réduire la sévérité d’une épidémie, mais les bénéfices de cette distanciation sociale dépendant de l’échelle à laquelle les individus la mettent en place. Les individus rechignent souvent à payer le prix inhérent à la la distanciation sociale, et cela limite souvent son efficacité en tant que mesure de contrôle. »

      https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2877723

      « L’héroïsation du personnel soignant est un narratif commode pour dépolitiser nos revendications et nous enfermer dans une posture intenable : un héros, ça ne demande pas du personnel supplémentaire, ni ce truc un peu sale qu’on appelle des sous. »
      Baptiste Beaulieu
      https://twitter.com/BeaulieuBap/status/1240229229926797318

      « J’ai conscience que c’est le bordel pour tout le monde, hein. Notamment pour toutes les professions qui (comme par hasard) avaient des régimes spéciaux : soignant⋅e⋅s, profs, cheminots, transports routiers, etc. »
      Pierre-Yves Gosset de Framasoft
      https://framablog.org/2020/03/18/framaconfinement-jour-02-prendre-la-mesure