La France en pénurie de masques : aux origines des décisions d’État
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Nous focaliserons notre attention uniquement sur la question de l’équipement de l’État en masques, à la fois en masques chirurgicaux réputés être suffisants pour les malades qui ne postillonnent pas ainsi à la face des autres, mais aussi en masques dits FFP2, qui garantissent une véritable barrière de protection faciale pour toutes les personnes exposées aux projections de gouttelettes porteuses de virus, à commencer par l’ensemble du corps médical.
Pour retracer cette généalogie d’une suite de décisions qui ont désarmé la France en masques face à une pandémie pourtant annoncée comme certaine dans le futur par de nombreux experts, nous suivrons un strict récit chronologique qui commence en 2005 avec un rapport parlementaire d’alerte sur les risques épidémiques présents et à venir qui oblige l’État français à s’organiser en conséquence, pour anticiper le pire, selon le célèbre adage : « gouverner c’est prévoir ».
Le récit sera forcément un peu long, mais comprendre la généalogie de faits aussi graves exige un peu de temps, surtout si on veut ajouter des citations concrètes.
Tous les experts prédisent que des pandémies ne manqueront pas de survenir, et ce de plus en plus souvent. Une des plus récentes mises en garde officielles provient des États-Unis. Le Directeur du National Intelligence Service, Dan Coats, avertit dans son bilan sur les menaces dans le monde, le 29 janvier 2019 :
« Nous estimons que les États-Unis et le monde resteront vulnérables à la prochaine pandémie de grippe ou à une épidémie à grande échelle d’une maladie contagieuse qui pourrait entraîner des taux massifs de décès et d’invalidité, affecter gravement l’économie mondiale, mettre à rude épreuve les ressources internationales. »
Il parle du
« défi de ce que nous prévoyons être des épidémies plus fréquentes de maladies infectieuses, en raison de l’urbanisation rapide et non planifiée, des crises humanitaires prolongées, de l’incursion humaine dans des terres auparavant non encore exploitées, l’expansion des voyages et du commerce internationaux et le changement climatique régional ».
Ce rapport parlementaire est suivi d’un autre, moins d’un an après, à propos de la grippe aviaire. Le corps de doctrine préconisé reste le même : les mesures barrières, plus les masques, dont on précise que des études conduites sur la grippe en Asie ont montré l’efficacité : « Une étude scientifique a démontré que le port de masques à Hongkong, pendant l’épidémie de SRAS en 2003, a entraîné une diminution significative du nombre d’affections respiratoires ». Et là aussi le rapporteur rappelle que « la catégorie recommandée pour se protéger contre la grippe est celle FFP2 ».
Il y a 14 ans, deux documents parlementaires écrivaient donc noir sur blanc que les masques font partie de la panoplie indispensable contre la propagation d’un virus très contagieux de type coronavirus.
Mais ce jugement a posteriori ignore que sous le feu de la lutte sanitaire personne ne peut prédire quand la pandémie finira. Les arguments qu’il mobilise visent l’EPRUS (établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires). Cet établissement public assure la gestion des moyens de lutte contre les menaces sanitaires graves, tant du point de vue humain (la réserve sanitaire) que du point de vue matériel (achat et stockage de produits sanitaires d’urgence). Selon le sénateur,
« Si le rôle de l’EPRUS est réduit à celui de logisticien, il convient d’approfondir la piste d’une mutualisation des stocks gérés par l’EPRUS avec ceux du ministère de la Défense. »
Résumons : cet organisme a contribué à gérer logistiquement une crise sanitaire potentiellement grave en faisant en sorte que personne n’ait jamais manqué de masques de protection. Mais il est appelé à se fondre dans une « mutualisation », un des mots-clés de la gestion managériale contemporaine des services publics, où tout est fait pour « rationaliser », comprendre pour faire des économies.
Le masque FFP2 ne serait plus utile ?
Le 16 mai 2013, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale édite sa « Doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire ».
Dès l’introduction, il explicite que l’aspect gestionnaire est un fil conducteur de ses choix : « La présente doctrine est le fruit d’un travail interministériel mené dans un souci d’efficacité et d’économie globale, s’appuyant notamment sur le retour d’expérience acquis lors des pandémies de la décennie écoulée », comprendre notamment le H1N1. Il prend appui sur l’avis du Haut conseil de la santé publique (HCSP) du 1er juillet 2011.
Le SGDSN en retient que
« Le HCSP propose, pour les salariés régulièrement exposés à des contacts étroits avec le public du fait de leur profession (comme les métiers de guichet), l’utilisation du masque chirurgical sur la base des arguments suivants : – observance potentiellement supérieure pour le port du masque anti-projection ; pas d’efficacité inférieure démontrée chez les professionnels de santé du masque anti-projection versus l’appareil de protection respiratoire (APR) dans le contexte de la circulation d’un agent pathogène “courant” ; cohérence avec les dispositifs préconisés pour le grand public. »
Ainsi, le 1er juillet 2011, le consensus de septembre 2009 a disparu. L’INRS, l’Afssaps, la DGS, le Conseil supérieur d’hygiène publique de France et l’OMS, mobilisés pour défendre un masque FFP2 pour tous les salariés exposés, voient leurs recommandations évacuées et le port du masque chirurgical doit suffire désormais.
La campagne victorieuse contre le H1N1 a été (trop) massive et aurait généré du « gâchis » à concurrence de plusieurs dizaines de millions d’euros. Par souci de se montrer plus respectueux de l’argent public, les gouvernements suivants et les parlementaires ont justifié de limiter les dépenses à l’avenir, y compris pour les structures de prévention des épidémies, le tout dans un contexte de dénonciation permanente de la supposée gabegie au sein des hôpitaux et donc de forte restriction de leurs capacités budgétaires.
Les trois opérateurs de la prévention (l’EPRUS, l’Institut de veille sanitaire, et L’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé) ont tous vu baisser leurs recettes entre 2010 et 2014, la restriction totale avoisinant les 54 millions d’euros, soit une baisse de 24 %.
On a commencé alors à poser la question des stocks de masques (entre autres) pour finalement se convaincre que les masques FFP2 n’étaient pas si indispensables que cela pour le public. Donc on en vient à considérer que la mission de protection régalienne à l’égard des populations repose prioritairement sur le stockage de masques chirurgicaux.
Et puisque les masques FFP2 sont à destination des personnels de santé, alors pourquoi ne pas transférer la responsabilité de leur acquisition à chaque pôle de santé ?
Certains produits ne seront plus stockés « en raison de la plus grande disponibilité de certains produits et de leur commercialisation en officine de ville » ou en raison « du transfert de la responsabilité de constituer certains stocks vers d’autres acteurs (par exemple, les établissements de santé et les établissements médico-sociaux pour les masques de protection FFP2 de leurs personnels) », précise encore le rapport du sénateur.
Les choses sont dites : si d’autres acteurs peuvent les vendre ou peuvent les acheter, à quoi bon obliger l’État à faire des stocks préventifs ? ! La chaîne de déresponsabilisation s’achève alors.
Au principe de précaution : stocker pour être sûr d’avoir en cas de crise, car c’est vital, se substitue la logique : être sûr de ne pas trop stocker car c’est essentiel de ne pas dépenser plus qu’il ne faut.
Raisonnement critiqué aujourd’hui par nombre d’experts, quand par une approche bureaucratico-comptable, s’éloignant de toute vision politique anticipatrice, on a oublié, étape par étape, les alertes sanitaires majeures qui prévalaient à ces choix de stocks préventifs de masse.
L’État s’est donc désarmé peu à peu, au risque de mettre en danger les citoyens, à commencer par les professionnels de santé non hospitaliers, tout aussi directement en contact avec les malades que leurs collègues des hôpitaux.
Tout ceci s’est fait avec la parfaite bonne conscience de hauts fonctionnaires et d’un personnel politique de droite et de gauche qui avaient à cœur de participer à un « bonne gestion des deniers publics », oubliant peu à peu les finalités premières, engagés qu’ils étaient sur un chemin (les politistes parlent de « path dependancy ») qui les font aller toujours plus loin vers un nouvel objectif dans lequel ils sont entrés, en perdant de vue le point de départ.