• Une colère qui résonne.
    #onnoublierapas
    https://www.liberation.fr/debats/2020/03/24/j-ai-la-rage_1782912

    Je suis en colère et j’ai la rage, quand ils défilent dans les médias, montrent leur trogne à la télévision, font entendre leur voix parfaitement maîtrisée à la radio, livrent leur discours dans les journaux. Toujours pour nous parler d’une situation dont ils sont un facteur aggravant, toujours pour pérorer sur la citoyenneté, sur le risque de récession, sur les responsabilités des habitants, des adversaires politiques, des étrangers… Jamais pour nous présenter leurs excuses, implorer notre pardon, alors même qu’ils sont en partie responsables de ce que nous vivons.

    Je suis en colère et j’ai la rage, car en tant que psychologue dans l’hôpital le plus touché, celui de Mulhouse, je vois toute la journée des dizaines de personnes arriver en urgence dans nos locaux, et je sais que pour une bonne partie d’entre elles, elles n’en ressortiront pas vivantes, souriantes, insouciantes, comme ce pouvait être le cas il y a encore deux semaines.

    Je suis en colère et j’ai la rage, car je sais que ces personnes, ces êtres vivants, ces frères et sœurs, pères et mères, fils et filles, grands-pères et grands-mères, mourront seules dans un service dépassé, malgré les courageux efforts des soignants ; seules, sans le regard ou la main de ceux et celles qui les aiment, et qu’ils aiment.

    Je suis en colère et j’ai la rage, devant cette situation folle qui veut que nous laissions nos aînés, nos anciens, ceux et celles qui ont permis que notre présent ne soit pas un enfer, ceux et celles qui détiennent un savoir et une sagesse que nul autre n’a ; que nous les laissions donc mourir par grappes dans des maisons qui n’ont de retraite que le nom, faute de pouvoir sauver tout le monde, disent-ils.

    Le deuil impossible des familles

    Je suis en colère et j’ai la rage, en pensant à toutes ces familles qui vivront avec la terrible douleur d’un deuil impossible, d’un adieu impossible, d’une justice impossible. Ces familles auxquelles on ne donne pas accès à leur proche, ces familles qui appellent sans cesse les services pour avoir des nouvelles, et auxquelles aucun soignant ne peut répondre, trop occupé à tenter une intervention de la dernière chance. Ces familles qui sont ou pourraient être la nôtre…

    Je suis en colère et j’ai la rage, quand je vois mes collègues soignants se battre, tous les jours, toutes les minutes, pour tenter d’apporter de l’aide à toutes les personnes qui se retrouvent en détresse respiratoire, y perdre une énergie folle, mais y retourner, tous les jours, toutes les minutes. Je suis en colère et j’ai la rage, devant les conditions de travail de mes collègues brancardiers, ASH, secrétaires, aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologues, assistants sociaux, kinés, ergothérapeutes, cadres, psychomotriciens, éducateurs, logisticiens, professionnels de la sécurité… car nous manquons de tout, et pourtant, il faut aller au charbon.

    Je suis en colère et j’ai la rage, car, lorsque je me rends à mon travail, et lorsque j’en pars, je croise en quelques minutes trois ou quatre véhicules d’urgence, transportant une personne pleine de l’espoir d’être sauvée… Comment ne pas avoir confiance dans nos hôpitaux ? Ils sont à la pointe, ils sont parfaitement en état de fonctionner, de protéger, de guérir… et pourtant, combien de ces ambulances mènent leur passager vers leur dernier lieu ? Combien de ces patients refranchiront la porte sains et saufs ?

    Je suis en colère et j’ai la rage, car cela fait des années que nous crions notre inquiétude, notre incompréhension, notre dégoût, notre mécontentement, devant les politiques de santé menées par les différents gouvernements, qui ont pensé que l’hôpital était une entreprise comme une autre, que la santé pouvait être un bien spéculatif, que l’économie devait l’emporter sur le soin, que nos vies avaient une valeur marchande.

    Je suis en colère et j’ai la rage quand je constate que nos services d’urgences demandent de l’aide depuis si longtemps, quand je pense que les personnes qui arrivent avec le Samu posent leur regard (souvent le dernier sur l’extérieur) sur ces banderoles disant « URGENCES EN GRÈVE », qu’elles se trouvent face à des médecins traitants à la retraite du fait du départ des urgentistes, ces spécialistes de l’urgence qui seraient tant nécessaires en ces jours sombres…

    De l’exploitation des étudiants infirmiers

    Je suis en colère et j’ai la rage devant la manière dont on exploite nos étudiants en soins infirmiers ou aides-soignants, qui se retrouvent à faire des travaux d’une dureté que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, qui, a à peine 20 ans, doivent mettre les corps de nos morts dans des sacs mortuaires, sans préparation, sans soutien, sans qu’ils et elles aient pu se dire volontaires. Pourquoi demander ? Cela fait partie de leur formation, voyons ! Et ils devraient s’estimer heureux, ils reçoivent une gratification de quelques centaines d’euros, vu qu’ils interviennent en tant que stagiaires.

    Je suis en colère et j’ai la rage, car la situation actuelle est le fruit de ces politiques, de ces fermetures de lits comme ils aiment le dire, oubliant que sur ces lits, il y avait des humains qui en avaient besoin, de ces putains de lits ! De ces suppressions de postes, parce qu’un infirmier, c’est cher, ça prend de la place sur le budget prévisionnel ; de ces externalisations de tous les métiers du soin, puisqu’un ASH en moins dans les chiffres du nombre de fonctionnaires, c’est toujours un fonctionnaire en moins dont ils peuvent s’enorgueillir.

    Je suis en colère et j’ai la rage, car celles et ceux qui sont au boulot tous les jours, malgré la peur ancrée au ventre, peur d’être infecté, peur de transmettre le virus aux proches, peur de le refiler aux autres patients, peur de voir un collègue sur le lit de la chambre 10 ; celles-ci et ceux-là se sont fait cracher dessus pendant des années dans les discours politiques, se sont retrouvés privés de leur dignité lorsqu’on leur demandait d’enchaîner à deux professionnels tous les soins d’un service en quelques minutes, bousculés dans leur éthique et leur déontologie professionnelle par les demandes contradictoires et folles de l’administration. Et aujourd’hui, ce sont ces personnes qui prennent leur voiture, leur vélo, leurs pieds, tous les jours pour travailler malgré le risque continu d’être frappées par le virus, alors que ceux qui les ont malmenés sont tranquillement installés chez eux ou dans leur appartement de fonction.

    Je suis en colère et j’ai la rage, parce qu’aujourd’hui, mon hôpital fait face à une crise sans précédent, tandis que celles et ceux qui l’ont vidé de ses forces sont loin. Parce que mon hôpital a été pris pour un putain de tremplin pour des directeurs aussi éphémères qu’incompétents qui ne visaient que la direction d’un CHU et qui sont passés par Mulhouse histoire de prouver qu’ils savaient mener une politique d’austérité bête et méchante… Parce que mon hôpital a été la cible d’injonctions insensées au nom d’une obscure certification, pour laquelle il semblait bien plus important de montrer une traçabilité sans faille plutôt qu’une qualité de soin humain.

    Parce qu’en gros, mon hôpital ne fut rien de plus qu’un cobaye pour des administrateurs dont seule l’autovalorisation égoïste avait de l’importance. Parce qu’au-delà de mon hôpital, ce sont les personnes qui y sont accueillies qui ont été considérées comme des valeurs négligeables, des chiffres parmi d’autres, des variables sur la ligne recettes/dépenses. Parce que dans l’esprit bêtement comptable de la direction générale de l’organisation des soins, patients et soignants sont tous dans le même panier d’un lean management des plus écœurants…

    Les premiers de cordée et leur respirateur

    Je suis en colère et j’ai la rage, quand je me souviens des premiers de cordée censés tenir notre pays, censés être le fer de lance de notre pays, censés nous amener, nous, petites gens, vers des sommets ; et que ce sont ces petites gens, ces caissières de supermarché, ces éboueurs dans nos rues, ces ASH dans nos hôpitaux, ces agriculteurs dans les champs, ces manutentionnaires amazone, ces routiers dans leurs camions, ces secrétaires à l’accueil des institutions, et bien d’autres, qui permettent aux habitants de continuer de vivre, de se nourrir, de s’informer, d’éviter d’autres épidémies… Pendant que les premiers de cordée lorgnent leur respirateur artificiel personnel, le prospectus de la clinique hi-tech dernier cri qui les sauvera au cas où, regardent les fluctuations de la Bourse comme d’autres comptent les cadavres dans leur service.

    Je suis en colère et j’ai la rage envers ces hommes et ces femmes politiques qui n’ont eu de cesse de détruire notre système social et de santé, qui n’ont eu de cesse de nous expliquer qu’il fallait faire un effort collectif pour atteindre le sacro-saint équilibre budgétaire (à quel prix ?) ; que « les métiers du soin, c’est du sacrifice, de la vocation »… Ces politiques qui aujourd’hui osent nous dire que ce n’est pas le temps des récriminations et des accusations, mais celui de l’union sacrée et de l’apaisement… Sérieux ? Vous croyez vraiment que nous allons oublier qui nous a mis dans cette situation ? Que nous allons oublier qui a vidé les stocks de masques, de tests, de lunettes de sécurité, de solutions hydroalcooliques, de surchaussures, de blouses, de gants, de charlottes, de respirateurs (de putain de respirateurs tellement primordiaux aujourd’hui) ? Que nous allons oublier qui nous a dit de ne pas nous inquiéter, que ce n’était qu’une grippe, que ça ne passerait jamais en France, qu’il ne servait à rien de se protéger, que même pour les professionnels, les masques, c’était too much ?

    Que nous allons oublier l’indifférence et le mépris pour ce qui se passait chez nos sœurs et nos frères chinois, chez nos sœurs et nos frères iraniens, chez nos sœurs et nos frères italiens, et ce qui se passera sous peu chez nos sœurs et nos frères du continent africain et chez nos sœurs et nos frères latino-américains ? Nous n’oublierons pas ! Tenez-le-vous pour dit…

    Je suis en colère et j’ai la rage, car je vis depuis une semaine avec cette satanée boule dans la gorge, cette envie de me prostrer, de pleurer toutes les larmes de mon corps, quand j’écoute la détresse et la souffrance de mes collègues, quand ils et elles me parlent du fait de ne pas pouvoir embrasser leurs enfants parce que personne ne peut être sûr de ne pas ramener le virus, lorsque s’expriment les moments de craquage dans la voiture avant et après la journée de travail, quand je pense aux ravages à venir, psychiquement parlant, lorsque tout ça sera derrière nous, et qu’il y aura le temps de penser…

    Je suis en colère et j’ai la rage, mais surtout un désespoir profond, une tristesse infinie…

    Je suis en colère et j’ai la rage, et je ne peux pas les laisser sortir pour le moment. Elles se tapissent au fond de mon âme, me consumant à petit feu. Mais sous peu, une fois que ce sera calme, je les laisserai jaillir, cette colère et cette rage, comme tous ceux et toutes celles qui les ont enfouies. Et croyez-moi, ce moment viendra. Elles flamberont, et nous exigerons justice, nous demanderons des comptes à tous ceux qui nous ont conduits dans ce mur terrible. Sans violence. A quoi bon ? Non, avec une humanité et une sagesse dont ils sont dépourvus. Entendez-vous cette petite musique ? Celle qui se murmure tout bas mais qui monte en puissance ? Ce refrain des Fugees : « Ready or not, here I come ! You can hide ! Gonna find you and take it slowly ! » Nous arrivons…

    • CFM :

      J’ai lancé quelques réflexions sur ce que nous vivons dans une perspective féministe, écartelées entre le pire (le sort des femmes précaires, isolées, battues) et le meilleur (la redéfinition des rôles de genre et la fin des diktats esthétiques)

    • Tribune
      Féminisme et confinement, du pire vers le meilleur ?

      Par Camille Froidevaux-Metterie , professeure de science politique et chargée de mission égalité-diversité à l’université de Reims — 24 mars 2020 à 08:22

      Qu’elles soient soignantes, caissières, auxiliaires de vie ou victimes de violences conjugales, les femmes sont en première ligne. Le confinement pour tous changera-t-il la donne ? Incitera-t-il à une prise de conscience masculine pour modifier la distribution des rôles de genre ?


      Au quatrième jour de confinement, en France. Photo Bastien Santanoceto. Hans Lucas

      Tribune. Si l’on réfléchit au confinement dans une perspective féministe, on est d’abord saisi d’un vertige à l’idée de toutes ces femmes qui vont subir la double, voire la triple peine, ces femmes isolées, sans abri et/ou victimes de violences conjugales. Vulnérables et déjà menacées, elles sont en première ligne de la pandémie. Il y a celles qui n’ont même pas de chez soi où rester et qui errent dans les villes désertées. Il y a celles qui se trouvent désormais à la merci permanente des hommes violents et qui ne peuvent plus compter sur les dispositifs d’aide dont on réduit la voilure. Il y a celles qui élèvent seules leurs enfants et qui se trouvent à devoir les occuper sans l’aide des fabuleux outils numériques dont les plus favorisés disposent.

      Et puis il y a toutes ces autres à qui on demande de continuer à travailler au risque quotidien de l’infection : les soignantes, les auxiliaires de vie, toutes les travailleuses de l’aide à la personne, mais aussi les ouvrières et, bien sûr, les caissières. Autant de métiers dévalorisés dont on semble découvrir l’importance vitale sans pour autant assurer la sécurité de celles qui les exercent. Qui portera la voix de ces femmes que l’on n’entend jamais ? Combien de temps à attendre avant que les décisions qui s’imposent soient prises, notamment par le ministère dédié ?

      Retournement de situation

      A un deuxième niveau, moins dramatique, le confinement nous invite à considérer cet immense bouleversement des rapports de genre que nous vivons à l’échelle de la société tout entière : des millions d’hommes sont appelés à rester chez eux, confinés dans cette sphère domestique à laquelle les femmes ont été assignées depuis l’aube des temps. Ce très soudain retournement de situation produira des effets. Car ce dont les hommes vont s’apercevoir très vite, c’est que le soin aux enfants, les tâches ménagères et la préparation des repas pour toute la famille, tous ces impératifs du quotidien qui sont largement assumés par les seules femmes pèsent d’un poids vraiment très lourd.

      Dans la Révolution du féminin (2015, Folio Essais 2020), je postulais une dynamique de « convergence des genres » par laquelle la féminisation de la sphère sociale rendue possible par les conquêtes féministes des années 70 allait s’accompagner d’une masculinisation de l’intime, soit un phénomène d’investissement par les hommes du domaine de la vie privée et familiale. On m’a souvent opposé les statistiques, celles qui montrent de façon têtue que le partage égalitaire des tâches domestiques n’est qu’un horizon lointain. Mais voilà qu’un triste et fâcheux concours de circonstances contraint les hommes à demeurer chez eux. Ne vont-ils pas devoir affronter enfin ce à quoi ils ont si longtemps échappé, la vie domestique ?

      Dans bien des cas, je n’en doute pas, l’ordre patriarcal des choses ne sera pas ébranlé, les femmes récupérant au mieux un conjoint velléitaire, au pire un enfant supplémentaire. Mais je veux croire aussi en la possibilité d’un changement des habitudes et des pratiques. Nous en faisons tou·te·s l’expérience, le confinement a généré un grand chambardement de nos emplois du temps synonyme d’une réflexion sur la distribution des rôles de genre et d’âge. Il va de soi que l’on ne modifiera pas d’un coup de virus fatal des siècles de hiérarchisation sexuée du monde, mais pourquoi ne pas espérer une prise de conscience masculine face aux revendications de celles qui n’accepteront pas sans rien dire la condition de servante à laquelle elles sont de nouveau réduites malgré elles ? Un peu de wishful thinking ne fait pas de mal.

      Plus de talons plus de jupes

      Et puis, troisième niveau de réflexion, il y a un domaine où les choses me paraissent pouvoir changer de façon certaine. Être confinées, pour les femmes, cela signifie aussi être débarrassées des regards qui, chaque jour et depuis toujours, se posent sur leurs corps dès lors qu’elles sortent de chez elles. Si nous prenons soin de nos apparences, c’est parce que nous savons que, dans le monde, nous serons regardées, c’est que nous avons intériorisé ces regards d’hommes, mais aussi de femmes, qui jaugent et critiquent. Tous nos efforts pour paraître au mieux s’expliquent par l’impossibilité de faire abstraction de cette scrutation.

      Eh bien la bonne nouvelle, c’est que nous en sommes débarrassées ! Dès lors, rester chez soi, c’est aussi pouvoir faire enfin de nos corps ce que nous voulons, à distance des prescriptions commerciales et patriarcales. Chacune fera comme bon lui semble. Certaines profiteront de l’occasion pour ne plus porter les talons, jupes et soutiens-gorge qui les entravent ; d’autres cesseront de se maquiller, de s’épiler ou de se tartiner de crèmes de perlimpinpin ; d’autres encore voudront maintenir leur routine quotidienne, voire l’augmenteront de ce qu’elles n’avaient pas le temps de faire, des masques capillaires, des séances de yoga, l’amour… Dans tous les cas, et c’est ce qui importe, nous voilà allégées du poids des sommations extérieures, libres de nous présenter à nous-mêmes (puisque plus aux autres) comme nous le souhaitons. Nos corps pourraient bien, pour un temps, vraiment nous appartenir.

    • Merci @gata et @odilon !

      des millions d’hommes sont appelés à rester chez eux, confinés dans cette sphère domestique à laquelle les femmes ont été assignées depuis l’aube des temps

      Dans bien des cas, je n’en doute pas, l’ordre patriarcal des choses ne sera pas ébranlé, les femmes récupérant au mieux un conjoint velléitaire, au pire un enfant supplémentaire. Mais je veux croire aussi en la possibilité d’un changement des habitudes et des pratiques. Nous en faisons tou·te·s l’expérience, le confinement a généré un grand chambardement de nos emplois du temps synonyme d’une réflexion sur la distribution des rôles de genre et d’âge. Il va de soi que l’on ne modifiera pas d’un coup de virus fatal des siècles de hiérarchisation sexuée du monde, mais pourquoi ne pas espérer une prise de conscience masculine face aux revendications de celles qui n’accepteront pas sans rien dire la condition de servante à laquelle elles sont de nouveau réduites malgré elles ? Un peu de wishful thinking ne fait pas de mal.

      Ici à la maison j’assiste à la prise de responsabilité de deux ados qui jusqu’ici avaient été cantonnées à quelques tâches domestiques enfantines. On partage à égalité entre trois adultes des deux genres et ados.

      La tribune est sympa...