• Biennales, fin de partie ?
    28 mars 2020 Par Ludovic Lamant

    https://www.mediapart.fr/journal/economie/280320/biennales-fin-de-partie?onglet=full

    Alors que foires et les grands salons d’art sont reportées ou annulées sous l’effet du Covid-19, des voix se font entendre pour en finir avec ces grands-messes culturelles polluantes et trop insérées dans l’économie de marché. Et plaident pour une démondialisation des arts.

    Face à l’ampleur de l’épidémie en Italie, la Biennale d’architecture de Venise, l’une des manifestations culturelles les plus prestigieuses de la péninsule, a réagi dès le 4 mars : elle a reporté son ouverture de trois mois, au 29 août. L’ouverture de l’événement, confié cette année aux soins de l’architecte libanais Hashim Sarkis, sera donc amputée de moitié, dans sa durée.

    Anecdotique, vu la gravité de la crise sanitaire, qui a déjà causé en Italie plus de 7 000 morts ? Le report de la Biennale d’architecture – qui alterne chaque année depuis 1980 avec celle d’art contemporain – pose toutefois des questions de fond sur la pertinence de ces grands événements culturels et sur leur modèle écologique.

    « Ne devrait-on pas décréter la fin de tout ce truc ? », s’interroge l’un des membres d’un collectif d’architectes néerlandais, Failed Architecture, censé par ailleurs participer à la Biennale cette année. Charlie Clemoes plaide non pas pour un report mais pour l’arrêt pur et simple de la Biennale : « Il est peut-être temps de repenser complètement la façon dont on produit et consomme la culture. » Et d’insister : les biennales « fournissent une excuse malvenue dans le contexte, pour produire de manière totalement insoutenable ».

    Biennales, fin de partie ? À des degrés divers, des acteurs du monde de l’art joints par Mediapart reconnaissent la difficulté de reconduire ces grands événements, comme si de rien n’était. Beaucoup jugent que l’épidémie du Covid-19 pourrait accélérer une prise de conscience salutaire. Certains plaident même pour réarmer les musées publics, en rempart contre un néolibéralisme qui s’est emparé de pans du marché de l’art.

    À la tête du Wiels, musée d’art contemporain de référence à Bruxelles, Dirk Snauwaert assure : « Le modèle des grandes biennales, en ces temps de crise climatique, doit être drastiquement repensé. L’économie de notre milieu doit s’adapter. »

    Pour Emma Lavigne, directrice du Palais de Tokyo à Paris depuis l’an dernier, « il faut remettre l’argent dans le travail des artistes, et se garder d’alimenter une course en avant dans la spectacularisation de l’art ». « Cela ne veut pas dire qu’il faudrait en revenir à un art pauvre, mais plutôt nous inviter à déplacer le curseur, et ralentir », poursuit celle qui a dirigé le centre Pompidou à Metz pendant cinq ans, en y organisant plusieurs expositions à l’intersection de l’art et de l’écologie (notamment « Jardin infini », en 2017).

    Le critique d’art Florian Gaité se montre plus définitif : « Il faut en finir avec ces grands événements mobiles. L’état du monde ne nous permet plus de faire ce que l’on fait. Il n’y a plus de nécessité, ni économique ni culturelle, là-dedans. » Et de souligner des contradictions récentes : « La dernière Documenta, organisée entre Athènes et Cassel [en 2017 – ndlr], a engendré une démultiplication des déplacements, ce n’est pas ce qu’il y avait de plus malin à faire. La dernière Biennale d’arts de Lyon [« Là où les eaux se mêlent », en 2019 – ndlr] posait la question des relations entre les humains et les autres espèces du vivant, mais elle était financée par Total. »

    "Ice Watch", d’Olafur Eliasson, le 3 décembre 2015, devant le Panthéon, à Paris. L’artiste danois a ramené ces blocs de glace du Groenland, en pleine Cop 21, provoquant une polémique sur le coût en émissions carbone de son oeuvre. "Ice Watch", d’Olafur Eliasson, le 3 décembre 2015, devant le Panthéon, à Paris. L’artiste danois a ramené ces blocs de glace du Groenland, en pleine Cop 21, provoquant une polémique sur le coût en émissions carbone de son oeuvre.

    Le cas de Venise est particulier, alors que la ville a souffert des inondations en novembre dernier et que le tourisme de masse met à mal la sauvegarde de son patrimoine. L’an dernier, la seule Biennale d’art contemporain a attiré près de 600 000 visiteurs, la plupart débarqués à Venise par avion, quand ils ne descendaient pas d’un paquebot de croisière. « Le choix de Venise était une erreur dès le départ : accueillir un événement mondial sur une terre aussi fragile, qui a perdu la moitié de ses habitants », juge Alice Audouin, présidente d’Art of Change 21, une association engagée pour le développement durable dans l’art, parrainée par l’artiste Olafur Eliasson.

    Mais l’affaire dépasse de loin la cité italienne. Alors que la Biennale d’art à Venise s’est créée à la fin du XIXe siècle, des dizaines de biennales et triennales ont vu le jour dans les années 2000 et après. Il y en aurait 267 aujourd’hui, associées à l’essor international des villes qui les portent, avides de publicité et d’investissements étrangers. Cimaises, murs peints à l’acrylique, vitrines… : à chaque fois, ces méga-expositions génèrent des montagnes de déchets, jetés dès la clôture de la biennale. « Il en faut moins. C’est comme la fashion week, tranche Alice Audouin. Une grosse en Asie, une autre en Europe, une autre aux États-Unis. Cela suffit. »

    Comme dans tant d’autres secteurs, l’épidémie a provoqué une vague inédite d’annulations et de reports. Manifesta, qui devait ouvrir à Marseille le 7 juin, a annoncé son report – sans avancer de date de réouverture à ce stade. À Sydney, la biennale, ouverte depuis neuf jours, a fermé ses portes et déployé une partie de ses contenus en ligne. La foire Art Basel Hong Kong, elle, a délocalisé ses stands sur Internet – des « online viewing rooms ».

    Beaucoup de ces manifestations se déploient sur les routes des flux du capitalisme financier, comme le relève Florian Gaité : « Les grands-messes de l’art contemporain s’organisent, soit directement sur les lieux de vie des collectionneurs – comme la foire Art Basel, à proximité de la fondation Beyeler en Suisse [le galeriste Ernest Beyeler a cofondé la foire de Bâle – ndlr] –, ou carrément sur leurs lieux de villégiature, à l’instar d’Art Basel à Miami. C’est le résultat des lois du marché. Le discours véhiculé par ces événements d’un art global, qui transcende les différences, correspond en fait aux réalités de l’économie de marché. »

    Vue de l’exposition carte blanche à Tomás Saraceno au Palais de Tokyo, en 2019. © Studio Tomás Saraceno Vue de l’exposition carte blanche à Tomás Saraceno au Palais de Tokyo, en 2019. © Studio Tomás Saraceno

    De ce point de vue, « la question du virage écologique se pose de manière assez cynique dans notre milieu », dénonce-t-il, puisque « le marché se nourrit depuis des décennies du discours anticapitaliste des artistes, dont il neutralise toute la portée critique ». La plupart des personnes interrogées par Mediapart confirment ce grand écart entre les injonctions politiques des œuvres et les pratiques d’un milieu adossé aux mutations du capitalisme.

    À l’exception de quelques artistes, à l’instar de l’Argentin Tomás Saraceno (exposé l’an dernier au Palais de Tokyo), Alice Audouin constate un grand écart entre « le message de l’œuvre et son processus de fabrication ». Au Palais de Tokyo, Emma Lavigne est en train de repenser le modèle économique d’un centre qui dépend à 60 % des ressources privées : « L’art, ne serait-ce que par la construction de cimaises, est un pollueur. Nous lançons un programme de transition écologique pour le centre, en réunissant un cercle de mécènes écoresponsables. »

    En 2018, l’association 350.org avait créé une performance dans les salles du Louvre pour dénoncer le mécénat de Total. Les militants exigeaient que le fonds de dotation du musée n’investisse plus dans le secteur des énergies fossiles d’ici cinq ans. « En considérant comme légitimes les activités de Total, le Louvre condamne notre avenir », jugeait alors l’association.

    « Il y a toujours eu la tendance, dans le monde de l’art, à travailler sur le contenu, et pas sur le comment faire, sur la méthodologie », confirme la commissaire slovène Nataša Petrešin-Bachelez. Cette dernière a organisé l’an dernier une biennale qui a marqué les esprits, à Malines, une ville de la Flandre belge, située « à l’intersection entre un travail sur le passé colonial de la Belgique et une réflexion sur la décroissance ». Environ 90 % des artistes invités sont venus en train. Au lieu de durer de manière permanente de longs mois, la manifestation s’est recentrée sur trois temps forts de quelques jours à peine dans l’année, fixés en fonction du calendrier lunaire – « c’est-à-dire un calendrier écoféministe », précise Petrešin-Bachelez.

    Le casting retenu était « très régional » – des Pays-Bas, de Belgique ou de France –, avec des œuvres et installations « faciles à monter et démonter ». Issu du master d’expérimentation en art politique dirigé par Bruno Latour à Sciences-Po Paris, le collectif Coyote a par exemple réfléchi à la notion d’« ancrage », un terme d’ordinaire récupéré par certains courants de l’extrême droite.
    Pour une démondialisation dans l’art ?

    Ces pratiques régionalistes ne risquent-elles pas d’encourager un repli sur soi protectionniste, quand les biennales et autres Documenta ont souvent fonctionné comme d’intenses lieux de brassage et de métissage, ouverts à l’écoute des pulsions du monde ? Aude Lavigne défend plus que jamais les « zones de porosité » que constituent les biennales : « L’idée d’un village global reste centrale. Ces mises en correspondance de la scène française avec d’autres créateurs sont essentielles, face aux tentations nationalistes et identitaires qui peuvent émerger. »

    À ces inquiétudes, la commissaire slovène répond : « Lorsque l’on s’installe dans un endroit comme Malines, vous identifiez toutes sortes d’enchevêtrements des luttes et des histoires. Beaucoup d’artistes invités avaient des parents nés au Rwanda, au Congo, au Maroc ou en Turquie. Il n’est pas nécessaire de faire dialoguer un artiste venu d’Indonésie avec un autre du Canada pour générer du cosmopolitisme. Et, de toute façon, les temps ne le permettent plus. »

    À l’instar de la philosophe belge Isabelle Stengers, qui plaide pour une « recherche lente », Petrešin-Bachelez (qui vient de cosigner une exposition sur Delphine Seyrig à Madrid) imagine des « institutions lentes », capables de « contrer les impératifs des modes de vie et de pensée induits par le capitalisme finissant et le néolibéralisme ». « Il faut contraindre les institutions à l’auto-réflexion, à penser aux histoires dans lesquelles elles s’inscrivent, à quelles entreprises elles prennent de l’argent. Ces questions sont devenues cruciales. »

    Max Ernst, "Pétales et jardin de la nymphe Ancolie", 1934, Kunsthaus Zürich. Une œuvre montrée à l’exposition "Jardin infini" (2017, Pompidou Metz). Max Ernst, "Pétales et jardin de la nymphe Ancolie", 1934, Kunsthaus Zürich. Une œuvre montrée à l’exposition "Jardin infini" (2017, Pompidou Metz).

    Le concept n’est pas sans rappeler celui de « musée situé » que défend, depuis le Reina Sofia à Madrid, le Catalan Manuel Borja-Villel. « J’invente, avait-il expliqué à Mediapart en 2019 : [prenons] un musée en Bolivie, près duquel on extrait du lithium, qui va ensuite servir à la fabrication de produits de haute technologie en Allemagne. Il faut travailler sur ce circuit bien particulier. Sinon, vous allez dans n’importe quelle biennale d’art, et on vous parle toujours des mêmes penseurs, Toni Negri, Chantal Mouffe, Gilles Deleuze. Ils sont de gauche mais leur référence finit, il me semble, par valider le système. L’alternative, c’est un musée “situé” qui s’invente hors de la raison comptable, et qui puisse réagir à ce qui traverse la société. »

    Florian Gaité réclame, à l’instar de l’« état d’urgence sanitaire » qui vient d’être adopté, un « état d’urgence de la culture, pour poser les bases d’une culture qui échappe aux logiques de marché ». À l’encontre de réflexes d’institutions comme le centre Pompidou ou le Louvre, qui exportent leur marque, respectivement à Bruxelles ou Abou Dabi.

    Il faudrait encourager un mouvement de démondialisation, y compris dans l’art, insiste Florian Gaité, qui cite l’exemple d’Aude Cartier, la directrice de la Maison des arts de Malakoff (Hauts-de-Seine). « Elle prépare sa prochaine saison guidée par l’idée de “réveiller la production dormante”, c’est-à-dire de montrer des œuvres qui sont aujourd’hui confinées dans les ateliers. Elle ne lance aucune nouvelle production et préfère investir dans la rémunération des artistes. Rompre avec un modèle productiviste permet aussi de repenser le statut social de l’artiste. »

    Autres pistes énumérées par le critique et enseignant : « Il est possible de se concentrer sur l’échelle continentale, en obligeant les institutions européennes à se contenter de prêts européens pour leurs expositions, par exemple. De réfléchir à des expositions qui font le tour des grandes institutions européennes, sur le modèle de ce qui se pratique déjà dans les arts vivants – je pense, par exemple, au programme de chorégraphes brésiliens montré au CND de Pantin en mars [qui devait à l’origine se déplacer, par la suite, à Charleroi, Reims ou Porto – ndlr] ».

    En attendant, des expériences sont déjà menées, ici ou là, pour limiter la casse. « L’étape numéro un, estime Alice Audouin, c’est d’appliquer des méthodes d’éco-conception. Mais Art Basel comme Venise n’ont rien engagé à ce stade. » Emma Lavigne se souvient de l’exposition pionnière de Pierre Huyghe au centre Pompidou en 2013, dont elle fut la commissaire : l’artiste avait fait l’impasse sur une nouvelle scénographie, réutilisant les murs et l’espace de l’exposition antérieure (en l’occurrence, celle de Mike Kelley). « De la même façon, je n’ai pas souhaité construire de nouveaux murs, pour la Biennale de Lyon de 2017, “Mondes flottants” », poursuit-elle.

    Ces préoccupations semblent de plus en plus partagées. Y compris hors de l’art contemporain. Le Louvre a par exemple recruté un chargé du développement durable. De leur côté, Marie Fekkar, régisseuse des collections au Mobilier national, et Mélanie Rivault, régisseuse d’œuvres au musée d’Orsay, ont organisé en novembre dernier au centre Pompidou une journée d’études sur le développement durable, pour le compte de leur association, l’Afroa.

    « Notre profession a un bilan carbone très lourd, puisque l’on travaille dans l’organisation d’expositions éphémères, expliquent-elles à Mediapart. Mais l’on constate une prise de conscience de plus en plus large dans la profession. Du transport à l’emballage des œuvres, en passant par la scénographie d’une exposition, nous essayons de trouver des solutions à notre échelle. »

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    Un code de bonnes pratiques commence à voir le jour : des clauses dans les appels d’offres pour que la scénographie d’une exposition soit recyclée sur les deux expositions suivantes dans le même lieu, la réduction du bilan carbone dans le transport des œuvres, une mise en réseau des établissements pour favoriser les dons et éviter de recycler une scénographie… « Le nerf de la guerre, ce sont les problèmes de stockage. Beaucoup des établissements culturels sont souvent des bâtiments anciens qui n’ont jamais été pensés pour devenir des musées. On ne pourra réutiliser certains emballages d’œuvres, par exemple, qu’à condition de trouver de nouveaux espaces de stockage », précisent-elles.

    Autant de mesures discrètes, que les expositions événements des grands musées français commencent à adopter. Suffisant pour changer la donne ? À ce stade de leurs expérimentations, Marie Fekkar et Mélanie Rivault invitent plutôt à la modestie. « On a pris une claque quand on s’est rendu compte que le déplacement des visiteurs sur les lieux de l’exposition avait un impact bien supérieur, sur l’environnement, à la fabrication des expositions en tant que telles. »