• Covid-19 et néfaste oubli du principe de précaution | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/03/26/covid-19-et-nefaste-oubli-du-principe-de-precaution

    Aux sources de l’impréparation gouvernementale face à l’épidémie se trouve l’idéologie « anti-précautionniste ». Développée dans les milieux intellectuels à partir du refus, dans les années 2000, de l’inscription d’un quelconque principe de précaution au sein de la Constitution, il semblerait qu’elle ait aujourd’hui largement infusé dans l’espace politico-administratif. Le prix ? Celui que nous sommes en train de payer.

    J’ai plus d’abo à AOC mais ce texte m’intéresse particulièrement. Covid ou écologie, nos élites sont #riscophiles et haïssent le principe de précaution...

    • Il est frappant de constater que dans cette période où l’épidémie de Covid-19 bouleverse toutes les activités humaines et sociales, le terme « précaution » n’apparaisse pas plus dans le débat public que dans les propos de spécialistes.

      Certes, nous n’en sommes plus là, le temps de la précaution est passé depuis plusieurs semaines, le risque est maintenant avéré, sa cause connue, sa diffusion modélisée, un test est opérationnel et les recherches sur le vaccin progressent. Il n’y a plus d’incertitude, la prévention et les soins ont succédé à la précaution. Cependant les propos tenus par Agnès Buzyn au lendemain des élections municipales ouvrent un débat sur l’impréparation et les responsabilités initiales des autorités sanitaires et politiques durant la période d’émergence de l’épidémie. C’est leur rapport, proche ou lointain, à la précaution qui est en cause.
      Deux mois d’incertitude ?

      Les termes employés par Mme Buzyn, alors ministre de la Santé, sont intrigants. Le 24 janvier elle déclare : « le risque de propagation du coronavirus dans la population [était] très faible ». Au soir du 15 mars, après son échec aux municipales à Paris, elle déclare : « Quand j’ai quitté le ministère (le 16 février), je pleurais parce que je savais que la vague du tsunami était devant nous ». Sa campagne a été douloureuse : « Depuis le début, je ne pensais qu’à une chose : au coronavirus. On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade ». Et cela d’autant plus qu’elle avait prévenu de son inquiétude le président de la République le 11 janvier et le Premier ministre le 30 janvier. Mi-février, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, écrit à des collègues infectiologues : « La vague arrive. On va se prendre la vague ! ».

      Donc, dès janvier le Ministère de la santé est conscient de la gravité de la situation. Le diagnostic se précise en février mais les autorités restent officiellement dans l’incertitude malgré les signaux alarmants qui se multiplient. A tel point qu’à la mi-février quand il s’agit de faire la balance entre les intérêts particularistes locaux d’un parti (LRM après la défection de Benjamin Griveaux) et l’intérêt général de santé publique, la ministre tranche (contrainte ou forcée ?) en faveur des premiers. Le vendredi 6 mars, le président de la République se rend au théâtre et déclare : « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie[1]. »

      Excepté l’incitation aux « gestes barrière », les véritables mesures de protection n’interviennent progressivement qu’à partir du 12 mars (fermeture de lieux publics jusqu’au confinement individuel). Une question majeure commence à être posée : comment ont raisonné et agi les autorités sanitaires durant la période d’incertitude que l’on peut situer entre début janvier et début mars ? C’est-à-dire pendant au moins deux mois durant lesquels les informations n’ont cessé de s’accumuler révélant l’ampleur de la menace. L’épidémie s’est déclarée fin novembre début décembre en Chine à Wuhan (1er cas déclaré le 8 décembre 2019), sept pays essentiellement asiatiques déclarent leurs premiers cas avant la France qui le fait le 24 janvier 2020, l’Italie le fait le 30. En France, c’est un mois plus tard, fin février, que le nombre de cas déclarés est démultiplié et que le nombre de morts augmente significativement. Nouveaux cas quotidiens déclarés : 4 mars : 285 ; 11 mars : 497 ; 18 mars : 1404. Depuis le 24 janvier le total est de 16 018 cas, 674 décès (au 23 mars – source Santé publique France).

      D’une façon ou d’une autre, la responsabilité des dirigeants sera interrogée, à court et à moyen terme. Le 16 mars, au lendemain des aveux de Madame Buzyn, un député a immédiatement pointé le risque politique, mais aussi juridique de cette déclaration, faite certes sous le coup du dépit, mais néanmoins tangible : « (Est-ce que Agnès Buzyn) se rend compte qu’elle engage sa responsabilité pénale et celle des autres personnes qu’elle dit avoir prévenues ? » (Jean-Luc Mélenchon).

      D’autres accusent directement : « Y a-t-il eu dissimulation de la véritable gravité de la situation aux Français ? Nous sommes peut-être à l’aube d’un scandale sanitaire majeur » (Marine Le Pen). Une Commission d’enquête parlementaire a été demandée par Les Républicains le 20 mars. Lorsque la période de crise maximale sera passée, la pression sera forte pour expliquer l’étonnante désorganisation actuelle. Il est aussi possible que des familles de victimes (peut-être stimulées par des avocats …) portent plainte (civilement/ pénalement) pour demander réparation et sanction en invoquant l’inaction de l’Etat et le défaut de précaution. Nous avons pour notre part, une hypothèse pour expliquer la situation actuelle : l’emprise d’un mouvement d’idées qui s’est donné pour objectif de décrédibiliser le principe de précaution.
      Les apôtres de l’« anti-précaution »

      Il existe en France de nombreux et puissants promoteurs d’une cause anti-précaution. Ils traitent les partisans de la précaution, les « précautionnistes », d’idéologues, de diffuseurs de croyances fallacieuses. Retournons leur le compliment. Car bien qu’ils se veuillent profondément rationalistes et soucieux de preuves scientifiques, on ne retrouve pas toujours ce souci dans leurs publications qui relèvent souvent plus du pamphlet que du raisonnement, confondant souvent une illustration (tel propos, tel jugement étayant leur propos) avec une démonstration.

      Dans les prochains mois, la responsabilité d’acteurs politiques et de décideurs administratifs sera sans doute mise en cause. Mais il ne faudrait pas oublier le contexte dans lequel ils ont agi, et les complices intellectuels de leur défaillance. Pour ceux qui se sont mobilisés contre le principe de précaution, l’affaire du sang contaminé ou celle de la vache folle sont derrière nous et on a su en tirer toutes les leçons qui pouvaient en être tirées. De plus, ajoutent-ils, l’épisode de la grippe H1N1 qui a conduit Madame Bachelot à commander 98 millions de vaccins pour une épidémie qui s’est révélée limitée, montre que le souci de précaution mène à des décisions disproportionnées et ruineuses.

      La croisade anti-précaution s’est développée au début des années 2000, quand il a été question d’inscrire le principe de précaution dans la Constitution[2]. Il le sera finalement, après une rude controverse parlementaire dans une formulation qui cadre les situations dans lesquelles il peut s’appliquer[3]. C’est pourquoi prétendre que le principe de précaution est un obstacle à la recherche et à l’innovation, ou un simple parapluie pour les décideurs politiques est, soit, une manifestation d’ignorance, soit une action de désinformation.

      Mais les « anti-précautionnistes » sont indifférents à la matérialité des textes, ils veulent démontrer que les usages sociaux qui en sont faits débordent très largement le cadre juridique et débouchent sur des décisions aberrantes. L’Académie des sciences a été la place forte des Cassandre de la précaution. Comme elle a propagé pendant longtemps les positions climato-sceptiques, elle s’est opposée au principe de précaution dans lequel elle voit un mouvement anti-science et anti-progrès.

      En 2003, le professeur Maurice Tubiana, président de la commission environnement de l’Académie déclare : « Les académies des sciences et de médecine refusent l’introduction du principe de précaution dans la Constitution qui serait paralysante, qui constituerait un obstacle à la recherche et provoquerait d’innombrables procès ». En septembre 2017, un autre académicien, Evariste Sanchez-Palencia, conclut un rapport par cette formulation : « Il est clair qu’une application stricte du « principe de précaution » conduit, soit à un immobilisme castrateur et absurde, soit à des conséquences imprévisibles, bien loin des buts poursuivis. Tout choix comporte un risque, une ouverture sur le futur qui dans aucun cas n’est complètement prévisible ». Il est des formulations moins brutales du dogme anti-précaution. S’ils sont moins abrupts, plus argumentés, ils n’en partagent pas moins les objections de fond à ce standard de jugement et à la « pente savonneuse » qu’il aurait amorcée [4].

      Ce courant intellectuel a pénétré profondément l’espace politico-administratif, en particulier dans le domaine de la santé publique. Et cela d’autant plus aisément, qu’il est compatible avec la volonté politique de réduction des budgets sociaux et de la dette publique. Selon ceux qui s’érigent en porte-parole de ce mouvement ,nous sommes menacés par un « populisme » technophobe qui surestime les risques faibles et génère des coûts injustifiés. « Le raisonnable » aurait déserté la décision publique, il s’agit pour eux de le rétablir. Consciemment ou pas, depuis dix ans, nos dirigeants et leurs équipes ont intégré ce raisonnement, avec les résultats que l’on observe aujourd’hui. L’épidémie du Covid-19 est un excellent révélateur de l’emprise de l’anti-précautionnisme sur les décisions publiques.
      L’anti-précaution à l’épreuve de l’épidémie

      Prenons au sérieux, pour un instant, les critiques des anti-précautionnistes et appliquons les à la crise de santé publique actuelle, en endossant leur discours juste pour montrer les absurdités auxquelles il aboutit.

      La précaution conduit à l’obsession du risque zéro et écarte tout raisonnement en termes de bénéfices/risques – C’est pourquoi depuis une dizaine d’années les autorités sanitaires ont eu raison de réduire drastiquement les stocks de masques, gants, gel désinfectant, appareils respiratoires, de limiter la recherche sur les tests, etc. ainsi que de diminuer le nombre de personnels hospitaliers. La vie sociale est un enchaînement de risques, nul n’y échappe, il est malsain de laisser croire qu’ils peuvent être mis sous contrôle. Tous ces coûts éliminés ont permis de réduire un peu la dépense publique et de présenter à Bruxelles et aux clients financiers de notre dette des bilans presque acceptables. D’ailleurs la France en voie de redressement comptable n’emprunte-t-elle pas sur les marchés à des taux avantageux ? Le bénéfice est-il supérieur au risque pris ? Certes l’économie est au point mort pour quelques mois et la finance s’affole, mais attendons la fin de l’épidémie pour répondre à cette délicate question et faire les comptes. Vous verrez que nous avons raison.

      La précaution implique une surestimation des risques faibles et conduit à des stratégies déraisonnablement coûteuses de surveillance et d’évaluation – C’est pourquoi les autorités sanitaires ont eu raison pendant deux mois de ne pas se laisser influencer ni par les alertes venues de Chine puis d’autres pays, ni par de pseudo lanceurs d’alerte et des médias avides de drame. Il était raisonnable d’attendre que le nombre de cas quotidiens déclarés et de décès atteigne un seuil significatif pour commencer à prendre des mesures. Car c’est seulement à ce moment-là qu’on a su qu’on n’avait pas à affaire à des peurs irrationnelles et à des fantasmes d’insécurité sanitaire, mais à une bonne et belle épidémie mortifère. Le système de soins est, certes, un peu débordé, mais nos « héros » médicaux sauront montrer toutes leurs compétences, la qualité de leur engagement et ils réaliseront, c’est certain, quelques miracles. Nous maintenons que la période de non-décision était fondée, car ce n’était pas le moment d’en faire trop.

      Le soubassement idéologique du précautionnisme est « un fort sentiment antiprométhéen » et une haine viscérale de la prospérité économique des sociétés libérale – C’est pourquoi, les autorités politiques ont eu raison de ne pas trop financer les recherches sur les zoonoses[5] et sur ce vieux sujet qu’est la grippe. Cela n’intéresse pas les revues scientifiques internationales. La science doit contribuer à l’innovation et ne pas se complaire dans les musées. De même, l’Etat a eu raison de laisser l’essentiel de la production d’équipements sanitaires (masques et autres), mais aussi de produits pharmaceutiques (paracétamol, antibiotiques) être délocalisé en Asie, au premier chef en Chine où les coûts sont très maîtrisés. Aucune raison ne permettait de penser que les chaînes d’approvisionnement pourraient, un jour, être interrompues. L’économie mondialisée est globalement positive, à quelques détails près. Elle doit être soutenue et non dénigrée. Après l’épidémie, il y aura forcément un rebond. Les entreprises tirent déjà les leçons de la crise. Elles parlent de multi-délocalisations pour éviter une trop grande fragilité.

      On pourrait ainsi continuer à confronter les apôtres de l’anti-précautionisme à la réalité actuelle. L’absurdité et le cynisme cruel de leurs positions n’en apparaîtraient que plus grands. Pour eux, il ne s’agit que de faire valoir leur vérité et d’imposer leur croyance. Mais leurs argumentaires ont des effets politiques dont témoigne, par exemple, l’impréparation gouvernementale face à l’épidémie du Covid-19. Les auteurs concernés déclareront sans doute qu’ils ne sont pas aux commandes politiques, et vraisemblablement qu’ils ont été mal compris. Mais en les lisant on se rend compte à quel point, parés d’atours savants, les sermons de ces prêcheurs sont au moins aussi « dangereux » que cette précaution qu’ils diabolisent.

      NDLR : Michel Callon et Pierre Lascoumes sont les co-auteurs avec Yannick Barthe de Agir dans un monde incertain (Seuil, 2001), dont le chapitre 6 « L’action mesurée ou comment décider sans trancher » inspire cet article.

      [1] Dans le même sens cf. Corinne Lepage, « Agnès Buzyn avait raison dans son inquiétude », Le Monde des idées, 22/03/2020.
      [2] « Art. 5. – Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
      [3] Cette définition est plus précise que celle qui figurait déjà dans le Code de l’environnement (art. L 110-1) depuis 1995.
      [4] Parmi ceux qui ont conduit cette croisade, il faut citer Gérald Bronner et Etienne Géhin « L’inquiétant principe de précaution » (PUF, 2010), ou encore L. Ferry, J. de Kervasdué et P. Bruckner.
      [5] Maladies transmissibles de l’animal à l’homme et vice versa.

      Michel Callon

      Sociologue, Professeur à l’école des Mines-Paris Tech, chercheur au Centre de sociologie de l’innovation

      Pierre Lascoumes

      Politiste, Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre d’études européennes de SciencesPo

  • Covid-19 : impréparation et crise de l’État | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/03/30/covid-19-impreparation-et-crise-de-letat


    Par Olivier Borraz et Henri Bergeron

    La situation que nous traversons est à maints égards unique, inédite, extraordinaire, hors norme. Mais est-elle si singulière ? Autrement dit tellement à part qu’elle ne peut être gérée qu’à l’aide de normes et de dispositifs ad hoc, conçus à son seul endroit ? Tout semble en effet indiquer que les instruments et les organisations dont nous disposions pour gérer des crises sont devenus soit inopérants, soit clairement insuffisants.

    Devant une menace dont le gouvernement n’a réellement pris l’ampleur que début mars, le président de la République a d’abord créé un conseil scientifique qui n’était prévu dans aucun texte, puis décidé de mesures de confinement totalement inédites, avant que son gouvernement ne fasse adopter par le Parlement une loi d’urgence sanitaire qui comprend un certain nombre de dispositions d’exception.

    Cette situation soulève de multiples questions. Celles-ci devront non seulement guider nos recherches et nos réflexions une fois la crise terminée, mais également offrir des prises pour l’action publique s’agissant de tirer les leçons de cette situation inédite.

    Science et expertise : un confinement institutionnel
    Confrontés à une crise majeure, qui devrait dépasser tout ce que nous avons pu connaître depuis des décennies tant sur le plan sanitaire qu’en matière de déstabilisation économique et sociale, le président de la République et son gouvernement ont décidé de mettre le sort du pays entre les mains d’un conseil scientifique dont ils affirment suivre à la lettre les recommandations et dont la création a été officialisée ex post par la loi d’urgence sanitaire.

    Cette situation est doublement inédite. D’abord, parce qu’elle fait suite à des décennies d’une action publique qui s’est toujours tenue, à quelques exceptions près (on pense à l’économie, avec des résultats qui interrogent s’agissant notamment de la crise de 2008), à bonne distance de la science. On n’a jamais entendu les ministres du travail, des transports ou de l’écologie justifier leurs décisions ou politiques à partir d’une recommandation d’experts scientifiques.

    Si la situation n’est pas aussi marquée qu’aux États-Unis, pays dans lequel l’exécutif tient à distance la science et les experts, nous avons cependant pris l’habitude d’hommes politiques qui tournent ostensiblement le dos aux connaissances scientifiques, souvent accumulées de longue date, dans des domaines aussi divers que l’éducation, la santé ou les politiques sociales. L’exemple du changement climatique et de l’immigration en sont de tristes illustrations.

    Et voilà que le président et ses ministres, lorsqu’ils prennent la parole sur le Covid-19, mettent en avant la parole scientifique comme unique justification à leurs décisions – y compris pour des décisions qui clairement ne relèvent pas d’un registre médical comme la tenue d’élections. La décision publique serait-elle devenue la simple courroie de transmission d’une parole experte ?

    Comment expliquer que l’on confine la gestion d’une crise totalement inédite dans un conseil scientifique, en faisant peser sur ce dernier le poids de décisions qui ne relèvent clairement pas de sa juridiction ? Comment comprendre cette vision de la science dont on attend, un peu comme l’Oracle de Delphes, qu’elle dise la vérité et délivre des avis entièrement objectifs ?

    Que le président et son premier Ministre aient souhaité s’entourer d’avis d’experts, cela peut se comprendre ; encore auraient-ils pu faire appel aux multiples organisations existantes sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Mais qu’ils justifient leurs décisions sur la seule base de la parole scientifique et, qui plus est, que les ministres ne cessent de se répandre sur les ondes pour expliquer que tout ce qui se fait n’est que la déclinaison en acte de la parole scientifique témoigne, à la fois d’un haut niveau d’immaturité politique, d’une méconnaissance de ce qu’est la science et d’un pur et simple déni de démocratie représentative.

    Depuis quand la science est-elle censée gérer des crises ? Elle doit conseiller, informer, pointer ce que l’on sait et ne sait pas, pour éclairer les décideurs sur la base des travaux de recherche et de l’analyse des données existantes ; mais elle n’a pas vocation à décider. La décision relève de la responsabilité des élus de la Nation. C’est à eux qu’il revient de mettre en balance les avis des experts avec d’autres considérations et de justifier leurs décisions.

    La loi d’urgence sanitaire votée récemment n’a pas permis de lever l’ambiguïté qui entoure ce dispositif inédit. Au contraire, on peut y lire que le « comité de scientifiques » a pour rôle « de se prononcer sur les mesures prises » (art. 3131-26). Cette phrase interpelle car, à ce jour, le conseil n’a eu à se prononcer que sur les mesures à prendre… Bref, cette loi rajoute encore à la confusion qui entoure le rôle de la science dans la gestion de cette crise.

    La situation qui entoure la création de ce conseil scientifique est également inédite car il existe de nombreuses structures d’expertise dans le domaine de la santé sur lesquels les pouvoirs publics auraient pu s’appuyer. À commencer par Santé Publique France, agence qui a repris en 2016 les missions de l’ancien Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS), lui-même créé en 2007. Ou bien encore le Haut Conseil de Santé Publique créé en 2004 qui a parmi ses missions « de fournir aux pouvoirs publics, en liaison avec les agences sanitaires et la Haute Autorité de santé, l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires ainsi qu’à la conception et à l’évaluation des politiques et stratégies de prévention et de sécurité sanitaire ».

    La densité d’expertise institutionnelle dans le champ de la santé en France est, par ailleurs, parmi les plus conséquentes en Europe : agences, hauts comités, instituts de recherches, sociétés savantes, académies, ordres professionnels, etc. Ces structures auraient pu s’organiser pour fournir des avis, même si on ne doute pas que le temps pour les mobiliser était compté. Pourtant elles semblent avoir été tenues à l’écart, du moins dans les premiers temps, ou reléguées au second plan.

    Et voici que le 24 mars, on apprend la création d’un Comité analyse recherche et expertise (Care), composé de 12 chercheurs et médecins, et chargé de se prononcer sur les questions relatives aux traitements et aux tests.

    À nouveau la même question : pourquoi ne pas s’appuyer sur des structures comme l’Agence du Médicament, la Haute Autorité de Santé ou Santé Publique France, qui ont développé une expertise unique en la matière ? Pourquoi créer une nouvelle instance dont on ne perçoit d’emblée clairement ni l’articulation avec le conseil scientifique, ni la place dans le dispositif général de gestion de crise ? Et pourquoi ne pas avoir inclus ce Care dans la loi du 23 mars 2020 ?

    Autrement dit, il faudra s’interroger sur les raisons qui ont poussé le président de la République à constituer en dehors de tout cadre réglementaire existant, une et maintenant deux instances ad hoc dont on ne connaît pas les règles de fonctionnement et dont les modalités de recrutement ne correspondent à aucune procédure connue ; des instances, qui plus est, qui ne disposent d’aucun moyen dédié et qui travaillent en dehors de tout ancrage institutionnel.

    Qu’est-ce que cela nous dit de la confiance qu’il place dans les institutions existantes ? Et si cette confiance est fortement érodée, alors comment expliquer que ces institutions ne soient pas en mesure de faire face à une situation pour laquelle elles ont été créées ? Faudra-t-il les supprimer à l’issue de cette crise ?

    Une impréparation organisée
    La France, à l’instar de nombreux autres pays développés, s’est dotée depuis plusieurs décennies d’une doctrine et d’une organisation de la gestion de crise, instruites à la fois par l’expérience de crises survenues dans différents domaines (tempêtes, terrorisme, épidémies, accidents industriels, etc.) et de normes internationales. Elle dispose ainsi d’un arsenal législatif et réglementaire complet, d’institutions spécialisées et de plans d’action ; et elle organise régulièrement des exercices de simulation à l’échelle nationale et locale.

    Il aura pourtant fallu cinq jours après les premières déclarations du président de la République (12 mars) pour que la Cellule Interministérielle de Crise, clef de voûte du dispositif de crise, soit activée (mardi 17 mars). Entre temps, c’est une task force interministérielle basée au ministère de la Santé qui assure la gestion interministérielle du dossier ; task force dont la constitution ne repose à notre connaissance sur aucune base réglementaire. Là aussi, comment expliquer que ne soient pas mobilisées d’emblée des organisations qui ont été pensées et entraînées pour la gestion de crise ?

    Cette situation est d’autant plus surprenante qu’elle ne figure pas dans le plan pandémie grippale, dans sa dernière version de 2011. Si les premières versions de ce plan en 2004 prévoyaient une gestion interministérielle d’abord basée au ministère de la Santé, puis lorsque la crise atteindrait le stade pandémique son transfert au ministère de l’Intérieur, lors d’exercices de simulation un tel transfert en cours de crise a été jugé impraticable.

    Il a donc été décidé que la gestion interministérielle de la crise serait d’emblée positionnée au ministère de l’Intérieur. Or, dans le cas du Covid-19, la gestion de la crise a d’abord été confiée à la Santé, ce qui a contribué notamment à maintenir un cadrage sanitaire, voire médical jusqu’au 17 mars, alors qu’il s’agissait déjà, dès le 12 mars, d’une crise économique, sociale et politique inédite.

    La lecture de ce plan est également révélatrice sur deux autres points. Il prévoit la constitution de stocks de masques, dont on constate aujourd’hui une pénurie grave. Il conviendra donc de s’interroger sur les raisons qui ont poussé les différentes administrations à ne pas renouveler les stocks constitués après la crise de H1N1. Le plan ne mentionne à aucun moment l’option du confinement, laquelle est pourtant devenue la modalité privilégiée de gestion de cette crise.

    On remarquera au passage que cette option n’est prévue dans aucun dispositif autre que pour les situations qui nécessitent de protéger les populations contre une menace externe. D’où les nombreuses questions que l’on voit émerger aujourd’hui autour de sa mise en œuvre et plus encore de ses effets à court, moyen et long terme ; questions auxquelles il n’existe aucune réponse à ce jour.

    On nous répondra que la situation est inédite. Pourtant, depuis plusieurs décennies les experts en santé populationnelle nous mettent en garde contre la survenue d’une pandémie comparable à celle de 1918. Après plusieurs alertes (SARS, H1N1, H5N1, …), la France s’est dotée de plans dédiés et a incité tous les opérateurs économiques à établir des plans de continuité d’activité. Malgré cela, notre pays semble désemparé.

    Cette situation vient confirmer ce que nos recherches ont montré, à savoir que la préparation à la gestion de crise a surtout été conçue pour des crises de faible ampleur. Tant les plans que les exercices organisés régulièrement tendent à prolonger dans une situation que l’on présente comme extraordinaire le fonctionnement normal des organisations. Loin de préparer ces organisations et leurs membres à faire face à des situations radicalement inédites, il s’agit d’abord de les rassurer sur leurs capacités à poursuivre leurs activités dans un environnement dégradé, à préserver les règles et procédures existantes, à maintenir un fonctionnement routinier.

    Une telle approche peut se comprendre, dès lors qu’on ne saurait accepter que les administrations publiques s’effondrent à la première situation un tant soit peu exceptionnelle. Mais elle demeure hautement discutable lorsqu’on présente ces dispositifs comme devant nous préparer à gérer des situations inédites.

    De fait, la situation actuelle appelle à revoir notre définition de ce qui fait crise ; et par voie de conséquence la manière d’y faire face. Ce qui est vrai pour les pandémies l’est pour toutes les autres formes de menaces : terroristes, industrielles, naturelles. Nous vivons dans une fausse impression de préparation. Cette situation vient également confirmer un autre résultat de nos recherches, à savoir que la coopération et la coordination demeurent le maillon faible – le « peu-pensé » – des dispositifs de préparation.

    Sans que cela ne constitue encore une base empirique suffisamment solide pour en tirer des conclusions définitives, de l’ensemble des territoires français remontent des récits de médecins, de fonctionnaires, de policiers, de pompiers, d’organisations régionales, etc. qui ne savent pas comment coopérer, qui parfois s’affrontent dans de vaines luttes juridictionnelles ou qui agissent de manière non coordonnée, voire contradictoire.

    Bien sûr, d’exemplaires solidarités s’inventent aussi. Mais cette crise sans précédent est aussi celle de l’inorganisation : formidable paradoxe d’une société sur-organisée, c’est-à-dire saturée d’organisations de toutes sortes, mais qui rencontre tant de difficultés à organiser ces organisations, c’est-à-dire à organiser leur coopération.

    Quand une crise survient, le réflexe politique est celui de la création de nouvelles organisations, qui viennent s’ajouter aux organisations existantes. Il est temps que l’on consacre plus de temps et d’intelligence à l’institution de mécanismes qui les coordonnent. Pareil constat peut être également établi au niveau européen, voire international. La coordination demeure le maillon faible de la gestion de cette crise.

    D’où la nécessité de dépasser les explications qui ne manqueront pas de surgir sur le caractère unique, inédit, extraordinaire, hors norme de la situation ; que ce soit maintenant dans le discours des autorités, ou par la suite lorsqu’il s’agira de tirer des leçons de cette crise. Oui elle est exceptionnelle, mais elle n’est pas singulière. Elle présente des traits que l’on retrouve dans d’autres situations exceptionnelles et qui ne manqueront pas de se reproduire à l’avenir également.

    Insister sur la singularité, c’est se refuser à tirer des leçons. C’est se dire, comme on l’entend souvent dans certains milieux pour des risques industriels ou d’origine naturelle, que de toute manière la vraie crise débordera nos capacités et qu’il est donc illusoire de vouloir s’y préparer. Pourtant, les questions de confinement comme celle des évacuations, peuvent être pensées. Il en est de même pour tout ce qui touche à l’alerte. Enfin, les questions relatives aux infrastructures critiques, fonctions vitales et métiers essentiels se poseront toujours.

    L’État en crise
    Dans cette crise, l’on retrouve un réflexe habituel de l’État français, à savoir s’arroger la responsabilité d’assurer seul la protection de la population. Ce réflexe se traduit de deux manières. Tout d’abord, on observe, comme cela avait déjà été le cas lors de crises majeures récentes, on pense notamment aux attentats de 2015, une centralisation de la décision autour du président de la République qui n’est prévue dans aucun texte relatif à la gestion de crise.

    On observe également, et là aussi de manière tout à fait comparable à ce qui s’était passé en 2015, une reprise en main depuis plusieurs jours de la gestion de crise par le ministère de l’Intérieur, lequel tend à apposer sur une crise majeure des instruments de sécurité publique. Sans surprise, au niveau central comme au niveau local, ce sont les préfets qui sont en première ligne (ou qui tentent de l’être), avec pour mission principale de faire respecter les mesures de confinement et de maintenir l’ordre public.

    Dans cette approche stato-centrée, et hyper-centralisée, de la crise, les collectivités locales comme les corps intermédiaires semblent ne tenir qu’un rôle secondaire, au mieux instrumental ; c’est-à-dire celui d’une simple courroie de transmission, servile, à qui l’agilité – mot insupportable que l’on nous sert pourtant à toutes les sauces – est, si ce n’est refusée, du moins déconseillée. Dans les faits, ces organisations tendent à s’affranchir des contraintes que voudraient leur imposer les services de l’État ; elles prennent leurs responsabilités, parfois au risque de se mettre dans l’illégalité ; mais leurs actions ne sont pas coordonnées avec les services de l’État.

    Plus inquiétante encore, la position qu’occupent les populations dans les décisions prises : passives, elles sont grondées pour leur manque de respect des consignes, mais jamais considérées comme des participants actifs dans la gestion de la crise. À peine les premières mesures annoncées le 12 mars par le président de la République que déjà, deux jours après, le premier Ministre reproche aux Français leur immaturité pour justifier des mesures plus sévères.

    Dans les jours qui vont suivre, on assiste à un durcissement, toujours justifié au nom de comportements de non-respect des consignes – sans que ceux-ci ne soient comptabilisés, évalués, compris (autrement qu’en termes d’infractions verbalisées). Pourtant, en moins d’une semaine c’est bien l’immense majorité de la population qui vit confinée, situation totalement inédite en France.

    Qu’est-ce que cela nous dit de nos institutions ? Aurions-nous tellement vécu depuis des siècles avec l’idée que l’État sera toujours là pour nous protéger, principe d’une protection régalienne qu’une jurisprudence répétée n’a cessé de conforter, que nous nous sommes résignés, citoyens et corps intermédiaires, à rester ses dociles enfants ? Aurions-nous tellement vécu avec l’idée que l’État sera toujours là pour nous protéger que nous acceptons aujourd’hui une situation totalement extraordinaire sans nous interroger ?

    Ce que démontre la crise actuelle, comme des crises précédentes, y compris de plus faible ampleur (on pense par exemple à l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen), c’est la nécessité de dépasser une conception stato-centrée de la gestion de crise. L’État dispose de moyens et de ressources indispensables en période de crise. Son organisation lui procure des capacités d’intervention uniques. Mais cela ne suffit pas. Les initiatives qui émergent localement, et qu’il conviendra ensuite de recenser et d’analyser, démontrent l’existence de capacités nombreuses dans la société française sur lesquelles il faudra s’appuyer à l’avenir.

    Cette crise démontre surtout l’importance de prendre le temps de tirer les leçons de la crise. Déjà l’Agence nationale de la recherche publie un appel flash qui demande des résultats dans 18 mois. Il faudra bien plus de temps pour comprendre ce qui s’est passé durant cette pandémie, et notamment la manière dont elle a été gérée.

    Si le Président de la République reste convaincu que les situations comme celle que nous traversons requiert une recherche scientifique de haut niveau, alors qu’il confie à celle-ci le soin de tirer les leçons de la pandémie de Covid-19 – en complément des inévitables commissions d’enquête parlementaires et rapports d’inspection générale qui préfèreront quant à eux insister sur la singularité de la crise pour justifier les manquements ou bien chercher des responsabilités individuelles dans ce qui est une faillite systémique. Cette crise nous offre une occasion inespérée de tirer des leçons qui pourront servir dans les crises à venir et partant de rétablir la confiance dans nos institutions.
    #covid19 #France #Etat #Faillite