• Tue le temps ou c’est lui qui te tuera – à propos des Basement Tapes de Bob Dylan | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/critique/2020/04/13/tue-le-temps-ou-cest-lui-qui-te-tuera-a-propos-des-basement-tapes-de-bob-dyla

    par Francis Dordor

    Garth Hudson, le seul à avoir suivi des cours d’électronique à l’université, a été chargé d’y brancher un petit studio artisanal avec les moyens du bord et des éléments éparses, quelques micros récupérés chez le trio folk Peter, Paul & Mary, leurs voisins, une table de mixage et un magnétophone prêtés par Albert Grossman, ci-devant manager de Dylan.

    En quelques jours, le terrier voué un temps à de savoureux goûters rythmés se transforme en bateau ivre.

    Tout commence donc un après-midi pluvieux de début mars par une chanson intitulée comme de bien entendu : « On A Rainy Afternoon ». Et de là, dans une ambiance festive, voire bachique, le démiurge et ses suppôts se mettent à dévider une pelote de refrains, de couplets, de thèmes où le nouveau et l’ancien se jaugent avec un respect teinté de défi. Dans sa République Invisible, Greil Marcus, exégète dylanien en chef, nous dépeint en termes théâtraux cette folle et recluse farandole : « Assises face à face, la Comédie et la Tragédie disputaient d’interminables parties de bras de fer sous les acclamations d’une meute de poivrots qui prenaient des paris. »

    En quelques jours, le terrier voué un temps à de savoureux goûters rythmés se transforme en bateau ivre, son capitaine, contrefaçon beatnick de l’Achab de Melville, cinglant au doigt mouillé sur les flots impavides ou tempétueux de l’inspiration, ne sachant jamais tout à fait si le but de cette odyssée souterraine est de ramener l’ambre et les fanons d’une baleine blanche ou simplement de se distraire entre amis et de tuer le putain de temps. Pourtant, le souvenir de Garth Hudson, seul survivant avec Robertson du Band, restitue plutôt l’image saisissante d’un Dylan en transe attablé dans la cuisine, tapant fébrilement sur les touches de nacre d’une vieille Remington, avant de redescendre en trombe les escaliers pour donner corps à une nouvelle chanson. Preuve que l’affaire était quand même prise très au sérieux. Rarement vouloir tuer le temps ne l’a rendu aussi intensément vivant.

    Pour beaucoup, 1967 c’est l’année des hippies, du « summer of love », de Monterey Pop. On en oublierait presque que ce fut aussi l’année où les Etats-Unis connurent 159 émeutes raciales, avec des villes comme Detroit et Newark en état de guerre (respectivement 43 et 26 morts). C’est aussi l’enlisement au Vietnam et un pourrissement de la chose publique qui désagrège jusqu’aux fondations de la Maison Blanche.

    Prophète folk, puis ange exterminateur du rock, il n’aspire qu’à reprendre le contrôle d’une identité qui lui échappe et d’un art qu’il cherche à réinventer. D’autres éléments, personnels, contribuent à accélérer la mue. En font partie un accident de moto survenu sur une route du comté (on dit que ça lui a coûté une vertèbre, quoique peu documenté l’événement reste sujet à caution s’agissant du plus grand menteur de l’histoire de la musique) et les naissances successives de Anna Lea et Samuel Dylan, second et troisième de la dynastie.

    Dylan n’a jamais été le dernier à prendre la poudre d’escampette. Ses chansons d’adieux des débuts – « Long Time Gone », « Farewell », « Don’t Think Twice It’s All Right »- en témoignent. Hobo oui, vagabond certes, pierre qui roule assurément. Mais ermite ? Quand il se replie à Woodstock il vise autant l’isolement que le ressourcement, ne s’affranchit du monde que pour mieux s’enraciner dans une communauté, sa famille, ses musiciens. Le Band devient alors sa loge maçonnique et le parfait contre-exemple à tout ce qui fait tendance, le psychédélisme, son orgie de couleurs, de sons, ses mandalas, sa quête transcendantale… Le Band ressemble à une confrérie Amish et fait de la musique comme un syndicat d’arpenteurs spinozistes. Eux n’annoncent pas l’avènement de l’ère du Verseau, se tapent de l’utopie new age, fuient les solos de 25 minutes à la Jerry Garcia.

    Quant au petit maître, rock star insaisissable, pourtant la plus adulée du moment, prophète folk d’une génération en révolte, qui hier encore annonçait que les temps allaient changer, que l’avenir leur appartenait, le voici qui subitement se tourne vers le passé et la musique jouée à la charnière des siècles par les pionniers, les trimardeurs, les rémouleurs de rengaines. Piochant sans vergogne dans le puits sans fond d’un répertoire mité comme de la vieille dentelle, duquel le musicologue Harry Smith a tiré en 1952 son inestimable anthologie. Tout se passe dans ce huis-clos de Big Pink avec pour témoins et complices sa fratrie de canadiens austères.

    Voilà bien l’esprit et l’esthétique des Basement Tapes, ce fatras de morceaux rock’n’roll pour bastringue pleurétique, de ballades aux fonds de culotte troués, de romances bancales, perchées, tordues, certaines comparables à une ruée d’ivrognes dans un saloon borgne, d’autres à des moments de pure grâce épiphanique. Plus ou moins toutes vouées à se (nous) prémunir contre l’absurdité d’un monde froid et cruel. Mine de rien, en loucedé, Dylan vient d’inventer là ce qui va procurer à la musique blanche ricaine son boulot pour les quarante prochaines années, l’Americana, sorte de contre-culture étanchée par la racine.

    Quand en 1975, et de guerre lasse, Columbia consentira à sortir un double album avec une sélection de chansons du sous-sol, agrémentés d’inédits du Band, histoire de couper court définitivement à la production de pirates, on put enfin avoir accès à la mythique tanière et à son miel sardonique. De la ménagerie humaine de la fameuse pochette signée John Sheele, où se retrouvent confinés dans une vieille chaufferie acteurs musicaux (Robertson en costume Mao, Dylan en veste mexicaine), artistes de cirque et curiosités de foire, mais aussi personnages directement inspirés des chansons comme la voluptueuse Miss Henry et l’eskimo Quinn, le disque ouvrait alors la cage.

    #Musique #Bob_Dylan

  • On arrête tout ? – sur L’An 01 de Doillon, Gébé, Resnais et Rouch | Mériam Korichi | AOC media
    https://aoc.media/critique/2020/03/29/on-arrete-tout-sur-lan-01-de-doillon-gebe-resnais-et-rouch

    « On arrête tout », « On réfléchit », « Et [on voit que] c’est pas triste ». C’est les propos de trois personnages coiffés de chapeau cloche (que l’on retrouve dans le film) sur la couverture de la BD.

    C’est un film collectif, fait à beaucoup, mais pas tous à la fois, comme dit la bande-son du générique fait de bulles BD agglutinées qui consigne les noms d’à-peu-près 300 acteurs. Gébé et Doillon sillonnèrent la France pour tourner avec de nombreux volontaires. Film participatif, film aux multiples séquences improvisées, film néanmoins monté suivant un ton impérieux d’irrévérence, dans l’idée de mettre en pratique un esprit résolument libertaire qui serait également partagé.

    Disposant d’un budget minime (vingt-cinq fois moindre que celui d’une production normale, le CNC ayant refusé l’avance sur recettes), le film réunit ainsi nombre d’acteurs improvisés mais aussi Gérard Depardieu dans son premier rôle au cinéma, ouvrant magistralement le film dans les deux scènes dialoguées retranscrites plus haut, Miou-Miou, Gotlib, l’équipe d’Hara Kiri, des équipes de compagnies et de théâtres très engagés comme l’équipe de l’Aquarium, de Pezenas, du Chêne noir, la proto-troupe du Splendide (on reconnaît Gérard Jugnot et Thierry Lhermitte), Coluche… Un assemblage incroyable.

    Le film nous fait voyager dans une utopie politique et sociale imaginée à l’échelle planétaire. Il est fait d’une suite de scènes et de séquences, tournées dans la rue, dans les champs, un peu partout, il y a des séquences tournées à New York (par Alain Resnais), d’autres au Niger (par Jean Rouch). Il sort en 1973 en pleine crise du pétrole, annonçant le début de la fin des Trente Glorieuses, de ces trop peu nombreuses décennies rendues euphoriques par l’idéal moderniste et productiviste du progrès économique et technique – le progrès social et moral allait bien suivre !

    (…) Les ondes hertziennes sont piratées et tout le monde reçoit le même message délivrée d’une voix de femme, suggestive, persuasive : « On nous dit le bonheur c’est le progrès, faites un pas en avant. Et c’est le progrès. – Mais ce n’est jamais le bonheur. Alors, si on faisait un pas de côté ? Si on essayait autre chose. Si on faisait un pas de côté, on verrait ce qu’on ne voit jamais… Et si on arrêtait tout ? »

    Slogan du @mdiplo depuis un bail.
    Repris ces derniers temps par Ruffin.