• VIDÉO. Géolocalisation, partage de nos données… Tous surveillés pour contrer le coronavirus ?
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    Interview d’Olivier Tesquet

    Quels dispositifs de surveillance ont été mis en œuvre pour contrer la pandémie de coronavirus ?

    On distingue aujourd’hui trois méthodes. La première, la moins intrusive, est celle retenue en France pour l’instant : une analyse de données anonymisées fournies par les opérateurs afin de modéliser l’évolution de l’épidémie. C’est ce que fait Orange en partenariat avec l’Inserm. La deuxième, que le gouvernement d’Édouard Philippe scrute avec attention pour la sortie du confinement, est un suivi de contacts, aussi appelé contact tracking ou backtracking, tel que pratiqué en Corée du Sud ou à Singapour. À travers une application, et à condition de dépister massivement la population, on identifie les personnes potentiellement infectées par le virus, afin de leur imposer des mesures privatives de liberté. La troisième, enfin, qui est aussi la plus intrusive, consiste à gérer les malades avec des mesures de police, en mobilisant des outils de surveillance pour s’assurer qu’ils respectent le confinement. En Pologne, par exemple, les personnes en quarantaine doivent régulièrement envoyer un selfie d’elle à leur domicile sous peine de voir les forces de l’ordre débarquer sur le pas de leur porte.

    Doit-on s’en inquiéter ?

    Nous sommes à un moment crucial pour nos libertés, qui réclame la plus grande vigilance car elles n’ont jamais été aussi menacées. Un consensus scientifique est en train d’émerger : si l’on veut endiguer l’épidémie, il faudra recourir à la surveillance, car il est désormais acquis que nous ne sortirons pas tous du confinement en même temps. Les mesures de distanciation sociale vont s’installer dans notre quotidien. Comme l’état d’urgence prorogé six fois après les attentats de 2015, et finalement intégré au droit commun, l’état d’urgence sanitaire va durer. Le risque est celui de l’effet cliquet, qu’on constate avec les mesures sécuritaires : une accoutumance dont on ne revient jamais, et des dispositifs dérogatoires qui deviennent permanents. Je le redoute d’autant plus que cette fuite en avant technologique précédait la pandémie. Or, la tentation de la surveillance ne doit pas servir à camoufler l’incurie de la politique publique de l’hôpital, la scandaleuse pénurie de masques ou l’absence de tests.

    Hors de ce contexte de pandémie, peut-on parler de surveillance massive de la population ?

    S’il y a une surveillance de masse, ce n’est pas une imposition totalitaire de la technologie, mais bien plus une pénétration assez profonde de nos modes de vies par des grandes plateformes et par d’autres acteurs clandestins ou semi-clandestins – comme les courtiers en données qui achètent et revendent nos informations intimes. Toute cette pluralité d’acteurs nous immerge dans un monde où la surveillance est de masse, au sens où elle est partout.

    En quoi sommes-nous les agents consentants de cette surveillance ?

    Notre désir à participer est une dimension importante du dispositif. Des chercheurs, comme Zeynep Tufekci, considèrent que Facebook est devenu la première agence de renseignement du monde. À partir du moment où nous sommes deux milliards d’utilisateurs à confier nos données à Facebook, sommes-nous deux milliards d’agents à son service ?

    Les gens font entrer les assistants vocaux chez eux en leur âme et conscience, c’est le genre de choses qu’on s’offre à Noël. Un dirigeant de Google estimait récemment qu’il faudrait installer une pancarte à l’entrée des domiciles, indiquant qu’on pouvait être écoutés. Les règles qui prévalaient dans l’intimité du domicile se calqueraient finalement sur celles d’un espace public vidéosurveillé auxquelles on a fini par s’habituer.

    Cette surveillance est-elle vraiment un problème, si je n’ai rien à cacher ?

    C’est un argument assez fort et récurrent, mais il me pose problème à plusieurs égards. Premièrement, il vient sanctionner une forme d’impuissance : nous sommes dans l’incapacité matérielle de cacher quoi que ce soit. Comment empêcher Google, Amazon, ou Facebook d’envoyer les enregistrements de vos conversations avec votre assistant vocal à un sous-traitant, qui va être chargé d’écouter ces conversations, pour améliorer le fonctionnement de son intelligence artificielle ? Il ne s’agit pas d’un scénario de science-fiction, ça s’est déjà passé : Facebook, Amazon, Google ont été pris à le faire.

    Là où cette rhétorique du “j’ai rien à cacher” me gêne aussi, c’est que bien souvent il s’agit d’une réflexion de gagnant du système. Les gens qui l’utilisent sont ceux qui n’ont pas à subir les effets désagréables, discriminants ou nocifs de la technologie. Mais dans ce cas, on oublie la fracture sociale et raciale vis-à-vis de la technologie. L’enjeu n’est pas d’être dans un rapport de sauvegarde égoïste de sa vie privée, mais de déterminer collectivement quels sont les espaces de retrait nécessaire dans une société et comment protéger de l’arbitraire technologique l’ensemble de la population, y compris ceux qui sont les plus vulnérables.

    Peut-on encore résister ?

    Nous sommes dans une situation de solitude face à la technologie, qui semble nous condamner à des comportements individuels d’hygiène numérique. Je compare cela aux petits gestes pour l’environnement : d’un côté on va supprimer Facebook, mettre un autocollant sur sa webcam, de l’autre on va choisir des ampoules basse consommation, acheter local. Mais cela ne va ni desserrer complètement l’étreinte technologique ni sauver la planète.

    L’enjeu est de trouver une plateforme de délibération collective pour déterminer ce qui est souhaitable dans une société, et pas seulement faisable. Aujourd’hui, nous sommes pris entre ce que la technologie peut – et qui donc serait inéluctable – et ce que la société estime conforme avec ses idéaux démocratiques.

    #Surveillance #Géolocalisation #Olivier_Tesquet