Dans les Ehpad décimés par le coronavirus, « c’est un cauchemar collectif »

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  • Dans les Ehpad décimés par le coronavirus, « c’est un cauchemar collectif »
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    Alors qu’au moins 884 personnes sont mortes à cause du Covid-19 dans ces établissements, les directeurs sont désemparés et les soignants ont peur de propager la mort.

    Certaines images la hantent. Celles des « bâches en plastique » avec lesquelles elle a « camouflé les corps » pour « s’en débarrasser le plus vite possible ». « C’est dur à dire, mais on les considère comme un danger pour la population vivante », se justifie cette directrice remplaçante, qui raconte « la vague » de Covid-19 qui s’est abattue à partir du 20 mars sur l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de Coinces, à Salbris (Loir-et-Cher). « Si je pleure, ce sont des larmes d’impuissance », ajoute cette femme, qui n’a pas souhaité que son nom apparaisse.

    La situation de son établissement n’est pas un cas isolé en France. Au moins 884 personnes sont mortes dans des Ehpad depuis le début de la crise sanitaire, selon une estimation donnée jeudi 2 avril par Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, qui concerne 7 400 établissements sur 10 600. Une hécatombe silencieuse, sur laquelle a alerté la presse, et dont les autorités dévoilent l’ampleur, en cette troisième semaine de confinement.

    A Salbris, l’épidémie de Covid-19 a d’abord frappé l’encadrement. Contaminé, le directeur a dû confier les commandes de l’établissement d’une centaine de lits à sa remplaçante le 23 mars. Elle témoigne du « rouleau compresseur » auquel elle a dû faire face « en catastrophe ». La mort, fulgurante, s’était engouffrée dans les lieux avant son arrivée. Le 26 mars, trois personnes âgées sont parties en une seule nuit. « Les gens meurent seuls. C’est inhumain. Il n’y a plus d’humanité. L’épidémie nous condamne à nier l’humain », continue-t-elle, en pleurs.

    « On est habitués, mais là, c’est tous les jours »

    A l’écart de la Sologne opulente des grandes réserves de chasse, l’Ehpad de Salbris fonctionne financièrement sur le fil du rasoir. Ici plus qu’ailleurs, l’établissement tourne avec un personnel en sous-effectif, peu qualifié et mal préparé aux gestes de prévention.
    Du coup, porter des masques et des blouses pour protéger les résidents n’est pas allé de soi au début. Quand le virus est entré, « on se doutait qu’on serait défaits, poursuit la directrice. On l’a payé cash malgré l’énorme dévouement de nos soignants ».

    Il aura fallu huit morts pour que l’Agence régionale de santé (ARS) Centre-Val de Loire et la préfecture envoient, samedi 28 mars, l’« artillerie lourde ». Sinon, « c’était la boucherie assurée », rapporte un professionnel.
    Des soignants et infirmiers ont été dépêchés en renfort, du matériel acheminé avec l’aide du conseil départemental. Mais le temps que la mobilisation s’organise, deux résidents supplémentaires sont morts. Le bilan s’élevait à douze décès, jeudi 2 avril.

    Certaines régions sont plus meurtries que d’autres. L’Alsace verse un lourd tribut. A l’Ehpad de Rhinau (Bas-Rhin), l’alerte initiale remonte au dimanche 22 mars avec « la première décompensation » d’un résident, 95 ans, souffrant de la maladie d’Alzheimer : « Une asphyxie terrible ! Je n’ai jamais vécu une scène pareille. On avait l’impression que ce patient se noyait, raconte Pascal Meyvaert, médecin généraliste et président de l’Association des médecins coordonnateurs en Ehpad d’Alsace. Le lendemain, quand les aides-soignantes en parlaient, certaines fondaient en larmes. » Le vieil homme a fini par mourir à l’hôpital, le 27 mars.

    Entre-temps, des « kits de sédation » commandés par M. Meyvaert sont arrivés à l’Ehpad. Ils ont permis de soulager la douleur d’autres résidents victimes de cette « décompensation » brutale.
    La nuit du 28 mars, le docteur Meyvaert est appelé pour signer le cinquième certificat de « décès Covid ». « Celui-là, c’était mon petit papy. Quand je venais le voir, il se mettait au garde-à-vous, il me disait “mon colonel !” Il me faisait rire à chaque fois. Il va me manquer… », glisse-t-il la voix blanche. Face au choc, il avoue son désarroi : « On a l’habitude d’être confrontés à la mort dans les Ehpad. Mais un ou deux décès par mois, c’est déjà beaucoup. Là, c’est tous les jours. Et on pressent que le nombre va augmenter. C’est terrible. »
    « Je m’y attends, je vois leur état »

    Comme à Rhinau, tout est allé très vite à Boulogne-Billancourt. Trois résidents sont morts dans l’un des plus gros Ehpad de la plus grande ville des Hauts-de-Seine. « Je m’attends au pire, il y en a au moins trois, je m’y attends, je vois leur état, je vois les mimiques de leurs corps qui disent “j’en peux plus, je suis fatigué, laissez-moi partir” », redoute Marie-France.
    Infirmière, elle veille sur trente-sept lits, dont vingt occupés par des malades avérés ou suspectés du Covid-19. Souvent seule infirmière à l’étage, elle travaille quinze heures par jour. A raison de centaines de lavages de main quotidiens, ses doigts et ses paumes sont brûlés par le gel hydroalcoolique, ce liquide translucide qui tue le virus. « C’est pire que la canicule de 2003 – là, au moins, on savait que c’était dû à la chaleur, donc la température nous disait quand ça allait s’arrêter. Là, on n’en sait rien. »

    Toutes les nuits, Marie-France fait des insomnies : elle se réveille en sursaut, et revit la chronologie des événements. A 19 h 30, elle est bien passée voir la vieille dame qui regardait la télévision, l’a quittée en lançant un « à demain » enjoué en sortant de la chambre. Une heure plus tard, sa collègue l’appelle : « On vient de la trouver morte, la télécommande à la main. » Le lendemain, à 20 heures, Marie-France pose une perfusion sur une résidente. A 21 h 30 : « Marie, il y en a encore une à ton étage qui est partie. »

    Hantée par ces décès, l’infirmière de 47 ans se demande si c’est de sa faute, si c’est elle qui les a contaminées. Un matin, elle s’est effondrée. « C’est inhumain ce qu’on fait, on n’a pas le matériel, pas les effectifs, pas les moyens », a-t-elle hurlé au visage d’une cadre de santé de l’établissement. En la voyant repasser dans sa « tenue de cosmonaute » dans les couloirs, ses patients lui ont dit qu’ils la soutenaient !
    Cette peur de propager la mort faute de matériel de protection est largement partagée dans les Ehpad. « Le ministère nous a dit au début de la crise de porter le masque uniquement au contact des patients malades ou suspectés. Cette directive intenable a généré la crainte de contaminer chacun de nos résidents. Une culpabilité qui nous ronge », confie un directeur d’établissement du centre de la France.

    Il y a la culpabilité, mais aussi cette douleur de devoir préparer les proches au deuil, alors que les Ehpad sont coupés de l’extérieur. « Il est arrivé qu’on fasse des séances sur Skype avec les familles lors de la fin de vie d’un résident », rapporte Bernard Oddos, vice-président du Syndicat des médecins coordonnateurs et gériatres en Ehpad (SMCG-CSMF).
    Ce praticien insiste sur « l’empathie » des agents : « Je connais des infirmières et des directeurs qui ont tenu la main de résidents pour leur prodiguer les caresses et la chaleur indispensables au moment du passage », poursuit ce médecin coordonnateur dans plusieurs Ehpad parisiens. Quand survient la mort, il faut « annoncer à la famille qu’elle ne reverra plus son proche que dans une boîte fermée. C’est heurtant, difficilement supportable », confie la directrice confrontée à la situation à Salbris.

    « Ça doit être foutu pour qu’ils insistent comme ça »

    Sur la dernière photo prise d’elle, Jeannine Fournier sourit, enlacée par trois de ses petits-enfants. Le 1er mars, à l’Ehpad du Chêne de Saint-Dizier (Haute-Marne), cette ancienne ouvrière vernisseuse célèbre la fête des grand-mères. Il y a sur la tablette au-dessus de son lit une bouteille de mousseux sans alcool – c’est dimanche matin –, un flacon d’eau de Cologne qui vient de lui être offert, et des œufs en chocolat d’une Pâques qu’elle ne verra pas.
    A 92 ans, Jeannine, vieille dame coquette mais troublée par la maladie d’Alzheimer, demandait tout le temps « Où est Jean ? », son mari disparu. « Chaque fois que je lui disais qu’il était mort, elle éclatait en sanglots, alors je finissais par lui dire qu’il n’était pas là, qu’il dormait », décrit son fils Thierry, une semaine après le décès de « la mère », comme il l’appelle. La mère, aux bronches usées par des années de produits chimiques inhalés à l’usine, n’a pas survécu au Covid-19 qui s’est abattu sur sa maison de retraite, dans laquelle dix-huit résidents sont morts en dix jours.

    « A partir de la mi-mars, quand le numéro de l’Ehpad apparaissait sur mon téléphone, je tournais le dos », raconte-t-il. Le 22 mars, c’est la médecin remplaçante de la maison de retraite – le titulaire a été contaminé – qui le contacte. Une petite dose de morphine a été administrée à « la mère » pour l’aider à respirer, elle n’a pas été testée mais présente des symptômes. Au téléphone, la soignante insiste. Est-ce qu’il ne veut vraiment pas discuter avec Jeannine ? Elle est encore consciente, elle l’entend, il peut lui parler. « Je n’ai jamais eu l’habitude de dire “je t’aime” à ma mère, ou quoi que ce soit, encore moins par téléphone. J’ai rien dit, elle m’a reposé la question, j’ai pas su quoi dire. » Il raccroche, explique à sa femme que « ça doit être foutu pour qu’ils insistent comme ça ».

    Le lendemain, à 10 heures, le numéro de l’Ehpad s’affiche encore. Sa femme décroche, Thierry est juste derrière, la secrétaire de la maison de retraite parle de « la maman du monsieur laveur de vitres » – l’homme de 56 ans, cloué depuis chez lui à cause d’une sciatique carabinée, connaît bien les soignants de Saint-Dizier qu’il croise depuis des années lorsqu’il nettoie leurs fenêtres. « C’est fini, elle est partie », énonce la voix.

    « J’ai ressenti un immense vide, je n’avais plus qu’elle. Et puis le virus m’a volé sa mort, elle est morte toute seule, je n’ai pas pu être à côté d’elle ni lui tenir la main. Bien sûr qu’elle était usée, mais c’est terrorisant de passer de l’autre côté, et ça, c’est pas une belle manière de mourir », poursuit Thierry. De la mère, il n’apercevra qu’un cercueil dans le cimetière de Gigny, à Saint-Dizier. « Je n’ai vu qu’une boîte en bois, j’imagine que dedans c’est ma mère, mais je n’en suis pas sûr, je n’ai pas vu son corps », s’amuse-t-il presque. Six personnes autour du trou de terre, un employé des pompes funèbres qui gère l’office religieux, et une cérémonie qu’il filme en direct sur Messenger pour sa sœur qui n’a pas pu venir, encore à cause du virus. Trente minutes plus tard, Jeannine est enterrée, et Thierry ne comprend pas. « Pourquoi est-ce qu’il y a eu dix-huit morts d’un coup à Saint-Dizier ? Comment la mère a-t-elle pu être infectée, alors qu’elle ne bougeait pas de sa chambre ? C’est sûrement un soignant », suppute-t-il.
    Jérôme Goeminne, le directeur du groupement hospitalier de territoire Cœur Grand Est, auquel est rattaché l’établissement du Chêne, n’a pas la réponse à toutes ces questions qui viennent des proches des victimes. Il parle de « cauchemar collectif ». La semaine dernière, en conférence de presse, il répétait cette phrase : « On a tout fait, et ça n’a pas suffi. On est coupable de rien. »

    #Ehpad