Une contagion massive pourrait tuer 50 000 personnes
Mais l’effondrement du système de santé n’est pas la seule explication de l’alarmisme des experts. Pour Ely Sok, de MSF, comme pour Raphi Walden, pionnier des Médecins pour les droits de l’homme, la densité de population, le manque d’eau potable, les coupures de courant et l’absence d’un véritable réseau d’assainissement constituent autant de facteurs aggravants qui font courir le risque d’une prolifération explosive des contaminations.
Les statistiques officielles, israéliennes comme palestiniennes, indiquent que la bande de Gaza compte environ 2 millions d’habitants, dont 1,3 million de réfugiés, pour une superficie de 365 km2. Cela correspond à une densité, déjà impressionnante, de 5 479 habitants au km2, se situant entre Gibraltar et Hong Kong (celle de la France est de 105,8 habitants an km2). Mais il suffit de traverser le territoire d’Erez à Rafah pour constater que les zones habitées ne couvrent qu’une très faible proportion de cette superficie, environ 40 km2 selon les géographes palestiniens. La véritable densité est donc d’environ 50 000 habitants au km2, supérieure à celle de Manille ou Bombay.
Les chiffres les plus élevés sont atteints dans les camps de réfugiés, sortes de bidonvilles en dur, où s’entassent plus du tiers des habitants. Dans ces labyrinthes misérables, brûlants l’été, boueux l’hiver, de Shati, Rafah, Khan Younis, Deir El-Bala ou Jabaliya, où naquit en 1987 l’Intifada, des familles de dix personnes vivent dans quelques mètres carrés. Comment leur demander de respecter des jours et des semaines durant le confinement et la distance sociale ? Surtout si on mesure qu’à Gaza, les deux tiers de la population ont moins de 25 ans et près de 45 % moins de 15 ans.
Lorsqu’on ajoute cette promiscuité de chaque instant à la situation désastreuse du système de santé, on comprend mieux pourquoi des médecins locaux redoutent un scénario de « contagion massive » incontrôlable qui pourrait tuer jusqu’à 50 000 personnes en quelques jours. Selon les estimations d’experts consultés par ICG, les hôpitaux de Gaza auraient besoin en cas de propagation du virus d’au moins 100 000 lits de soins et de réanimation. Ils n’en comptent pour l’heure qu’environ 2 500 disponibles. Le ministère de la santé affirme qu’il dispose seulement de 65 respirateurs, dont quelques-uns sont déjà utilisés et les autres en panne. Il évalue ses besoins urgents à 150 appareils.
L’OMS a déjà acheté quelques respirateurs, des systèmes de surveillance des patients et quelques lits de soins intensifs. Plusieurs ONG ont remis à l’Autorité palestinienne, chargée de les répartir entre la Cisjordanie et Gaza, des gants, des combinaisons isolantes, des stocks de liquides désinfectants. Le ministère de la santé de l’Autorité palestinienne a transféré à Gaza une partie des kits de détection qu’il avait reçus. Mais au regard des besoins potentiels si une « propagation explosive » se produit, tout est insuffisant.
« Le gouvernement du Hamas explique que nous n’avons que quelques cas et que tout est sous contrôle, confie sous le couvert de l’anonymat un médecin d’un grand hôpital de la ville de Gaza. C’est faux. Nous n’avons pratiquement pas d’équipements de protection et de désinfectants. Une partie des gens placés en quarantaine vivent dans des conditions d’hygiène inacceptables. Nous pouvons prendre en charge quelques dizaines de malades, mais pas davantage. En réalité, nous travaillons dans la peur. »
Selon le dernier rapport du Bureau des affaires humanitaires de l’ONU, « la coopération étroite entre les autorités israéliennes et palestiniennes constatée depuis le début de la crise se poursuit ». Israël a ainsi facilité l’importation par le gouvernement de Ramallah de 10 000 kits de détection. Et organisé à l’hôpital Makassed, à Jérusalem-Est, une session de formation du département des urgences pour accueillir les patients victimes du coronavirus.
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Avec le régime de Gaza, les relations, même en cette période de mobilisation planétaire contre l’ennemi commun viral, sont nettement moins cordiales. Pour l’instant, le Cogat, l’unité de l’armée chargée des relations avec les civils en Cisjordanie et à Gaza, s’est limité à autoriser l’entrée de 500 kits de détection et de 1 000 combinaisons de protection fournis par l’OMS. Mais il a interdit à 1 700 malades – sans rapport avec le coronavirus – de franchir le passage d’Erez pour recevoir des soins à Jérusalem-Est. « Avec nous, les Israéliens ont été plutôt bien disposés, constate cependant Ely Sok, de MSF. Ils nous ont déjà donné l’autorisation d’importer le matériel d’urgence que nous sommes sur le point d’acheminer depuis la France. »
« Le système de santé israélien est sous-préparé et débordé », constate un rapport du Contrôleur de l’État invoqué par un responsable pour expliquer qu’Israël ne puisse pas faire plus et mieux que de laisser entrer, exceptionnellement, l’aide internationale destinée aux Palestiniens. « Ce qui est faisable, confiait récemment un officiel israélien à un visiteur étranger, c’est que les Palestiniens de Gaza demandent au Qatar d’acheter ce dont ils ont besoin et de livrer le tout à l’Autorité palestinienne. Nous ne nous opposerons pas au transfert de ces cargaisons à Gaza si c’est l’Autorité palestinienne qui les achemine. » Le ministre – sortant – de la défense, Naftali Bennett, chef de file du rassemblement d’extrême droite Yamina, a une conception très personnelle de ce dialogue humanitaire. Il suggère d’échanger le transfert de l’aide étrangère à Gaza via Israël, ou l’envoi d’une aide humanitaire israélienne, contre la remise par le Hamas des dépouilles de deux soldats israéliens tués en 2014.
Adossés à leur retrait unilatéral de 2005, les dirigeants israéliens récusent en fait aujourd’hui toute responsabilité pour ce qui se passe dans l’enclave. Comme si les soldats et les marins qui assiègent la bande de Gaza sur plus de 90 km de sa périphérie terrestre et maritime (les 12 derniers kilomètres étant frontaliers de l’Égypte) n’étaient pas israéliens. Et comme si Israël ne contrôlait pas la majeure partie des entrées et des sorties des personnes comme des biens, grâce à sa maîtrise de tous les points de passage, sauf Rafah. L’accès maritime à Gaza est interdit par la marine israélienne. Et l’unique aéroport du territoire a été depuis longtemps détruit par l’aviation et les bulldozers de l’armée israélienne.
« La position du gouvernement actuel, selon laquelle Israël n’a plus aucune obligation ou responsabilité dans la bande de Gaza, est sans aucun fondement, affirme une étude de B’Tselem. Certes, l’État d’Israël n’est plus responsable du maintien de la paix à l’intérieur du territoire, mais il façonne encore, par l’application du blocus, la vie quotidienne de ses habitants et conserve donc des responsabilités à leur égard. » Sans invoquer explicitement l’article 56 de la 4e Convention de Genève qui fait obligation à la « puissance occupante » de « combattre [dans le territoire occupé] la propagation des maladies contagieuses et des épidémies », le directeur des Territoires occupés au sein des Médecins pour les droits de l’homme souligne lui aussi les obligations légales d’Israël à Gaza. « En vertu du droit international, estime-t-il, Israël a la responsabilité de fournir au ministère de la santé de Gaza les moyens dont il a besoin. »
« Le gouvernement d’Israël a le devoir légal et l’obligation morale d’aider Gaza dans un moment aussi critique, insiste Raphi Walden. Mais il y a aussi et peut-être surtout intérêt. Si l’épidémie se propage à Gaza, ce sera une catastrophe épouvantable. Et ce n’est pas la barrière qui nous en protégera. »