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    SANTÉ ENQUÊTE
    Tragédie à huis clos à la maison de retraite de Mougins
    8 AVRIL 2020 PAR HÉLÈNE CONSTANTY

    34 personnes sont mortes à la maison de retraite La Riviera de Mougins, dans les Alpes-Maritimes. Cet établissement est géré par le groupe #Korian fortement mis en cause pour son absence de réaction et d’information. Parmi les personnes survivantes, 33 sont atteintes par le virus.
    Dans cette maison de retraite sans charme, à la façade de béton couleur saumon, édifiée dans les années 1980 en bordure de la voie rapide qui relie Cannes et Grasse, le virus a tué avec la facilité d’un loup dans une bergerie.

    Le premier décès d’un malade atteint du Covid-19, intervenu le 15 mars en fin de journée, a été signalé à l’Agence régionale de santé (ARS) le 17 mars. Deux jours plus tard, l’établissement déclarait deux nouveaux décès. Conformément au Plan bleu, qui détaille les modalités d’organisation à mettre en œuvre en cas de crise sanitaire, la maison de retraite était dès lors considérée comme un foyer de propagation du virus.

    Elle était censée réorganiser les lieux, en séparant les malades des bien-portants, pour empêcher la contamination. Mais l’architecture du bâtiment, sur quatre étages autour d’un grand hall central, n’a pas permis pas de créer deux secteurs bien distincts, avec un secteur réservé aux malades du Covid-19 isolés de manière étanche des autres résidents.

    « Dès le 16 mars au matin, après le premier cas de Covid-19 confirmé, le directeur régional s’est rendu sur place pour s’assurer du renforcement des mesures barrières et de la mise en place du confinement en chambre. Un étage entier de onze lits a été réservé au quatrième étage pour accueillir les résidents symptomatiques », précise un porte-parole de Korian, dans une réponse écrite à nos questions. À partir du 20 mars, les nouveaux malades n’ont plus été testés.

    Pendant que l’épidémie se propageait, les familles ignoraient tout. Depuis le 6 mars, toute visite est interdite par Korian, qui a anticipé les recommandations faites par le gouvernement une semaine plus tard. Les proches des résidents, inquiets, n’ont plus que le téléphone pour prendre des nouvelles.

    La première semaine du confinement, Josy B. téléphone pour s’enquérir de l’état de santé de son père, âgé de 93 ans, hébergé à La Riviera depuis cinq ans. Une jeune femme lui répond que son père est très faible, qu’il est tombé et s’est ouvert le front, mais ne présente pas de signe de Covid-19. Josy, inquiète, insiste pour que la maison de retraite appelle le 15, comme le recommandent alors les autorités sanitaires. Son père est emmené aux urgences d’une clinique voisine, où il est testé positif au Covid-19. Il y décèdera quelques jours plus tard, le 22 mars.

    « Le lendemain, j’ai appelé la maison de retraite pour les prévenir. Un quart d’heure plus tard, je recevais sur ma messagerie le solde de tout compte ! » Choquée par le manque de soins dont son père a été victime et par la défaillance de Korian en matière de communication avec les familles, Josy envisage de porter plainte.

    Pendant quinze jours, les personnes âgées meurent donc en silence à La Riviera. Rien ne filtre du drame qui se joue à l’intérieur. Jusqu’à ce que Nice Matin, alerté par des riverains, mène l’enquête et se fasse confirmer par l’ARS des informations sur le nombre de décès… Mardi 31 mars, le quotidien consacre sa une à l’Ehpad de Mougins, sous le titre « Coronavirus, douze morts à la maison de retraite », illustrée de la photo d’un corbillard quittant l’établissement.

    Dès lors, Korian ne peut plus cacher la vérité. Le groupe cherche juste à limiter les dégâts en termes d’image, alors que son cours de bourse dégringole. En un mois, l’action Korian, cotée sur le marché parisien Euronext, a perdu la moitié de sa valeur, tombant de 45,50 euros le 19 février à 26,12 euros le 17 mars. Le 31 mars, elle est faiblement remontée à 28,28 euros. Une catastrophe pour le premier groupe privé de maisons de retraites médicalisées, dont le cours de bourse constitue l’alpha et l’oméga.

    « Toutes nos pensées vont vers les familles en ces moments douloureux. Elles sont informées régulièrement, dans une volonté de transparence […]. En revanche, dans l’information des familles, nous ne rentrons pas dans un décompte », explique un porte-parole du groupe, cité par Nice Matin le 31 mars.

    Ce que Korian ne dit pas, c’est que le directeur de l’Ehpad La Riviera et son médecin coordonnateur sont eux aussi malades et absents depuis le début de l’épidémie. « Dès la première semaine, c’était un bateau sans capitaine. Les personnes décisionnaires ayant dû être écartées, la prise de décision est devenue compliquée. Ils n’ont sans doute pas été relayés efficacement au niveau régional et national », déplore Richard Galy, le maire de Mougins. Lui-même médecin généraliste, l’élu LR a pris contact, dès le début du confinement, avec toutes les maisons de retraite de sa commune afin de connaître leurs besoins et coordonner les actions avec l’ARS. « Lorsque j’ai su que le virus circulait dans l’établissement, j’ai demandé que tout le monde soit testé, à la fois les résidents et le personnel. Mais rien n’a été fait jusqu’au 6 avril », constate-t-il.

    Le 31 mars, une réunion d’urgence a été organisée entre la préfecture, la mairie, l’ARS et Korian, au cours de laquelle le manque de réactivité de ce dernier a été pointé. « La réaction du groupe Korian n’a pas été aussi rapide que nous l’aurions souhaité face à la gravité de la situation. […] Des mesures barrières n’ont pas été prises », regrette Anne Frackowiak-Jacobs, la sous-préfète de Grasse, citée par Nice Matin.

    L’administration reproche notamment au gestionnaire de n’avoir pas donné suite à deux préconisations de l’ARS : solliciter l’équipe mobile d’hygiène d’un centre hospitalier voisin et recourir à un service d’hospitalisation à domicile, afin de soulager les équipes soignantes de l’établissement.

    Le groupe Korian assure avoir « sollicité à deux reprises une équipe mobile d’hygiène qui n’est jamais venue ». Le centre hospitalier de Grasse n’a pas souhaité répondre à nos questions à ce sujet. En matière d’hospitalisation à domicile, les ressources existaient pourtant, dans un département encore peu touché par le virus. Le 6 avril, il n’y avait que 80 patients atteints du Covid-19 en réanimation dans les Alpes-Maritimes et un total de 47 décès en milieu hospitalier.

    « L’Ehpad de Mougins n’a pas souhaité faire appel à nos équipes »

    À vingt kilomètres de Mougins, l’Institut Arnault-Tzanck dispose d’un service de pointe en matière d’hospitalisation et de soins infirmiers palliatifs à domicile, avec des équipes actives dans l’ensemble du département des Alpes-Maritimes, capables de prendre en charge des centaines de malades. « Dès que nous avons appris l’existence des premiers cas suspects de Covid-19, nous avons dit à l’ARS que nous étions disponibles et nous avons contacté tous les Ehpad pour leur proposer nos services. La direction régionale de Korian nous a répondu qu’elle “gérait”. L’Ehpad de Mougins n’a pas souhaité faire appel à nos équipes, ni pour les malades du Covid-19 qui auraient pu bénéficier d’hospitalisation à domicile, dans leur chambre de la maison de retraite, ni pour les #soins_palliatifs », précise Michel Salvadori, le directeur de l’Institut Arnault-Tzanck.

    Ce n’est sans doute pas un hasard si le virus a causé de tels ravages dans cette maison de retraite de Mougins en particulier. Au sein du groupe Korian, La Riviera a la réputation d’un établissement à problèmes, marqué par des difficultés de recrutement de personnel soignant et un absentéisme chronique, dans lequel les cadres ne restent pas longtemps. Pas moins de six directeurs s’y sont succédé ces cinq dernières années !

    L’un d’eux, Jean Arcelin, y a laissé tellement de plumes qu’il a quitté la profession, dégoûté, et écrit un livre poignant, Tu verras maman, tu seras bien (Éditions XO, mars 2019), dans lequel il témoigne de sa descente aux enfers. Ni Korian ni La Riviera ne sont nommés, mais c’est bien là que Jean Arcelin a pris ses fonctions, en juillet 2015 et travaillé jusqu’en 2017. Les circonstances mêmes de son arrivée sont révélatrices. Dans un chapitre intitulé « Les vers », Jean Arcelin raconte qu’il a pris son poste après le décès d’une résidente dans des conditions particulièrement sordides, survenu peu de temps auparavant. Un « événement indésirable grave » ou EIG, dans le jargon des Ehpad…
    Voici comment, selon l’auteur, la directrice régionale lui a présenté les faits : « La résidente était en fin de vie, avec des escarres au dernier stade. Les pansements ont été mal faits ou pas changés à temps. C’est l’été, les fenêtres restent ouvertes et des mouches sont entrées dans la chambre. La résidente a été hospitalisée parce que des vers sont apparus dans les plaies. Elle est décédée il y a quelques jours d’une septicémie à la clinique de Mougins. Comme je vous l’ai dit, la famille l’a appris par quelqu’un de l’équipe, parce que l’hôpital ne donne pas ce genre de détail. Évidemment, c’est mauvais pour l’image de l’établissement. »

    Selon Jean Arcelin, l’une des raisons des difficultés rencontrées à Mougins tient à la conception même du bâtiment, tout en hauteur, conçu pour des personnes âgées valides. Le lieu, qui a beaucoup vieilli, accueille maintenant des personnes de plus en plus dépendantes. Mais au-delà du problème architectural, c’est la gestion même du groupe Korian qu’il met en cause. Il dénonce la faiblesse des moyens alloués aux soins et à la nourriture, au regard des sommes versées par les résidents dans cet établissement (3 000 euros par mois en moyenne).

    « J’avais 120 résidents, mais seulement deux soignants la nuit, de 20 heures à 7 heures du matin. Il faut imaginer ce que ça donne, les résidents ayant un mauvais sommeil. Les deux tiers dorment, mais un tiers ne dort pas », dit-il dans un témoignage vidéo publié par l’Obs. Selon lui, la maltraitance dont sont victimes les personnes âgées est due au manque de moyens, lui-même causé par la recherche du profit par les établissements privés. « J’avais 4,35 euros pour nourrir un résident pendant 24 heures. Que l’on me demande de changer ma baguette de boulanger pour une baguette industrielle qui n’était pas bonne et causait des problèmes de déglutition m’était insupportable », dit-il. Dans le même temps, les directeurs subissent une pression permanente pour dégager une rentabilité maximale.

    Accablé par cette gestion contraire à son éthique personnelle, Jean Arcelin, victime d’un burn out, a préféré quitter la profession et retourner à son ancien métier de vendeur automobile.

    Après son départ, plusieurs directeurs se sont succédé. L’avant-dernier, touché par le Covid-19, était arrivé en août 2019. Depuis son arrêt médical, c’est le directeur régional qui a pris les rênes de la maison de retraite, dans le climat délétère causé par le virus.

    La règle dans le groupe est de ne pas communiquer sur la réalité de la situation sanitaire. « On a comme consigne de ne jamais répondre à un journaliste, dit encore Jean Arcelin dans un entretien publié par le site Atlantico. Quand un journaliste appelle, il doit passer par la cellule presse qui lui donne des éléments de langage, comme un homme politique. Qu’est-ce qu’il y a à cacher ? »

    Ce manque de communication revient comme un leitmotiv dans les récriminations des familles des résidents de La Riviera, comme Robert Fanna, un habitant de Mougins dont la mère, âgée de 89 ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer et le frère, 65 ans, handicapé par une sclérose en plaques, y résident tous deux.

    « C’est voyant la une de Nice Matin, le 31 mars, que j’ai réalisé qu’il se passait quelque chose de grave. Pourtant, j’ai l’habitude de téléphoner tous les deux jours. On me disait que tout allait bien. J’ai immédiatement demandé à notre médecin de famille de se rendre sur place. Il était le seul à pouvoir entrer, puisque les visites des familles sont interdites. Il m’a dit que maman allait bien mais que mon frère était alité, fiévreux, délirant, avec des difficultés à respirer. Nous avons réussi à le faire hospitaliser au centre médico-chirurgical Arnault-Tzanck, où il a été testé positif au Covid-19. Il est entre la vie et la mort. J’en veux à Korian de nous avoir caché la vérité et j’espère que les familles dont les parents sont décédés iront porter plainte », dit Robert Fanna.

    Le porte-parole du groupe Korian conteste toute défaillance dans la communication avec les familles, tout en reconnaissant avoir rencontré des difficultés : « Le directeur de l’établissement a prévenu personnellement l’ensemble des familles de la présence du Covid-19 le 16 mars, après le diagnostic confirmé d’un premier cas. Ensuite, les situations individuelles ont été suivies au cas par cas, l’équipe habituelle étant elle-même pour partie touchée par l’épidémie et remplacée, ce qui a pu préjudicier à la régularité des contacts. Je précise que les équipes soignantes n’informent que le référent familial ou la personne de confiance, et non l’ensemble des membres de la famille. »
    À ce jour, une plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui a été déposée auprès du procureur de la République de Grasse, qui a ouvert une enquête préliminaire. D’autres pourraient suivre.

    #Ehpad