« Dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir »

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  • Jürgen Habermas : « Dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir »
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    Mais quels sont les défis éthiques auxquels nous confronte cette crise sanitaire ?

    Je vois avant tout deux situations susceptibles de porter atteinte à l’intangibilité de la dignité humaine, cette intangibilité que la loi fondamentale allemande garantit dans son article premier et qu’elle explique ainsi dans son article 2 : « Chacun a droit à la vie et à l’intégrité physique. » La première situation a trait à ce que l’on appelle le « tri » ; la seconde au choix du moment approprié pour lever le confinement.

    Le danger que représente la saturation des unités de soins intensifs de nos hôpitaux – un péril que craignent nos pays et qui est déjà devenu réalité en Italie – évoque des scénarios de médecine de catastrophe, qui ne se produisent que lors de guerres. Lorsque des patients y sont admis en trop grand nombre pour pouvoir être traités comme il conviendrait, le médecin se voit inéluctablement contraint de prendre une décision tragique car dans tous les cas immorale. C’est ainsi que naît la tentation d’enfreindre le principe d’une stricte égalité de traitement sans considération pour le statut social, l’origine, l’âge, etc., la tentation de favoriser, par exemple, les plus jeunes aux dépens des plus âgés. Et quand bien même des personnes âgées consentiraient d’elles-mêmes à un geste moralement admirable d’oubli de soi, quel médecin pourrait se permettre de « comparer » la « valeur » d’une vie humaine avec la « valeur » d’une autre et s’ériger ainsi en une instance ayant droit de vie et de mort ?

    « Doit-on être prêt à risquer une “saturation” du système de santé, et donc des taux de mortalité plus élevés, pour redonner de l’essor à l’économie et atténuer ainsi le désastre social d’une crise économique ?

    Le langage de la « valeur », emprunté à la sphère de l’économie, incite à une quantification qui est menée en adoptant la perspective de l’observateur. Mais l’autonomie d’une personne ne peut être traitée ainsi : elle ne peut être prise en considération qu’en adoptant une autre perspective, en se positionnant vis-à-vis de cette personne. En revanche, la déontologie médicale se montre conforme à la Constitution et satisfait au principe voulant qu’il n’y a pas à « choisir » une vie humaine contre une autre. Elle dicte en effet au médecin, dans des situations qui n’autorisent que des décisions tragiques, de s’orienter exclusivement sur la base d’indices médicaux laissant penser que le traitement clinique en question a de grandes chances de succès.

    Aujourd’hui, une gauche française à la sensibilité fondamentalement universaliste s’abîme également dans sa haine de l’Union européenne. Contrairement à quelqu’un comme Thomas Piketty, par exemple, elle a à l’évidence cessé de penser de façon conséquente son anticapitalisme – comme si le capitalisme global pouvait encore être combattu ou même apprivoisé à partir de cette très frêle et instable embarcation qu’est l’Etat national !
    Quel récit peut-on forger pour donner un nouveau souffle à une Union Européenne mal-aimée et désunie ?

    Les arguments et les termes choisis ne sont pas d’un grand secours contre le ressentiment. Seul un noyau dur européen capable d’agir et d’apporter des solutions concrètes aux problèmes actuels pourrait ici se révéler précieux. Ce n’est que sur cette scène qu’il vaut la peine de combattre pour l’abolition du néolibéralisme.

    #Coronavirus #Europe