• « La peur s’est déplacée. Ce n’est plus celle du virus mais celle du confinement sans limite de temps », Journal de crise des blouses blanches
    https://www.lemonde.fr/journal-blouses-blanches/article/2020/11/21/journal-de-crise-des-blouses-blanches-la-peur-s-est-deplacee-ce-n-est-plus-c

    « On ne devrait pas admettre des patients en réanimation uniquement “parce qu’il y a des places” » . Nicolas Van Grunderbeeck, 44 ans, réanimateur au centre hospitalier d’Arras (Pas-de-Calais)

    « Le problème de la “dernière place” résume tous les problèmes éthiques de #réanimation. La crise a fait prendre conscience à tous de cette réalité, éloignée en temps normaux par une pratique de la médecine où l’on fait parfois “parce qu’on peut le faire”.

    Les capacités d’hospitalisation en soins critiques ont été augmentées partout grâce aux renforts, notamment celui des anesthésistes-réanimateurs et du personnel paramédical des blocs opératoires : merci à eux. Mais malgré cette extension, il ne reste, ce soir, qu’une place de réanimation pour la garde.

    On ne devrait pas admettre des patients en réanimation “parce qu’il y a des places”. Le temps change vite, comme en mer ou en montagne : on passe de cinq places à rien, et c’est à ce moment-là qu’arrive le ou la patiente qui en a absolument et immédiatement besoin. De même, comme pour tous les traitements, la réanimation inutile, pour un patient pas assez ou trop grave, comporte aussi ses effets indésirables : douleurs, anxiété, ou faux espoirs pour le patient, sa famille… Et les ressources utilisées pour les uns ne seront plus disponibles pour les autres.

    S’il y a toujours eu, en temps “normal”, des décisions d’admission ou de non-admission, la situation épidémique – et la limite des ressources disponibles – ont augmenté l’enjeu et le nombre de sollicitations. Contrairement à ce qui est parfois perçu, ce n’est pas évident de refuser des patients, encore moins quand c’est souvent. Les réanimateurs sont devenus les référents des limitations thérapeutiques, et on peut passer plus de temps, en garde, à exercer la “non-réanimation” que la réanimation elle-même.

    Depuis le printemps, nous avons appris à connaître un peu mieux la maladie, et aussi appris pour qui on peut espérer une vie après un syndrome de détresse respiratoire aigu lié au Covid. On en revient à l’essentiel : admettre des patients pour essayer de leur rendre une “vie vivable après” la réanimation. Pas pour faire plaisir à un collègue, à la famille, pas parce qu’une maladie incurable “a encore une possibilité de traitement”, pas pour “passer un cap” infranchissable, pas parce que certains estiment que c’est mieux de mourir en réanimation ou juste après, pas en raison d’une maladie d’organe ou de son traitement qui deviendraient plus importants que le patient lui-même.

    Ce “retour aux basiques” est probablement une des raisons de la motivation maintenue des équipes de soins critiques, sursollicitées, et qui répondent encore présent. C’est souvent, à l’inverse, les traitements inappropriés et les souffrances infligées qui nous font arrêter la réanimation.
    Voilà ce qu’il y a derrière les décisions de refus d’admission des réanimateurs. »

    « Je suis très préoccupée par le vécu des survivants et de leurs proches » . Aurélie Frenay, 36 ans, psychologue en réanimation au centre hospitalier Saint-Joseph Saint-Luc à Lyon (Rhône)

    « Depuis quelques années, les services de réanimation s’adaptent pour s’ouvrir vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux visites et aux entretiens avec les familles. Là, tout d’un coup, nous sommes revenus en arrière, et tout se ferme. Tout est à réinventer, et l’absence des visites a des effets importants sur l’état psychologique des patients et de leurs proches. Il faut créer des liens différents, être un médiateur, appeler les familles, parfois tenir le téléphone à l’oreille du patient, faire des vidéos avec des tablettes… On ne peut plus porter les gens par le regard, les mots, une main sur l’épaule. Jamais je n’aurais cru maintenir des liens avec des familles par SMS.

    On bricole, on fait ce qui marche. Mais il y a beaucoup de travail et cela m’arrive de retourner à l’hôpital le week-end, d’appeler les familles le soir. On ne peut pas aider tout le monde, c’est très frustrant. Il est difficile de renoncer.

    Je suis très préoccupée par le vécu des survivants et de leurs proches. Il y a des gens qui sont restés en réanimation pendant des mois et sont sortis juste avant la deuxième vague. Ils sont extrêmement marqués, avec des séquelles physiques et psychiques : troubles du sommeil, de l’alimentation, cauchemars… Ils vivent ce qu’on pourrait définir comme un état de stress post-traumatique avec une incapacité à reprendre une vie active, une place dans leur famille. Des bruits les font sursauter, tellement ils ont été marqués par les alarmes des machines pendant des jours. On commençait à revoir ces patients de la première vague mais on n’a plus le temps de le faire. »

    « Nos patients n’ont pas les moyens de se confiner correctement et nous n’avons aucune alternative à leur proposer » . Slim Hadiji, 46 ans, médecin généraliste dans le 13e arrondissement de Marseille

    « Cette semaine, j’ai rempli 49 fiches individuelles de détection Covid, j’ai dû hospitaliser deux patients en réanimation, et j’en ai un troisième qui vient de sortir des soins intensifs et bénéficie d’oxygène à domicile. Pour moi, l’épidémie ne ralentit pas.

    Je commence à être en rupture de tests antigéniques. Je n’arrive pas à obtenir mon quota de quinze tests par jour. J’essaie de me débrouiller avec mes collègues, mais beaucoup de mes confrères aux alentours n’ont pas leur dotation non plus. Est-ce un problème d’approvisionnement des pharmacies, d’anticipation de commandes ? Ou est-ce que cela signifie qu’on sera servis au compte-gouttes ? C’est un problème, car ces tests m’ont déjà permis de détecter une bonne vingtaine de cas positifs.

    Les contaminations que j’observe dans mon cabinet sont exclusivement d’origine intrafamiliale. Il suffit d’un cas positif, souvent une personne qui ramène le Covid de son lieu de travail, pour que toute la famille soit touchée. Notre difficulté est toujours la même : dans les quartiers populaires, nos patients n’ont pas les moyens de se confiner correctement chez eux et nous n’avons aucune alternative à leur proposer.

    La semaine dernière, je demandais une feuille de route pour les généralistes. Le 13 novembre, j’ai reçu un pavé de 22 pages du ministère de la santé qui définit une vision globale. Malheureusement, il n’y a toujours pas de fiche simple pour ma pratique quotidienne. Et je suis encore obligé de m’en remettre à mes contacts hospitaliers pour les patients diabétiques, hypertendus… Nous, généralistes, avons plein de questions. Qu’est-ce que je dois arrêter, qu’est-ce que je dois prescrire, qu’est-ce que je dois surveiller ? J’ai besoin d’aide. Il faut que les gens aient autant de chances d’être bien soignés qu’ils soient hospitalisés à Paris, Lille ou pris en charge dans les quartiers populaires de Marseille.

    Quand je prescris des bilans biologiques, je vois des dégradations importantes, des atteintes hépatiques, des facteurs de coagulation très perturbés. Si un patient venait me voir, hors Covid, avec un tel bilan, je prendrais peur. Ce virus fait des choses qu’une autre maladie n’a pas l’habitude de faire. Le risque thromboembolique y est très important. C’est inimaginable de ne pas proposer systématiquement un #bilan_biologique aux patients Covid au-delà de la quarantaine. On éviterait pas mal de passages en réanimation. »

    « Moralement, c’est lourd. On s’identifie aux patients : 50-60 ans, c’est l’âge de mes parents » . Lucas Reynaud, 30 ans, interne en réanimation à l’hôpital de Montélimar (Drôme)

    « En début de semaine, je pensais qu’on avait passé le pic dans le service, que le plateau était atteint. Mais, dans la nuit de mercredi à jeudi, trois nouveaux malades du Covid sont arrivés, et le projet de la baisse de charge est pour le moment repoussé.

    J’ai eu trois décès en cinq jours, dont un monsieur qui était arrivé en même temps qu’un autre, avec les mêmes antécédents. L’un est toujours dans le coma, le second n’a pas survécu. Il avait 76 ans. Deux semaines auparavant, il était sans machine, les jambes croisées dans son lit… Une dame de 56 ans a dû être transférée à Lyon car elle avait besoin d’un appareil plus sophistiqué pour soulager son cœur et oxygéner son sang. J’ai aussi fait une entrée gravissime, une femme renversée par une voiture.

    « Le soir, entre jeunes médecins, on se raconte nos cas, nos difficultés, nos interrogations. Cela nous sert de psychothérapie de groupe »
    En expérience humaine, pathologies rencontrées et gestes pratiqués, ce que je vis est un condensé de mes dix années de médecine. Une plongée rapide dans le grand bain. Au début du mois, j’ai même doublé une garde senior. Moralement, c’est lourd. On s’identifie aux patients : 50-60 ans, c’est l’âge de mes parents. Normalement, il ne faut pas le faire en médecine. De l’empathie, il faut en avoir, mais s’identifier, non. L’expérience va m’endurcir, même si je suis encore jeune.

    Notre chance, à Montélimar, en tant que jeunes médecins, c’est d’être logés à l’internat. Nous sommes une trentaine. Le soir, on se retrouve pour débriefer. On se raconte nos cas, nos difficultés, nos interrogations. Cela nous sert de psychothérapie de groupe. La dernière fois, j’ai fait remarquer qu’on ne parlait que boulot. Mais on en a besoin, je crois. »

    « On est agréablement surpris, le pic est monté moins haut que ce qu’on craignait ». Thomas Gille, 39 ans, pneumologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis)

    « Contrairement à certains autres établissements de l’AP-HP [Assistance Publique-Hôpitaux de Paris], à Avicenne, on connaît plutôt un plateau qu’une décrue, ces jours-ci. Déjà, lors de la première vague, on avait été les premiers saturés et les derniers désaturés d’Ile-de-France, notamment parce que la Seine-Saint-Denis est un désert médical, en raison de la grande précarité de la population, de ses facteurs de risques, etc.

    L’activité reste importante mais elle a arrêté d’augmenter, c’est très net. Comparé à mars-avril, il y a environ deux fois moins de lits occupés par des patients infectés par le virus. Sauf accident, ça va décroître dans les jours qui viennent. On va accompagner cette décrue en reprogrammant des blocs qui n’étaient pas urgents et avaient été décalés. Par exemple, des chirurgies ambulatoires de la cataracte, ou des coloscopies.

    On est agréablement surpris, le pic est monté moins haut que ce qui avait été craint. Probablement qu’il y a eu un effet “vacances scolaires”, qui réduit la circulation du virus de manière évidente. Mais nous restons prudents face à un risque de rebond du fait de la rentrée, dans la mesure où tout est décalé.

    Comme pneumologue, il y a des questions en suspens : quelles sont les #séquelles ? Dans quelles proportions ? S’il y a de l’inflammation ou de la fibrose pulmonaire qui persiste, avec quoi peut-on la traiter ? La semaine dernière, j’ai revu un patient septuagénaire très gêné, qui reçoit de l’oxygène lorsqu’il marche, ce qui n’était pas du tout le cas avant sa contamination. On a essayé un premier traitement, qui a été partiellement efficace. Sans doute avait-il une maladie pulmonaire sous-jacente qui n’avait pas été identifiée ni ressentie, mais a probablement été accélérée par l’infection. »

    #covid-19 #hôpital

  • « Après la réanimation, il faut réentraîner le cœur et les poumons à l’effort »- Journal de crise des blouses blanches, Episode 18 
    https://www.lemonde.fr/journal-blouses-blanches/article/2020/04/10/journal-de-crise-des-blouses-blanches-apres-la-reanimation-il-faut-reentrain

    « Le Monde » donne la parole, chaque jour, à des personnels soignants en première ligne contre le coronavirus. Ils racontent « leur » crise sanitaire.

    Ils travaillent à l’hôpital ou en médecine de ville, ils sont généralistes, infirmiers, urgentistes ou sages-femmes : une quinzaine de soignants, en première ligne contre la pandémie de Covid-19, ont accepté de nous raconter leur quotidien professionnel. Chaque jour, dans ce « journal de crise », Le Monde publie une sélection de témoignages de ces « blouses blanches ».

    Thomas Gille, pneumologue à l’hôpital Avicenne, Bobigny (Seine-Saint-Denis).

    « Globalement, le “plateau” observé ces derniers jours se confirme. Hier, durant ma garde, il y avait deux places disponibles sur les trente-deux en réanimation, et elles n’ont pas été pourvues de la nuit. Cela faisait plusieurs semaines que ce n’était pas arrivé. J’ai pu dormir deux heures. La dernière fois, c’était vingt minutes.

    La nuit dernière, en pneumologie, j’ai eu deux entrants : une octogénaire avec des comorbidités, chez qui il a été jugé déraisonnable de proposer une intubation ; et une autre patiente de 40 ans sans antécédents. On le constate de manière évidente depuis le début de la crise, nous avons en majorité des patients en surpoids ou obèses, voire très obèses, et on a aussi beaucoup de patients avec une hypertension ou un diabète.

    D’autre part, dans le 93, on a habituellement des patients de toutes origines, mais avec cette crise, on a l’impression que les patients noirs sont encore plus représentés. J’ai lu que c’était le cas aussi aux Etats-Unis. On ne sait pas si c’est un facteur génétique ou bien si c’est très corrélé au niveau social.

    Depuis le début de la semaine, on discute de la manière dont on va pouvoir reprogrammer, dans les jours à venir, des chirurgies repoussées et des plages de consultation ou d’hospitalisation pour des patients non infectés. Il faudra trouver le bon équilibre, surtout qu’on ne sait pas comment va s’effectuer la redescente. On ne peut pas fermer toutes les unités Covid. Le risque, c’est qu’on assiste à une sorte de stop and go. On est partis pour plusieurs mois de fonctionnement inhabituel, il va falloir rester souples et adaptables.

    Autre problématique : il ne faut pas que les patients non-Covid puissent être infectés, donc il faut réfléchir à des circuits différents. Il faudra aussi redoubler de vigilance pour les soignants, certains pouvant être porteurs asymptomatiques. La sérologie pourra nous aider afin de ne faire travailler que des soignants immunisés. Mais il y a encore beaucoup d’interrogations, de zones d’ombre : quelle est la protection conférée par l’immunité ? Et si elle protège, pendant combien de temps ? »

    Michel Carles, 59 ans, chef du service de réanimation du CHU de la Guadeloupe

    « Nous voyons arriver des patients à un rythme régulier. Parmi eux, certains n’avaient pas voulu être suivis à l’hôpital ou avaient été renvoyés à leur domicile, mais leur état s’est réaggravé dans un second temps. Le nombre de cas à venir reste donc une grande inconnue, parce qu’un grand nombre de malades, restés chez eux, sont susceptibles de revenir.

    On nous avait conseillé d’arrêter les visites dans le service de réanimation pour limiter le risque de contamination, mais face à la détresse des familles, nous avons décidé d’autoriser une personne par patient pendant une heure, un jour sur deux, en prenant toutes les précautions nécessaires. Cela ne nous paraissait pas acceptable de ne leur donner aucun accès.

    « J’ai été marqué par un patient en réa dont la mère, qui avait elle aussi attrapé le Covid, est morte pendant qu’il était inconscient »
    Quand il y a un décès, on autorise, de façon exceptionnelle, deux ou trois personnes à venir se recueillir auprès de leur proche. Le coronavirus étant bien compris comme un danger mondial, invisible et mortifère, il y a comme une fatalité.

    Certaines situations sont particulièrement douloureuses. J’ai été marqué par un patient que nous avons eu en réa et dont la mère, qui avait elle aussi attrapé le Covid, est morte pendant qu’il était inconscient. Quand il s’est réveillé, personne n’a eu le cœur de lui annoncer la nouvelle pendant plusieurs jours. Sa femme ne s’en sentait pas le courage non plus, alors elle nous a demandé de le faire – ce que j’ai fait. C’est difficile de devoir annoncer à ces personnes passées si près de la mort que d’autres n’ont pas eu leur chance. »

    Laurent Carlini, 33 ans, médecin généraliste et urgentiste à Ajaccio (Corse-du-Sud)

    « Cette semaine, les tout premiers patients sont sortis de réanimation. Ça fait du bien ! Ils sont trois, en bonne santé. C’est une victoire, on a la satisfaction d’avoir accompli une partie de notre mission, même si on reste très prudent. On ne sait pas encore si on a passé le pic épidémique, mais cela donne de l’espoir pour la suite.

    Ces patients sortis de réa étaient les premiers à y être entrés. Ils ne sont pas rentrés chez eux dès leur sortie : certains sont allés dans d’autres services de l’hôpital pour être stabilisés, d’autres dans un centre de rééducation et de réadaptation. Cette étape est cruciale, car un alitement prolongé entraîne une fonte musculaire, donc il faut réentraîner leur cœur et leurs poumons à l’effort, se réadapter à la marche, et faire de la rééducation cardio-pulmonaire. La durée de ces soins de suite dépendra de l’âge et des antécédents de chacun.
    L’autre bonne nouvelle, c’est qu’on a réussi à nouer très vite un partenariat entre l’hôpital et les médecins libéraux de la maison de santé attenante, dont je suis responsable. Ils pourront travailler à l’hôpital pendant un mois, car deux praticiens hospitaliers ont dû être arrêtés après avoir contracté le Covid-19. D’habitude, ce genre d’accord entre l’hôpital et les médecins libéraux prend un temps fou. Là, on a pu trouver une solution très vite pour s’adapter aux besoins. C’est quasiment du jamais-vu. »

    Ophélie Mauger, 25 ans, infirmière au CHU de Nantes (Loire-Atlantique)

    « Ces deux derniers jours, j’étais aux urgences. L’affluence y est beaucoup moins forte, c’est très frappant. On est à 50 % d’activité classique. On reçoit surtout des personnes âgées de plus de 75 ans – souvent des hommes – et parfois quelques jeunes femmes ou jeunes hommes.

    Malgré le fait que le virus est dans le pays depuis plus d’un mois, les patients sont toujours aussi anxieux à l’idée de le contracter. Dès qu’on leur dit qu’il y a une suspicion de Covid, ils s’inquiètent beaucoup sur la suite de leur prise en charge. Tout devient anxiogène, ils ont peur que ce soit grave et qu’ils aient pu contaminer leurs proches.

    Une chose m’a surprise depuis le début de la crise : alors que durant nos études on nous apprend à bien vérifier que chaque dispositif, chaque médicament, a une date de péremption conforme, là, aux urgences, on a des masques périmés depuis 2014. Je n’aurais jamais imaginé assister à de telles pénuries de matériel dans les hôpitaux français. Ni vivre une pandémie comme celle-ci, due à un virus. Je m’attendais davantage à une crise liée aux antibiotiques car on a de plus en plus de patients qui ont des bactéries résistantes. Il y a peu de recherche sur les antibiotiques. On risque, à un moment donné, de ne plus pouvoir soigner les infections car plus rien ne sera suffisamment efficace.

    Cette crise me permet aussi d’en apprendre plus sur le système respiratoire, sur la façon de surveiller plus étroitement nos patients. Notre médecine va devoir évoluer : nous allons être confrontés à de nombreux problèmes pour tous les patients chroniques qui ont été mal suivis pendant le confinement. On va peut-être développer nos compétences en télémédecine.

    Cette épreuve peut changer beaucoup de choses sur la façon dont on accueille les patients, sur les règles d’hygiène… On remet en question nos pratiques. Du positif sortira de cette crise. Elle nous aidera à évoluer dans notre manière de travailler. »

    Yann Bubien, 47 ans, directeur général du CHU de Bordeaux (Gironde)

    « Parmi les dix-sept patients venus du Grand-Est au CHU de Bordeaux, de moins en moins se trouvent en réanimation. Tous les jours, il y en a qui quittent la réa pour une hospitalisation dans un lit sans respirateur. Un premier patient venu du Grand-Est a pu rentrer en ambulance chez lui, en Alsace, après trois semaines de réanimation à Bordeaux. Il est guéri.
    Le retour vers le Grand-Est des patients hospitalisés chez nous, c’est un symbole fort. Ce patient venait de l’hôpital de Mulhouse, l’endroit où on a connu les pires tensions ces dernières semaines. Il était arrivé dans le coma, par avion militaire. Savoir qu’il est aujourd’hui chez lui, c’est extrêmement gratifiant. C’est très satisfaisant pour les soignants de voir que leurs efforts sont récompensés par la guérison des patients. On a des décès aussi, évidemment. Mais tous les jours, des patients guérissent. »

    Retrouvez tous les précédents épisodes du « Journal de crise des blouses blanches »
    https://www.lemonde.fr/journal-blouses-blanches

    Une série de Le Monde qui vaut réellement la peine au vu de la richesse effectivement experte (expérimentée) qu’elle propose, depuis le ras du terrain, par delà tel ou tel biais auto-satisfait (dans cet article l’exception ajaccienne de la coopération avec les structures privées, au titre des "bonnes pratiques" peu mises en oeuvre) ou occultations (la pénurie, évoquée, mais toujours au détour d’un accent mis sur le défi sanitaire relevé ; aucune mention des salaires horaires de diverses catégories impliquées ou de la réquisition quais gratuite des élèves sous la forme des stages obligatoires pour valider les formations, etc.). On y constate une formidable plasticité de l’hôpital (malgré tout) et on trouve des infos inédites (par exemple, dans cet épisode des éléments sur les sorties de #réanimation, les difficultés d’une #immunité dont on ne sait pas grand chose, dans d’autres, le 93). Un antidote à l’héroïsation du fait même de souligner l’existence d’une communauté soignante, informée (ça lit les papiers scientifiques et médicaux mais aussi les articles de presse, par exemple sur les Afro-américains pour en partage des synthèses avec les collègues).

    #Covid_19 #hôpital #soignants

    • Journal de crise des blouses blanches : « Comment va-t-on vivre après le 11 mai ? Quel sera notre été ? »
      https://www.lemonde.fr/journal-blouses-blanches/article/2020/04/23/journal-de-crise-des-blouses-blanches-comment-va-t-on-vivre-apres-le-11-mai-

      Il y a toujours des choses à glaner dans cette série en libre accès. Parfois les experts de terrain sont très cash, d’autres fois plus circonspects. Ainsi on ne sait toujours pas grand chose de ce qui dénote des limites des thérapeutiques mises en couvre à l’hôpital, et par exemple des 30% de patients mis en "ventilation intensive" qui survivent.

      Réa

      Chaque service a pris en charge ses patients en faisant de son mieux, mais il n’y a pas eu de consensus fort sur ce qu’il faut faire. Quand intuber les patients ? Comment gérer leur confusion au réveil ? Quel mode de sevrage ventilatoire adopter ? Quelle est la place des traitements d’oxygénation non invasifs ? Les réponses ont été assez empiriques jusque-là. Nous avons procédé par analogie avec les syndromes de détresse respiratoire aiguë que nous connaissons, mais nous voyons bien que la situation induite par le Covid est très différente. Certaines interventions sont peut-être délétères, mais seules des études rigoureuses permettront de le dire.

      « Je n’ai jamais pensé au risque d’infection pour moi-même » [dit un réanimateur jeune et en bonne santé, ndc]
      Les patients à qui on a le plus rendu service sont ceux qui n’ont pas eu besoin d’intubation, mais “seulement” d’oxygénation à haut débit. Ils ont eu la chance d’avoir une forme moins sévère de la maladie.

      Infirmière en ville

      Je me transforme de plus en plus en femme-orchestre. Ce matin, je retrouve une de mes patientes avec une rage de dents carabinée. Je préviens son fils : après avoir galéré comme un malade, il réussit à trouver un dentiste qui fait une consultation téléphonique, avec photo du visage et description de la douleur. Mais la prescription d’antibiotiques et de bains de bouche, c’est moi qui suis allée la chercher à la pharmacie. Une autre de mes patientes, qui voit très mal, doit envoyer en urgence des formulaires pour un changement de logement social. D’habitude, elle se fait aider par son assistante sociale, mais celle-ci est aux abonnés absents. Je me suis donc retrouvée à essayer tant bien que mal de gérer ses papiers.

      Se faire carotter, ou pas ?

      « Nos discussions tournent beaucoup autour de la fameuse prime de 1 500 euros pour les soignants, annoncée par le gouvernement. On est unis pour dire que c’est davantage une carotte, ou quelque chose pour nous faire taire, qu’une revalorisation. Cela revient à mettre de côté nos problématiques. [infirmière urgentiste, 26 ans, ]

    • Journal de crise des blouses blanches : « Dans les équipes, la prime individuelle ne plaît pas »
      https://www.lemonde.fr/journal-blouses-blanches/article/2020/04/25/journal-de-crise-des-blouses-blanches-dans-les-equipes-la-prime-individuelle

      Pneumologue à l’hôpital Avicenne, Bobigny (Seine-Saint-Denis)

      Nous sommes en train de réintégrer nos locaux habituels, avec l’idée qu’on fera peut-être à nouveau le chemin inverse dans quelques semaines. Ce n’est pas angoissant, mais il faut qu’on soit prêts. Lorsque chacun a dû arrêter son activité habituelle, c’était assez simple d’aller tous dans une même direction. La “redescente”, c’est un peu plus compliqué. Tout le monde a des patients qui avaient été mis en attente et qu’il faut revoir. Nous devons faire des arbitrages et prioriser, c’est parfois difficile d’arriver à des consensus.
      « Nous allons reconvoquer les patients qui ont fait une infection au coronavirus sévère afin de les contrôler. Une des séquelles redoutées, c’est la fibrose pulmonaire »
      Des rendez-vous sont reprogrammés pour nos patients avec des pathologies pulmonaires rares. On voit aussi revenir des asthmes, des tuberculoses et des bilans diagnostics de cancer. Nous allons aussi nous organiser pour reconvoquer les patients qui ont fait une infection au coronavirus sévère afin de les contrôler : est-ce qu’il reste des symptômes ? Est-ce que le scanner s’est normalisé ou bien y a-t-il des séquelles ?
      Une des séquelles redoutées, c’est la fibrose pulmonaire, une sorte de cicatrice sur le poumon. Soit elle n’est plus évolutive, soit il y a des phénomènes inflammatoires qui continuent à détériorer le poumon. Avec le Covid-19, on n’en sait rien. Etre face à une nouvelle maladie à comprendre, ça arrive assez rarement, tout le monde a des idées. Nous allons proposer à une partie des centaines de patients guéris de rentrer dans des protocoles de surveillance. Puis nous mettrons en commun nos résultats avec ceux d’autres hôpitaux. Cela permettra de soigner les gens de mieux en mieux.
      Outre la peur d’une deuxième vague, on craint qu’entre l’activité habituelle importante qu’il va falloir absorber et les patients guéris à revoir ce soit compliqué. Le fait de ne pas pouvoir se projeter médicalement et personnellement génère des interrogations.

      Mathilde Padilla, 21 ans, étudiante infirmière dans un centre de soins et de réadaptation pour personnes âgées à Rouen

      « Cela fait maintenant plus d’un mois et demi que les résidents sont confinés dans leur chambre sans avoir le droit de recevoir de visites de leurs proches. C’est évidemment très pesant, particulièrement pour ceux dont les familles étaient habituellement très présentes et dont les passages rythmaient le séjour.

      Depuis une semaine, nous réfléchissons à la manière de remettre du lien dans ces familles pour lesquelles la pandémie a accentué la séparation. Grâce au don de quatre tablettes tactiles, chaque étage de l’Ehpad dispose d’un appareil. Les familles ont été averties et ont été enthousiastes. Nous avons créé un agenda pour que chaque résident qui le souhaite organise un rendez-vous Skype avec ses proches. C’est une fenêtre vers l’extérieur.

      Mais cela ne peut pas suffire. Il faut casser ce sentiment de solitude très pesant et qui suscite de nombreuses questions : “Ils vont revenir quand ? Est-ce que ça se calme dehors ?” Nous envisageons de rouvrir les visites en respectant une distance physique. L’idée est que les rencontres se fassent entre un résident et un proche, chacun étant posté à chaque extrémité d’une table de deux mètres. Après tant d’attente, on ouvre un petit bonheur, celui de se revoir mais avec l’impossibilité de se toucher. Bien sûr, les sentiments passent surtout par le contact, mais je crois qu’ils passent aussi par le regard. »

      Michel Carles, chef du service de réanimation du CHU de la Guadeloupe

      « En réanimation, hélas, nous avons eu trois décès ces derniers jours, et nous en aurons sans doute encore trois ou quatre dans les jours à venir. Tout a été mis en œuvre pour tenter de les sauver, mais leur état de santé s’est malgré tout dégradé. Jusqu’ici, 45 % de nos patients placés en réanimation et sous ventilation artificielle sont morts. Cela atteindra sans doute 50 % à 60 % dans les semaines à venir.

      Pour autant, la tendance d’une diminution des cas de patients atteints du Covid-19 se confirme très nettement. Sur les deux unités Covid que nous avions ouvertes (de vingt lits chacune), l’une a été fermée, et l’autre ne compte que très peu de malades. La pression retombe. Le personnel soignant est épuisé.

      Au début, le coronavirus était un fantasme terrifiant pour les soignants, ils avaient très peur d’être contaminés. Maintenant, ils ont le sentiment d’avoir tenu la barre et de maîtriser le parcours de soins : ils ont constaté que les gestes barrières étaient efficaces et ne craignent plus de l’attraper. En réanimation, trois médecins ont été contaminés, mais aucune infirmière.
      En revanche, les soignants qui ont été confrontés de loin au Covid-19 sont très réticents à soigner les patients pourtant testés négatifs ou qui ne sont plus contagieux. La suspicion s’installe, car tout le monde a entendu parler des faux négatifs et des porteurs asymptomatiques.

      Ce qui est également très prégnant, sur l’île, c’est la crainte d’une deuxième vague liée à la reprise des trajets en avion et en bateau lors du déconfinement. Les précautions seront-elles suffisantes ? Cela génère un très gros stress. »

      Pierre Loisel, 59 ans, aide-soignant, groupe hospitalier Bretagne-Sud, Lorient (Morbihan)

      « Sur Lorient, cela reste plutôt calme. Une future deuxième vague ? En fait, on n’en sait rien. Certains services de médecine polyvalente qui avaient été réorientés Covid-19 vont retrouver dans les prochains jours leur destination première.

      Des modules de bloc opératoire qui avaient été transformés en réanimation pour les malades Covid-19 vont rouvrir pour des opérations en orthopédie ou viscérale. Mais se pose le problème de la désinfection de ces salles. On sait que le virus reste longtemps dans les systèmes de ventilation et les climatiseurs. Il y a aussi un souci pour les personnels qui seront chargés de cette désinfection.

      Des nouveaux circuits de consultation vont être mis en place. Il faudra des masques pour les consultants, pour les visiteurs s’il y en a, mais d’ici au 11 mai, cela devrait être prêt. En attendant, je constate un certain relâchement dans le confinement. Les gens se déplacent de plus en plus, pour tout ou rien. Les masques ne sont pas bien portés, les distances mal respectées. Quant à la réouverture des écoles, beaucoup de parents, autour de moi, disent : “On a gardé nos enfants pendant deux mois, on préfère encore les garder le dernier mois.”

      Dans les équipes soignantes, la prime individuelle ne plaît pas. 1 000, 1 500 euros après tout ça, cela n’a pas de sens ! Son attribution dépendra de quoi ? Du département ? De la vitesse du vent, de l’âge du capitaine ? S’il n’y a pas une vraie revalorisation des #salaires, de 300 à 400 euros, on se retrouvera à la rentrée. »