Coronavirus : une « guerre des masques » sur les tarmacs entre l’Etat et les collectivités locales
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Des masques arrivant de Chine sont déchargés à l’aéroport de Toulouse-Blagnac, le 5 avril. REMY GABALDA / AFP
Le gouvernement, qui réquisitionne des masques de protection achetés par les collectivités, a reconnu « une méthode inopportune » face à la colère des présidents de région.
« Tout le monde commande des masques, mais plus personne ne veut le dire par peur de les voir réquisitionnés par l’Etat. » Président (Les Républicains, LR) de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et de l’association Régions de France, Renaud Muselier résume à sa façon la situation ubuesque qui entoure l’arrivée des masques de protection sanitaire achetés par les collectivités locales, et éléments essentiels dans la lutte contre le Covid-19.
La « guerre des masques », comme l’a nommée le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, a démarré le 2 avril sur le tarmac de l’aéroport Bâle-Mulhouse (Haut-Rhin). Puis elle s’est enflammée trois jours plus tard au même endroit, lorsque les soldats des 516e et 511e régiments du train sont venus saisir manu militari quatre millions de masques de protection sanitaire, dont ceux commandés par la région Bourgogne-Franche-Comté et le département des Bouches-du-Rhône.
Le conflit était, jeudi 9 avril, au menu de la vidéoconférence réunissant, notamment, les présidents des trois grandes associations d’élus locaux – mairies, départements et régions –, le ministre de la santé, Olivier Véran, sa collègue de la cohésion entre les territoires, Jacqueline Gourault, et M. Castaner. Une téléréunion au cours de laquelle le gouvernement a reconnu « une méthode inopportune » et a promis aux collectivités de ne plus se servir sans prévenir dans leurs commandes.
« Pas question de guerre des masques »
En première ligne de la contestation, la présidente (PS) de Bourgogne-Franche-Comté, Marie-Guite Dufay, a été appelée par un conseiller de l’Elysée mercredi. « Il m’a dit que tout cela était malvenu et maladroit », raconte l’élue. Au même moment, interpellé lors de la séance des questions d’actualité au Sénat par Jérôme Durain (PS, Saône-et-Loire), Christophe Castaner a pris ses distances. « Il n’est pas question de guerre des masques entre les collectivités et l’Etat », lui a-t-il assuré.
Jeudi, auditionné à l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur s’est montré encore plus explicite : « La méthode a été mauvaise, j’ai rappelé tout cela (…) aux préfets en disant expressément que c’était une méthode que je trouvais inopportune, parce que ce n’était pas conforme à l’esprit dans lequel nous devons travailler avec les collectivités locales. » Quelques heures plus tard, il tenait le même discours face aux représentants des élus locaux. « Il a promis que cela ne se renouvellerait plus. J’ai tendance à lui faire confiance », assure Renaud Muselier, qui regrette toutefois « qu’aucune doctrine claire sur la gestion de l’arrivée des masques » ne soit sortie de la réunion.
A Besançon, siège de son hôtel de région, Marie-Guite Dufay et ses collaborateurs respirent. En attente d’une prochaine livraison à l’aéroport belge de Liège, ils cherchaient une façon efficace de contourner le Grand-Est, sa préfète de région, Josiane Chevalier, et son agence régionale de santé (ARS), sources administratives de leurs maux. Après avoir imaginé de réorienter le vol vers l’aéroport de Dole-Jura, puis y avoir renoncé car ce dernier n’est pas équipé pour décharger un Airbus A340-400, certains pensaient faire entrer les colis par les Hauts-de-France. Mais après la « consigne » de M. Castaner, cela ne sera pas nécessaire.
Quiproquo tendu
Comme d’autres chefs d’exécutifs régionaux, départementaux ou communaux, Mme Dufay, face à la détresse des personnels des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et des soignants à domicile, a commandé 2 millions de masques chirurgicaux à trois plis et 50 000 de type FFP2 à la Chine, le 25 mars. Ce premier stock doit arriver en début de semaine prochaine à Liège.
En parallèle, afin de diversifier ses sources d’approvisionnement, l’élue se joint à la région Grand-Est pour une seconde commande de 2 millions de masques. Sauf que, malgré des délais plus courts de livraison, rien ne se passe comme prévu. A Shanghaï, les colis, dont certains sont également destinés aux Bouches-du-Rhône, ont été fractionnés pour être livrés en plusieurs rotations successives.
A l’arrivée de l’avion, le 2 avril, la préfète de la région Grand-Est, Josiane Chevalier, choisit donc d’emporter ce qui correspond à la commande de l’Etat pour son ARS. Elle se sert pour cela dans les paquets destinés aux collectivités locales. En outre, elle décide que le solde doit rester dans le Grand-Est.
« Sur les deux millions de masques que j’attendais, mon transporteur n’en a récupéré que 300 000. Et personne ne m’a prévenue », fulmine la présidente (LR) des Bouches-du-Rhône, Martine Vassal. Son homologue de la région Bourgogne-Franche-Comté ne reçoit pas plus d’appels. Mme Dufay ne disposant pas de toutes les informations à cet instant, un quiproquo tendu entre elle et le président (LR) de la région Grand-Est, Jean Rottner, s’ensuit, vite soldé. Ce dernier, servi, propose à sa collègue de rétablir l’équilibre à l’arrivée du second vol, attendu le 5 avril.
La veille, sur « proposition de l’ARS Grand-Est » et de son directeur général, Christophe Lannelongue, limogé mercredi en conseil des ministres pour un autre motif, le préfet du Haut-Rhin, Laurent Touvet, a pris un arrêté de réquisition. M. Castaner, six jours plus tard, paraît l’ignorer puisqu’il nie l’existence d’un tel texte contraignant, déclarant aux députés que le haut fonctionnaire « a usé de son droit de tirage prioritaire ». La réalité du document sera toutefois confirmée, jeudi 9 avril, par L’Est Républicain, qui le publie sur son site, photos à l’appui.
« Scandale d’Etat »
La colère de Mme Dufay est partagée aussitôt par Martine Vassal, qui attendait une seconde livraison de deux millions de masques. L’élue marseillaise parle d’un « scandale d’Etat » et interroge le gouvernement sur les réseaux sociaux : « La vie des habitants de notre territoire vaut-elle moins que celle de nos compatriotes de la région Grand-Est ? »
Près d’une semaine plus tard, la présidente du conseil départemental des Bouches-du-Rhône se dit encore « furax » de la façon dont sa collectivité a été traitée. « Nous n’avons plus aucun masque de protection en stock », dénonce l’élue marseillaise, qui chiffre les besoins de son département à 600 000 pièces par semaine. « Bien sûr que le Grand-Est vit une situation préoccupante et que nous sommes solidaires, mais l’Etat n’a cherché aucune collaboration, poursuit Mme Vassal. La préfète a récupéré 7,2 millions de masques en une semaine. Qu’est-ce qu’elle va en faire ? C’est un excès de zèle ! »
L’élue provençale a exigé que le prochain vol transportant les commandes passées par sa collectivité se pose directement sur l’aéroport de Marseille-Provence. Il est attendu pour ce vendredi 10 avril, avec, à son bord, des colis à destination de la région Bourgogne-Franche-Comté. Marie-Guite Dufay, elle, demande qu’au-delà de son cas l’Etat édicte une doctrine nationale unique pour en finir avec ce qu’elle appelle « une loterie » qui décide du sort des commandes selon qu’elles passent par les mains de tel ou tel fonctionnaire.
La tension sur l’approvisionnement pourrait aussi baisser naturellement avec la mise en place du pont aérien avec la Chine, souhaité par le gouvernement. Mathieu Friedberg, directeur général de Ceva Logistics, filiale du groupe CMA CGM, annonce ainsi l’arrivée de quatre millions de masques de protection en cette fin de semaine à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Puis, dans la nuit du 11 au 12 avril, celle de son premier avion-cargo chargé de seize millions de masques. « Des cargaisons qui sont déjà dans nos hangars à Shangaï, précise le logisticien, dont la moitié est à destination des collectivités locales et l’autre commandée par des acteurs privés. »