• À San Francisco, quand mon quartier fait l’expérience de la pandémie
    Par Howard Becker (12/04/2020)
    SOCIOLOGUE
    https://aoc.media/analyse/2020/04/12/a-san-francisco-quand-mon-quartier-fait-lexperience-de-la-pandemie

    L’épidémie de Covid-19 transforme nos habitudes, nos interactions sociales : nous nous adaptons pour faire face à la crise. Résident de North Beach, à San Francisco, l’immense sociologue Howard Becker observe avec minutie et empathie comment la vie s’est ajustée dans son quartier.

    J’habite à San Francisco, dans un quartier qui s’appelle North Beach ou Russian Hill, les deux s’entremêlant sans frontière nette. Ce quartier date du séisme et de l’incendie de San Francisco de 1906, quand tout, dans ce coin, a été détruit, non pas par le tremblement de terre mais par le feu, qui n’a laissé qu’un tas de cendres.

    Reconstruite, cette petite partie de mon quartier a fourni les principaux logements des immigrants siciliens, venus avec leurs traditions et pratiques de la pêche. Quand j’ai emménagé ici il y a plus de cinquante ans, les « étrangers » comme moi et ma famille, et les autres familles similairement « américaines » de peintres et de sculpteurs qui enseignaient au San Francisco Art Institute situé non loin, n’ont pas été les bienvenus. Les pêcheurs qui apparaissaient, au printemps, assis sur les marches devant leur appartement où ils raccommodaient leurs filets et casiers à crabes, craignaient que nous ne rendions le quartier plus désirable, et – du fait de leur propre cupidité, ils étaient clairs sur ce point – qu’ils ne se retrouvent forcés de vendre leurs immeubles en échange des prix élevés que, nous, « Américains » offririons.

    Cela s’est effectivement passé ainsi, par étapes, au fil des ans. La première réelle invasion du quartier occupé par les Italiens a été celle des Chinois, qui ont traversé la frontière officieuse mais très réelle qui séparait la Little Italy du Chinatown tout proche. Ainsi, les immeubles des rues autour de chez moi ont bientôt appartenu à des Chinois et des familles sino-américaines, qui les habitaient. Les « Américains » et les « Sino-américains » ont rapidement noué des liens de voisinage, bien que rarement intimes. Nous pouvions les connaître suffisamment pour leur demander de réceptionner un colis en notre absence, mais pas au point de les inviter à dîner.

    Les établissements liés à la communauté locale italienne – les restaurants, dont les gérants faisaient encore partie de cette communauté où qu’ils résident dans la ville – ont peu à peu été remplacés. La fabrique de pâtes au coin de la rue a déménagé lorsque les hippies sont arrivés, pour être remplacée par un Co-Existence Bagel Shop. Les coffee shops tenus par des hippies, ainsi que les voyageurs hippies comme moi et ma famille, sont restés là pendant longtemps.

    Et il y avait toujours quelqu’un pour fournir les services que le citadin américain s’attend à trouver : coiffeurs, salons de beauté, supérettes de quartier, bars et cafés.

    [Mon quartier a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux.]

    Peu à peu, tout le monde s’était habitué aux Chinois et hippies installés ici. Mais bientôt la population du quartier a commencé à refléter les nouvelles entreprises qui étaient en train de gagner la ville : les géants de l’informatique et de l’information, qui se sont tout naturellement installés dans les vastes bâtiments du Financial District_ e San Francisco. Avec ces nouvelles entreprises – Sales Force, par exemple, a acheté son propre immeuble de plusieurs étages –, sont arrivés les gens qui y travaillaient. Certains de ceux qui désiraient habiter dans la City avaient des enfants en bas âge. Tout cela a contribué à augmenter la demande pour le stock réduit et limité de logements à North Beach/Russian Hill (et dans le quartier limitrophe de Telegraph Hill), logements qui avaient l’avantage d’être relativement proches à pied des bureaux de ces nouveaux géants de l’économie.

    Ainsi, mon quartier n’est pas un coin perdu, immuablement stable de la ville. C’est une communauté composée d’une population sans cesse changeante située dans un périmètre physique réduit, un quartier doté d’institutions, d’organismes, d’entreprises et de petits commerces qui sans cesse s’efforcent de répondre à des impératifs socio-économiques en perpétuelle évolution. Mais il a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux qui viennent soutenir les habitudes, besoins et désirs des gens qui y habitent.

    Ces accommodements sont visibles dans les petits détails de la vie de tous les jours, dans la manière dont la vie sociale « fonctionne » ou non. Et cela relève du truisme sociologique que de dire que ce n’est que lorsque les accommodements sociaux ne fonctionnent pas comme il se doit, et que tout le monde commence à se plaindre, que l’on prend conscience de la manière dont fonctionnent effectivement les choses quand elles fonctionnent.

    San Francisco est désormais, comme le reste du monde, assiégée par le coronavirus. Les dirigeants ont demandé aux citoyens d’éviter tous les contacts que la vie quotidienne d’ordinaire exige dès lors qu’il s’agit de travailler, manger, faire ses courses, socialiser, accéder aux soins de santé et de s’adonner à tant d’autres petites routines de la vie.

    Cela ne veut pas dire que plus aucune partie de l’énorme machine qui sous-tend notre vie au quotidien ne fonctionne. Il m’est encore possible, tous les matins, de recevoir et lire mon journal, le San Francisco Chronicle, éminemment conscient que quelqu’un s’est levé, alors qu’il faisait encore nuit, pour se mettre au volant d’un camion chargé d’exemplaires du journal (au contenu écrit et imprimé par bien d’autres encore), pour venir jusque dans notre rue afin que quelqu’un, depuis l’arrière du camion, puisse en lancer un paquet dans l’entrée de notre immeuble. La vie continue. J’ai ma presse habituelle qui alimente mes analyses de la vie de tous les jours.

    Cela fonctionne, du moins jusqu’à présent, pour la livraison des journaux. Mais qu’en est-il de la nourriture ? Personne ne lance du lait, des œufs, des fruits et des légumes de l’arrière d’un camion jusqu’à l’entrée de mon immeuble. La ville s’est toujours organisée différemment pour répondre à ce besoin. Mais les nouvelles règles imposées par le virus interfèrent avec cette organisation d’une manière à laquelle nous ne sommes pas préparés.

    [Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover.]

    La plupart des choses continuent d’être comme elles ont toujours été. Nous continuons d’avoir des magasins de proximité où nous pouvons acheter tout ce dont nous avons besoin pour nous nourrir, nous et notre famille. Mais qui sait quand la pandémie interfèrera avec cette offre là ? Et les restaurants, cette lointaine invention visant à nourrir une population toujours plus nombreuse dans des villes comme Paris, où les gens ne vivent plus au sein d’une unité familiale où la confection des repas fait partie de la division coutumière du travail ! Que se passera-t-il, à présent que les citadins doivent abandonner la proximité et l’intimité qui semblaient nécessaires à notre style de vie, afin d’éviter d’être infectés par cet ennemi invisible, et afin que nous puissions obtenir ce que nous voulons, et ce dont nous avons besoin, en évitant les obstacles et dangers que l’épidémie amène ?

    Comme souvent, c’est un problème, un danger qui exige de nous que nous changions notre manière de faire, en l’occurrence la façon dont les citadins se nourrissent. Les sociologues ne peuvent pas ranger les gens dans des groupes – comme le font les psychologues expérimentaux, qui traitent les membres de ces groupes de manière différente, afin de déterminer ce que ces traitements distincts entraînent comme différences de comportement chez leurs « sujets ».

    Changer l’organisation de la vie sociale requiert des inventions sociales : des manières nouvelles de faire d’anciennes choses, ou des choses nouvelles pour remplacer les anciennes manières d’assouvir des besoins. Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover, à créer les nouvelles façons de faire qui s’imposent. La vie sociale fait l’expérience pour nous.

    Cela oblige ceux qui font de la sociologie à être prêts à observer la vie autour d’eux, afin de voir qui fait quoi et par quel nouveau moyen, et d’entendre non seulement les raisons qu’ils donnent aux changements qu’ils mettent en place, mais aussi les réactions de ceux qui les entourent, à ces nouvelles solutions. L’histoire nous fournit une fois de plus l’occasion de regarder comment les gens improvisent des solutions face à une énième version de ces mêmes bonnes vieilles difficultés.

    La nourriture est la réponse générale à la question de savoir comment nous nous alimentons. La plupart des habitants de San Francisco se nourrissent en préparant des repas chez eux, en utilisant des aliments achetés dans des magasins d’alimentation. Certains de ces magasins sont des avant-postes de grandes chaînes (Safeway, par exemple, à San Francisco). D’autres magasins sont spécialisés, répondant par exemple aux exigences de ceux qui auraient besoin d’ingrédients adaptés à une cuisine italienne régionale. D’autres magasins encore (essentiellement dans le quartier japonais) fournissent le meilleur et le plus frais des poissons pour la préparation des sashimi, spécialité japonaise. Quelques traiteurs juifs servent de la soupe aux boulettes de matzoh, des sandwichs au pastrami, etc. D’autres personnes encore font leurs emplettes dans les omniprésents marchés de producteurs. Beaucoup de restaurants servaient des plats raffinés préparés par de vrais chefs. La ville s’enorgueillit de plusieurs restaurants étoilés par le Michelin.

    Or, aujourd’hui, en raison des restrictions imposées pour une période indéfinie par la pandémie, aucun de ces restaurants ne peut accueillir une clientèle, qu’elle soit de passage ou qu’elle réserve une table. Ces manières habituelles d’accueillir les clients constituent aujourd’hui une violation des règles strictes en matière de réunion dans l’espace public imposées par la ville. Par conséquent, les restaurants ne peuvent plus ouvrir leurs portes, ce qui signifie plus d’entrées d’argent, et donc pas d’argent pour payer les fournisseurs de produits bruts, les employés et le propriétaire des murs.

    Ainsi, ceux d’entre nous qui habitent North Beach et trouvaient cela pratique et agréable d’aller manger régulièrement au restaurant Da Flora sur Columbus Avenue, ne peuvent plus le faire. Jen et Darren, propriétaires du restaurant, étaient, bien entendu, encore plus contrariés que nous. Ils n’avaient jamais préparé de repas à emporter ou à livrer, et ils n’étaient pas sûrs de pouvoir nourrir leurs clients de cette manière, ni que quiconque veuille que leurs repas leur parviennent ainsi.

    Pourtant, moi, je savais que je voulais leurs plats, peu importe la manière dont ils me parvenaient ; alors je les ai appelés pour tenter de les persuader d’essayer, et de voir si d’autres personnes voudraient bénéficier de ce genre de service. À leur agréable surprise, c’est exactement ce que beaucoup voulaient. Tous ceux qui ont tenté l’expérience en ont immédiatement parlé à des amis, et la nouvelle s’est répandue. Les affaires ont repris ! C’est Christopher, le frère de Darren, serveur au restaurant en temps normal, qui livre les repas – plat principal, salade, pain et dessert –, facturés au même prix qu’autrefois dans le restaurant.

    Elias, l’autre héros de ma petite histoire, était depuis plus de vingt ans le propriétaire et l’exploitant du Café Sappore, situé sur Lombard Street, à une rue de chez nous. Sappore était soutenu, en partie, par les cars de touristes venus du monde entier pour arpenter la célèbre rue Lombard (une courte rue tout en lacets qui rejoint deux rues perpendiculaires) – touristes qui s’arrêtaient à Sappore pour prendre un café ou un thé et un sandwich. Ce café était aussi devenu, sans que personne ne l’ait voulu ou planifié et certainement pas Elias, le lieu privilégié des réunions de quartier, l’endroit où, lorsqu’il y avait un problème qui excitait les résidents permanents, l’inévitable « réunion de protestation » se déroulait. Et c’était aussi l’endroit où l’on pouvait inviter une personne à déjeuner en sachant que quels que soient ses goûts, restrictions ou excentricités alimentaires, elle trouverait au menu quelque chose que non seulement elle supporterait, mais qui en plus la régalerait. Tout cela pour dire que Sappore a prospéré.

    Cependant, un jour, de manière inattendue, Elias a perdu le bail du lieu. Il a rapidement trouvé un autre endroit, beaucoup plus petit, sur Columbus Avenue, une rue voisine bien plus large et fréquentée, et il a ouvert Le Sandwich, dont la carte se composait d’une douzaine de sandwiches : des classiques comme le Reuben, et des variétés moins connues comme le Bollywood. Le succès a été immédiat.

    [Cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait une « culture ».]

    Puis le coronavirus est arrivé, et avec lui son lot de difficultés. Mais Elias n’a pas fermé. Comme il n’avait pas d’endroit où les gens pouvaient manger ce qu’il préparait, à part quelques chaises sur le trottoir, il a pu continuer à faire ses sandwiches et à les vendre sans violer les nouvelles restrictions. Et puis il a annoncé qu’il pourrait également livrer d’autres types de repas.

    Je savais vaguement qu’Elias avait aussi une activité de traiteur, des dîners destinés à un nombre important de convives lors de soirées chez des particuliers. Je découvrais à présent que c’était une partie importante de ses activités dans la restauration, et qu’il dirigeait son affaire depuis son appartement voisin. Quelques jours plus tard, il nous a dit qu’il était prêt à commencer à livrer des repas, deux soirs par semaine. Nous avons eu la primeur – de délicieuses lasagnes –, et c’est maintenant une affaire régulière. Chaque semaine, il met en ligne son nouveau menu. (Mais je dois vous rappeler qu’il ne livre pas à Paris !)

    Ces deux entreprises sont montées au créneau lorsque leurs clients – ainsi qu’elles-mêmes – ont commencé à pâtir de la situation imposée par la pandémie. Ainsi, la nourriture que les gens désiraient, la nourriture que Jen, Darren et Elias voulaient continuer de préparer pour pouvoir travailler et subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs employés, cette nourriture, ils ont su la rendre disponible. Ils ont réagi de manière rapide et inventive, au bénéfice de tous.

    On peut faire un parallèle entre cette situation et le domaine de l’interaction interpersonnelle. Dans la vie quotidienne ordinaire, beaucoup de gens du quartier commencent à vous lancer un « Hi ! » à l’américaine après vous avoir croisé plusieurs fois. Souvent, un voisin de longue date nous présente une personne qui vient d’emménager dans un des appartements de la rue. C’est ainsi que nous avons rencontré Terry, qui venait de s’installer dans l’immeuble voisin du nôtre, qui avait été acheté par Ben et Bethany Golden pour s’assurer que tous les logements seraient occupés, à terme, par des personnes avec lesquelles il serait facile de s’entendre. Lorsqu’ils trouvaient de telles personnes, ils leur vendaient un appartement. Et présentaient les nouveaux-venus aux voisins.

    C’est ainsi qu’un jour Bethany nous a présenté notre nouvelle voisine, Terry Ewins, qui avait récemment acheté un des appartements, en précisant en passant qu’elle était capitaine au poste de police du quartier. Elle semblait tout à fait agréable et raisonnable, et nous avions l’habitude de nous saluer dans la rue, mais là s’arrêtait notre relation de « voisinage », exactement comme pour les autres personnes qui avaient progressivement emménagé dans les logements du coin.

    Et puis, un peu plus tard, après que London Breed, le maire de San Francisco, a émis la directive officielle de non-circulation dans les rues sans raison valable, Terry (qui, entre-temps, avait été promue au rang de commandant) a fait savoir (par l’intermédiaire de Bethany, qui nous avait présentés) qu’elle se rendait au travail à pied tous les jours, et que si nous avions besoin de faire une course, ou de quoi que ce soit qui nous obligerait à sortir, il suffisait de le lui faire savoir, et qu’elle serait heureuse de faire la course pour nous.

    L’idée que nous nous faisions du policier de haut rang n’incluait apparemment pas – vu notre première réaction de perplexité – le fait qu’il rende de tels services à des personnes à peine connues de lui. Non que cette femme ait fait quelque chose pour mériter qu’on la soupçonnât de quoi que ce soit – cela relevait juste d’un simple préjugé de notre part. En y réfléchissant davantage, j’ai réalisé qu’elle avait dû dire cela parce qu’elle avait vu que je suis plutôt âgé (91 ans, pour être exact, mais ça elle ne le savait pas, et a dû simplement déduire mon grand âge de mes balades assistées d’une canne) et estimé qu’une aide occasionnelle, et non contraignante pour elle, me rendrait service.

    Je me suis mis à réfléchir à la façon dont la directive du maire sur le confinement affectait les organisations et le comportement des gens. Il semble probable que les petits gestes et événements, comme ceux que je viens de décrire, se produisent plus souvent maintenant que nous sommes dans cette « situation d’urgence », bien que personne n’en ait fait le constat.

    Ceci nous laisse penser que cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait tout un ensemble de ce que les spécialistes de sciences sociales appellent « culture » ou « compréhensions partagées » : des accords implicites pour l’adoption de certains comportements dans certaines circonstances. Ces « circonstances » sont rarement réunies comme elles le sont actuellement, de sorte que nous assistons ici à la façon dont la possibilité d’un tel comportement advient, dès lors que les circonstances commencent à convaincre les gens que ce type de situation inhabituelle exige des réactions inhabituelles.

    traduit de l’américain par Hélène Borraz

    Pour @colporteur ;)
    #Howard_Becker #San_Francisco

    Howard Becker
    SOCIOLOGUE, PROFESSOR AT THE UNIVERSITY OF WASHINGTON
    Né en 1928, Howard S. Becker fut formé dans la tradition de l’école de Chicago, notamment auprès de Everett Hughes. Il est l’auteur de très nombreux livres classiques de sociologie, à commencer par Outsiders ou Les Mondes de l’art.

    https://aoc.media/auteur/howard-becker

    • San Francisco ou la distanciation sociale avant l’heure
      Par Cécile Alduy (27/04/2020)
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE
      https://aoc.media/opinion/2020/04/27/san-francisco-ou-la-distanciation-sociale-avant-lheure

      La distanciation sociale, le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie de Covid-19 ? Dans ce cas, il n’est pas surprenant que San Francisco, ville de l’automobile individuelle, de Tinder, de UberEat… soit particulièrement épargnée. Mais cette observation est à double tranchant, révélatrice de la fracture digitale, qui est aussi fracture sociale, dans une ville déjà désertée par tous ceux pour qui le télétravail n’est pas une option.

      On a ressorti les masques. Le bleu, le rose, le bariolé, taille enfant, achetés pour nous protéger des fumées toxiques du Paradise Fire en novembre 2018. L’air était âpre, piquait les yeux, la gorge. Un brouillard roux à couper au couteau masquait la ville. Déjà, on se calfeutrait et on comptait les morts. Déjà, pendant des jours, on a eu peur de suffoquer.

      À l’heure du coronavirus, on retient de nouveau son souffle à San Francisco. Mais aujourd’hui le mal est invisible, partout et nulle part, intraçable. On porte des masques en plein soleil, alors que l’air n’a jamais été aussi pur. Les abeilles sont revenues, les oiseaux s’en donnent à cœur joie. Mais les balançoires des jardins d’enfants pendent dans le vide, inutiles. Les autoroutes qui cisaillent la ville se sont tues. Devant les supermarchés s’allongent des files en pointillé – une personne tous les deux mètres, gants en latex aux mains, et masques déjà obligatoires. La ville est inchangée, la nature resplendit, mais les humains sont sur la défensive, parés pour un cataclysme.

      Pourtant, dans la Baie de San Francisco, le nombre de morts n’est pas parti en flèche, comme à New York, en France, en Espagne ou en Italie. La fameuse « courbe » des infections au Covid-19 a été tellement aplatie par des mesures précoces qu’on attend encore « la vague » et le « pic », alors que la côte Est et la Floride ont été submergées.

      Mais tout aurait pu être différent. Le 10 mars on recensait quatorze cas d’infection à San Francisco, ville de 885 000 d’habitants, contre seulement sept à New York, qui en compte 8 millions. Un mois plus tard, cette dernière ville est en urgence absolue, littéralement asphyxiée. L’autre attend, immobile. Plus de 13 000 morts à New York au 18 avril contre 20 (en tout) à San Francisco. Pourquoi un tel écart ?

      Il y a d’abord sans aucun doute la chronologie – tardive et à reculons côte Est comme en France, proactive en Californie – des politiques publiques. Début mars les rassemblements de plus de 1000, puis de 100 personnes sont interdits ; en France, on en est encore aux meetings électoraux des municipales et le Président Macron se targue d’aller au théâtre car, dit-il, « la vie continue ». Dès le 16 mars, alors qu’on compte neuf décès sur tout l’État de Californie, les écoles publiques ferment (les écoles en France n’ont été fermées que le 13 mars, alors qu’il y avait déjà 79 morts déclarés). Le 17 mars, la maire de San Francisco, London Breed, une vigoureuse noire américaine démocrate, signe un décret de « shelter in place », littéralement « restez à l’abri où vous êtes », une expression tirée des manuels de riposte aux risques de radiation nucléaire, et familière des États confrontés aux tueries au fusil d’assaut dans les écoles et aux hurricanes. Le gouverneur Gavin Newson étend bientôt cette ordonnance à toute la Californie. Au même moment, le gouverneur de l’État de New York, Cuomo, est catégorique : « Il n’est pas question d’imposer un « shelter in place » à New York » annonce-t-il le 18 au New York Times. Il devra faire marche arrière deux jours plus tard.

      Face à une épidémie qui se propage de manière exponentielle, chaque contact évité ralentit la machine infernale. Chaque jour perdu dans l’insouciance ou le déni l’accélère. CQFD par l’exemple californien.

      [L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose.]

      Mais au-delà des mesures officielles, ce sont des facteurs socio-culturels et géographiques qui ont aussi fait la différence dans le quotidien : des habitus, des croyances, des bulles cognitives, des modes d’interaction sociale et une géographie suburbaine qui forment un mode de vie – et d’agir – propre à la Californie et surtout à la Baie de San Francisco. Un écosystème où la vie digitale infusait dans la ville bien avant que tout ne bascule dans la réalité virtuelle, et où l’État n’a jamais été un sauveur. Sauf pour les laissez-pour-compte de la révolution de la tech.

      La pandémie est d’abord un révélateur du politique au sens littéral de gestion de la cité. Les lieux d’exercice du pouvoir où la riposte s’est décidée précocement ont été d’abord hors de la politique et du système représentatif. Si les maires et le gouverneur ont été rapides à réagir, ils n’ont fait que suivre d’autres acteurs souvent plus puissants : l’influence de la tech et des universités comme leaders d’opinion et de comportements dans la Silicon Valley a été précoce, et décisive.

      Ainsi, le télétravail a été organisé en amont dès fin février, puis imposé aux salariés des starts-ups et des mastodontes début mars avant même que le confinement ne soit déclaré (là aussi très tôt) par les counties. Ces multinationales ont des milliers d’employés partout dans le monde et évaluent très tôt les risques économiques et sanitaires de la déflagration qui se propage de la Chine vers l’Europe et le reste du monde. Culture du big data, de la modélisation des comportements, de l’analyse de risque, de l’agrégation et de la gestion de l’information, du leadership, et de l’ouverture commerciale et culturelle sur le Pacifique, le cœur de métier des Apple, Amazon, Facebook, Google, et autres grandes et petites tech companies les préparaient culturellement et industriellement à prendre le pouls de l’Asie et à anticiper au quart de tour.

      On aime critiquer les GAFA et la tech (et il y a plein de raisons valides pour le faire), et pointer du doigt la mondialisation comme l’une des causes ou des accélérateurs de la pandémie. La réalité est plus complexe : dans l’écosystème de la Silicon Valley, ils ont aussi eu un rôle de leaders et ont accéléré la prise de conscience, pour ensuite participer massivement à l’adaptation de la région aux conséquences du confinement. Google a ainsi déployé 100 000 hot spots WIFI gratuits dans les zones blanches de Californie et donné 4 000 ordinateurs Chrome book aux écoles publiques. Il n’en demeure pas moins troublant de constater le pouvoir décisionnaire massif de ces magmas industriels.

      C’est plus généralement que la culture de la Baie est marquée une attitude de responsabilité individuelle à double tranchant. L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose, si ce n’est, au minimum, de ne pas être un obstacle (ce qui, sous la présidence Trump, n’est pas gagné d’avance). L’idée d’un destin collectif existe, mais il repose sur l’appartenance à une « community » qui n’est pas, contrairement à une idée reçue française, fondée exclusivement sur l’identité ethnique ou sexuelle, mais plutôt sur des micro-lieux de vie et de partage de destins : quartier, entreprises, villes. Et donc les quartiers s’organisent pour soutenir les cafés et restos indépendants menacés de mettre la clé sous la porte, les villes décident seules quand et dans quels termes imposer le confinement, les sans-abris sont mis à l’abri massivement par les municipalités, les entreprises développent seules de véritables politiques de santé publique.

      À Stanford University (où j’enseigne), le campus a ainsi basculé en mode purement digital dès le 9 mars, pour être entièrement fermé et évacué le 25. L’activité de recherche, sans attendre d’hypothétiques fonds publics, s’est immédiatement réorientée vers la réponse à la pandémie, dans la faculté de médecine, en sciences sociales ou en design, tandis que le semestre de printemps se déroulait entièrement par Zoom avec des étudiants aux quatre coins du monde.

      Le discours du leadership n’a d’ailleurs pas été celui d’une « guerre » à mener ou gagner, mais un engagement de responsabilité civique fondé sur l’analyse des données scientifiques et la prise en charge des besoins de la « communauté ». D’immenses efforts ont été déployés pour subvenir aux besoins de (presque) tous, des étudiants boursiers aux post-docs, aux jeunes professeurs non titularisés, aux restaurateurs, agents d’entretien, contractuels, le staff, financièrement, psychologiquement, technologiquement et intellectuellement. Et face au désastre économique qui se précise, le président de Stanford et la vice-présidente vont amputer leurs salaires de 20%.

      D’autres facteurs socio-culturels et géographiques ont aidé à contenir, jusqu’ici, la propagation exponentielle du virus. Il y a d’abord la proximité avec l’Asie, qui est bien plus qu’une donnée géographique ou économique. Au dernier recensement (2010), plus de 33% des San Franciscains se déclaraient « Asian-American », un chiffre qui bondit à 58% de la population à Daly City, banlieue industrielle et résidentielle au sud de la ville. L’Asie n’est pas un horizon lointain sur cette frontière pacifique : elle est au cœur du tissu culturel, ethnique et intellectuel de la région. Elle façonne les manières de socialiser, de se saluer, d’interagir, de se protéger, et de penser le monde. Bien avant l’épidémie il n’était pas rare de voir des jeunes et moins jeunes Chinois ou Asian-American parcourir la ville portant un masque chirurgical, pour se protéger ou protéger les autres.

      Autre micro-différence culturelle, qui en période de coronavirus a pu avoir une influence : les gens se touchent moins à San Francisco qu’en France, en Italie, en Espagne ou à New York. Entre la culture hygiéniste, qui fait que les solutions hydro-alcooliques étaient déjà dans les sacs à mains et les officines de dentistes, et le « cool » un peu distant des échanges quotidiens, on se sourit de loin. La socialisation à San Francisco est chaleureuse dans les mots et les visages, mais plus distante physiquement, moins « au contact » (pas de bises à la française, on ne se serre même pas toujours la main pour se présenter, encore moins pour se dire bonjour — un salut de la tête, de loin, suffit ; les « hugs » sont réservés aux retrouvailles).

      [Cette « distanciation sociale » avant l’heure n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.]

      Cette distance sociale physique dans les interactions du quotidien est mise en abyme par la géographie urbaine, ou plutôt suburbaine de San Francisco et des alentours. Excepté un centre-ville touristique et des affaires assez dense et quelques îlots de tours, la ville s’étale sur sept collines principalement résidentielles, séparées par d’immenses parcs de plusieurs centaines voire milliers d’hectares, comme le Presidio. Les immeubles sont plutôt rares et limités par décret à quatre ou six étages. Le rêve californien est la maison victorienne individuelle (comme la fameuse « maison bleue » de Maxime Le Forestier, récemment mise sur le marché pour la modique somme de 3,5 millions de dollars).

      Pour un Parisien ou un New Yorkais, certains quartiers sont en temps normal d’un calme au choix flippant ou apaisant. Dans mon quartier de Potrero Hill, colline coincée entre deux autoroutes où sont perchées des maisons à deux étages, on vit ce paradoxe qu’il y a aujourd’hui, en plein « confinement » : plus de gens dans les rues (car ils ne sont plus ni dans leur voiture ni au bureau) que d’habitude, où l’on peut marcher cinq pâtés de maisons sans rencontrer âme qui vive. D’ailleurs les « clusters » de contagion sont presque exclusivement dans des centres pour sans-abris ou des maisons de retraite, ou dans le quartier de Mission où l’habitat collectif est plus dense.

      Chacun dans sa maison individuelle, et surtout dans sa voiture. Avec 1,7 voiture par famille, les San Franciscains font presque tout en automobile (malgré l’émergence du vélo électrique pour vaincre lesdites collines, pentues) : les courses, toutes les courses de la baguette à la pharmacie, la dépose-rapide des enfants devant l’école, les sortes de « drive-in » pour les chercher à 16h00 où l’on embarque non un plat mais un môme (le nôtre généralement, c’est bien organisé), le dentiste, le coiffeur, la balade du week-end à la plage, et surtout, le travail. Entre toutes ces activités, il peut arriver de passer quatre bonnes heures par jour en voiture, juste pour accomplir le minimum vital professionnel et familial. Les 160 000 passagers qui prennent quotidiennement le métro de San Francisco (400 000 sur toute la Baie) font pâle figure en comparaison des 4,3 millions qui s’agglutinent dans le métro new yorkais.

      Et ce qu’on ne fait pas en voiture, on le fait en ligne : acheter des habits, commander des repas (UberEat), faire faire ses courses par quelqu’un d’autre (Instacart, DoorDash), et même rencontrer l’âme sœur ou sa « date » (Tinder) — une App née à San Francisco vous évite de sortir de chez vous. Ce faible taux de promiscuité au quotidien aura-t-il freiné lui aussi la propagation du virus ? Là encore, les « leçons » de la crise ne vont pas forcément dans le sens qu’on aimerait : le tout voiture et l’uberisation ont peut-être été des facteurs protecteurs – du moins pour ceux qui peuvent en profiter.

      Avec le « shelter in place », les rues ne sont donc pas soudain vides – elles l’étaient déjà dans de nombreux quartiers la plupart du temps. Les interactions sociales se sont raréfiées, notamment dans ces rues qui offraient sur deux pâtés de maison une soudaine concentration d’échoppes, mais on télé-commutait déjà de manière régulière dans les entreprises de l’économie de l’information, de l’éducation, de la tech, ou de la finance. Et avec le tout voiture, combien de gens se croisaient vraiment dans la rue chaque jour, hors quartiers touristiques et d’affaires ? À visualiser New York ou Paris, puis le San Francisco d’avant, on imagine volontiers (même s’il faudrait des études précises) que nombre de San Franciscains faisaient déjà de la « distanciation sociale » sans le savoir.

      Et c’est d’ailleurs bien là que le bât blesse. Cette cartographie des interactions humaines esquissée ici à grand traits sans doute grossiers, révèle des failles sociologiques immenses qui se lisent déjà dans la géographie du Covid-19. Cette « distanciation sociale » avant l’heure que permettait la digitalisation des modes de vie et une urbanisation construite autour de la maison individuelle et de l’auto n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.

      Et si San Francisco échappait donc à la pandémie en partie parce qu’elle a exclu de ses limites, bien avant la crise, ceux qui la font vivre et ne peuvent plus y vivre, ceux qui vivent en habitat collectif, sont locataires, prennent les transports publics, n’ont pas deux tablettes, un ordinateur et 3 Iphones par foyer ? Car qui peut encore habiter dans une ville dont le revenu médian est de $112,000 par an, et où le loyer d’un « one bedroom » est autour de $3500 par mois ?

      Passer au tout digital était « seconde nature » pour la couche aisée de la population – celle qui se confine aujourd’hui tandis que les travailleurs qui ne peuvent se payer un loyer à San Francisco continuent de l’alimenter, de la soigner ou de lui livrer ses colis Amazon. Il existe bien encore quelques quartiers qui fourmillent, qui braillent, qui grouillent, qui arpentent, qui se serrent, qui vaquent, comme Mission, le Tenderloin, et ces non-lieux que sont les enclaves grappillées sous les ponts et les autoroutes, les terrains vagues le long des entrepôts, où des tentes éparpillée formant une ville fantôme. Ces quartiers sont eux frappés de plein fouet, par la maladie [1], par la fracture numérique qui laissent des enfants sans apprentissage et sans repas car sans école, par les licenciements secs, du jour au lendemain.

      La Silicon Valley et San Francisco ont été partiellement épargnées par la pandémie. C’est une bonne nouvelle. Sauf si elles l’ont été parce qu’elles s’étaient déjà confinées dans un monde d’après, où la distanciation sociale est d’abord la mise à distance des moins bien lotis.

      Cécile Alduy
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE, PROFESSEURE À STANDFORD, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À SCIENCES PO

      [1 ] Lien vers :
      Coronavirus hits San Francisco’s Mission District hardest of all city neighborhoods (20/04/2020)
      https://www.sfchronicle.com/bayarea/article/City-data-show-SF-s-Mission-District-is-area-of-15213922.php

      Cécile Alduy
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE, PROFESSEURE À STANDFORD, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À SCIENCES PO
      Cécile Alduy est professeure de littérature et de civilisation françaises à l’université Stanford (États-Unis), et chercheuse associée au CEVIPOF à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle est l’auteur de Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste (Seuil, 2015), lauréat du prix « Penser la société » 2015 du Panorama des Idées. Journaliste politique, elle écrit régulièrement pour Le Monde, Le Nouvel Obs, The Atlantic, The Nation, The Boston Review, Politico, CNN et a publié de nombreux articles universitaires sur le Front national.

      https://aoc.media/auteur/cecile-alduyaoc-media

      (article en contrepoint, pas édité, beaucoup trop d’italiques... edit 27/05 : bon je sais pas si elle a trop lu Tiqqun ou Bourdieu, mais mettre des italiques pour "tech" ou "leaders", vraiment... bref, c’est mis comme c’est écrit, et y’aurait vraiment pas une façon de faire non manuelle ? )
      #Cécile_Alduy

  • « Le Nigeria est mieux préparé que nous aux épidémies » , Entretien avec l’historien Guillaume Lachenal, 20 avril 2020
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/200420/le-nigeria-est-mieux-prepare-que-nous-aux-epidemies?onglet=full

    Leçons à tirer des façons dont le Sud fait face aux épidémies, approche sécuritaire des virus, relations entre le médical et le politique, logiques sous-jacentes à la « médecine de tri »…

    Guillaume Lachenal est historien des sciences, chercheur au Medialab de Sciences-Po. Ses principales recherches portent sur l’histoire et l’anthropologie des épidémies, de la médecine et de la santé publique dans les contextes coloniaux et post-coloniaux d’Afrique. Il a notamment publié Le Médicament qui devait sauver l’Afrique (La Découverte, 2014, traduction anglaise The Lomidine files, Johns Hopkins University Press, 2017) et Le Médecin qui voulut être roi (Seuil, 2017).

    Qu’est-ce que les épidémies vécues récemment par les pays du Sud peuvent nous apprendre sur ce qui se passe aujourd’hui ?

    Guillaume Lachenal : Comme le disaient déjà les anthropologues Jean et John Comaroff, la théorie sociale vient désormais du Sud, parce que les pays du Sud ont expérimenté, avec vingt ou vingt-cinq ans d’avance, les politiques d’austérité sous des formes radicales. Le néolibéralisme précoce s’est déployé au Sud, notamment dans les politiques de santé. Il est à l’arrière-plan des épidémies de sida et d’Ebola.

    On découvre aujourd’hui le besoin d’une grille de compréhension qui parte des questions de pénurie, de rareté, de rupture de stocks qui se trouvent être au cœur de l’anthropologie de la santé dans les pays du Sud. On parle aujourd’hui beaucoup de mondialisation, de flux et de la façon dont le virus a épousé ces mouvements, mais observée d’Afrique et des pays du Sud, la mondialisation est une histoire qui ressemble à ce qu’on voit aujourd’hui : des frontières fermées, des avions qu’on ne peut pas prendre, des mobilités impossibles.
    Jusqu’au début des années 2000, en Afrique, l’épidémie de sida, c’est une histoire de médicaments qu’on n’arrive pas à obtenir, qu’on fait passer dans des valises au marché noir… Durant la grande épidémie d’Ebola de 2014, les structures de santé ont été dépassées pour des raisons matérielles élémentaires : manque de personnel, pénurie de matériel…

    Il existe donc, au Sud, tout un corpus d’expériences riche d’enseignements, comme le soulignait récemment l’historien Jean-Paul Gaudillière. Comme Ebola, le Covid est à maints égards une maladie du soin, qui touche en premier lieu les structures de santé, mais aussi les relations de prises en charge domestiques. Surtout, le Sud nous montre comment on a voulu mobiliser une approche sécuritaire des épidémies, au moment même où on négligeait les systèmes de santé.

    Toute l’histoire de la santé publique dans ces pays rappelle pourtant qu’il ne suffit pas d’applications pour monitorer le virus et de drones pour envoyer les médicaments ; que ces modes de gouvernement sont de peu d’efficacité face à une épidémie. On peut tenter de transposer, ici, cette critique d’une gouvernementalité spectaculaire qui produit seulement une fiction de préparation.

    Il y a trois ans, la conférence de Munich sur la sécurité avait été inaugurée par Bill Gates qui affirmait que la menace principale pour le monde était de nature épidémique et pas sécuritaire. Depuis quinze ans, tous les livres blancs de la Défense mettent les épidémies tout en haut de l’agenda. Et nous sommes pourtant dépassés quand elle arrive. Cette contradiction n’est en réalité qu’apparente. Parce que nous avons en réalité confié cette question sanitaire à une logique de start-up, d’innovation et de philanthropie, dans laquelle la politique sécuritaire des États consiste d’abord à mettre en scène sa capacité à intervenir, à simuler son aptitude à gouverner, mais sans véritable moyen de le faire.

    L’anthropologue et médecin Paul Farmer, qui avait été notamment l’envoyé spécial des Nations unies à Haïti après le séisme en 2009, rappelait à propos du fiasco de la réponse à Ebola, en 2014, que la réponse à une épidémie, c’est avant tout « staff and stuff » , des gens et des choses. La France se prend aujourd’hui en pleine figure le manque de masques, de matériels et de tests, et expose ainsi l’hiatus profond entre un débat public expliquant qu’il faut tester davantage, se protéger davantage, et la matérialité de la situation, avec le manque de réactifs, l’incapacité de produire suffisamment de masques, mais aussi l’absence de personnels de santé publique capables de faire le suivi des cas.

    Actuellement, ce n’est pas d’idées, de stratégies, de perspectives critiques que l’on manque… On manque de choses. Les questions les plus intéressantes aujourd’hui sont logistiques et il est sans doute plus intéressant de parler à un brancardier de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis ou à un livreur de Franprix qu’à n’importe quel chercheur. La question centrale, aujourd’hui, c’est l’épidémiologie sociale : comment le virus s’engouffre dans les failles de nos sociétés : les inégalités, les conditions de vie, les différences d’exposition du fait du travail, et toutes les comorbidités qui aggravent la maladie, comme on le voit avec les disparités raciales aux États-Unis, ou le cas de la Seine-Saint-Denis, ici.

    Avec une certaine ironie, on constate que des pays comme le Cameroun ou le Nigeria sont mieux préparés car ils disposent de ce qu’on appelle des agents de santé communautaire ( Community Health Workers ) qui sont des gens peu formés – ce ne sont pas des infirmiers – mais qui sont des sortes d’aides-soignants de santé publique, qui s’occupent des campagnes de vaccination, mais aussi de surveillance épidémiologique, et qui s’avèrent très utiles pour faire le suivi des cas, et des contacts des personnes infectées. C’est un savoir social que ne peut faire la police ou un smartphone.

    Au moment d’Ebola, quelques cas se sont déclarés à Lagos, au Nigeria, et on a craint le pire dans une métropole comme celle-ci, avec un virus aussi mortel. Mais en réalité, le pays a pu s’appuyer sur ces personnes très bien implantées dans les quartiers et les communautés, qui devaient déjà faire face à une épidémie de polio, et ont donc su tracer les contacts, isoler les malades, et réussi à éteindre l’épidémie. Cette success story africaine rappelle que la principale réponse aux épidémies est une réponse humaine, qu’on a complètement négligée ici, où personne ne viendra frapper à notre porte, et où rares sont les quartiers organisés en « communautés ».

    Vous avez coordonné, en 2014, une publication sur la « médecine de tri », dont on saisit aujourd’hui l’ampleur. Pourquoi jugez-vous qu’il s’agit du paradigme de la médecine de notre temps ?

    Ces pratiques de tri qu’on découvre aujourd’hui dans le débat public sont routinières en médecine. Elles sont violentes pour les soignants, difficiles éthiquement, insupportables philosophiquement, mais elles sont aussi nécessaires. On ne peut pas bien soigner les gens sans choisir où faire porter ses efforts. Et ces pratiques de tri sur critères médicaux sont aussi un moyen de traiter les gens de manière égalitaire, au sens où ce ne sera pas seulement celui qui paie le plus qui aura le droit à un ventilateur par exemple.
    Cela dit, ce tri se fait parce qu’il existe un écart entre des ressources rares et les besoins des patients. Or, cette rareté peut aussi être produite, en raison par exemple de la politique d’austérité qui frappe les systèmes de santé. Il est donc important d’avoir un débat sur la production de cette rareté, par exemple au sujet de la réduction du nombre de lits. Mais ce qui produit de la rareté, c’est aussi l’innovation médicale en tant que telle. La dialyse, le respirateur, la réanimation soulèvent de nouvelles questions d’accès et de tri, qui ne se posent pas dans de nombreux pays du Sud où quasiment personne n’y a accès.

    Comment définissez-vous la « santé globale » ? Et pourquoi dites-vous qu’il s’agit du « stade Dubaï » de la santé publique, en faisant référence à la façon dont le sociologue Mike Davis faisait de Dubaï l’emblème du capitalisme avancé ?

    Depuis le milieu des années 1990, les questions de sécurité sanitaire et de biosécurité ont pris de plus en plus de place sur l’agenda. Les réponses très verticales à des épidémies comme celle de VIH ont été motivées avant tout par des préoccupations sécuritaires, notamment d’un point de vue américain, avec l’idée qu’il ne fallait pas les laisser hors de contrôle.

    Ce tournant sécuritaire a coïncidé avec un tournant néolibéral, notamment dans le Sud, où on a contraint les États à diminuer les dépenses de santé publique, et à avoir recours à la philanthropie, ou à développer des infrastructures privées. Lors de mes enquêtes en Afrique par exemple, j’ai pu constater que la santé publique n’était plus qu’un souvenir, dont les personnes âgées parlaient souvent avec nostalgie, comme d’une époque où on pouvait obtenir des médicaments et se faire soigner gratuitement. À partir de la fin des années 1990, tout devient payant et on passe à une approche beaucoup plus minimaliste et sécuritaire de l’intervention de l’État en matière de santé.

    Ce moment qu’on désigne comme celui de « Global Health » , de santé mondiale, est caractérisé, dans le Sud, à la fois par un retrait des États et par un boom du financement global, assuré en particulier par la fondation Gates et les grandes banques de développement dont la banque mondiale, qui mettent en place des infrastructures de santé, le plus souvent avec des partenariats public-privé.

    Pour le dire schématiquement, vous avez des dispensaires qui tombent en ruine et des hôpitaux champignons tout neufs qui poussent parfois juste à côté, construits par les Indiens ou les Chinois, et financés par les banques de développement. Pour les habitants, ces institutions sont le plus souvent des mirages, parce qu’ils sont payants, ou, au sens propre, parce que construire un hôpital, même en envoyant des médecins indiens comme on l’a vu par exemple au Congo, n’est pas très utile quand on manque d’eau, d’électricité, de médicaments…
    D’où la référence à Mike Davis. Ces infrastructures sont des coquilles de verre impressionnantes mais qui demeurent des énigmes pour les habitants, et favorisent toute une épidémiologie populaire qui s’interroge sur ce qu’on a pris ici pour financer cela là, sur l’économie extractive qui a permis la construction de tel ou tel hôpital.

    Cette épidémiologie populaire désigne la façon dont les populations confrontées à des épidémies de type VIH-sida ou Ebola les inscrivent dans des économies politiques globales et des formes vernaculaires de compréhension, et relient les épidémies à des interrogations sur le sens de la maladie.

    C’est comme cela qu’on entend que le sida a été envoyé par tel politicien soucieux de se venger de tel ou tel village, ou Ebola par MSF pour pouvoir prélever des organes sur les cadavres… C’est aussi comme ça qu’on relie telle maladie, comme l’ulcère de Buruli, avec une transformation du paysage, avec tel ou tel changement environnemental. Évidemment tout n’est pas vrai, loin de là, mais dire que l’Afrique est dégradée par une économie extractive, c’est banalement exact.

    L’utopie du docteur David, que vous avez étudiée dans Le Médecin qui voulut être roi , d’un monde dont l’organisation serait entièrement déterminée par la médecine est-elle en train de se réaliser ?

    L’histoire coloniale est riche d’enseignements car on y voit des médecins coloniaux qui, à l’instar du docteur David, peuvent enfin vivre leur rêve d’avoir les rênes du pouvoir et d’appliquer leur science à toute la société. Pendant la guerre, le docteur David possède ainsi un pouvoir absolu sur toute une partie du Cameroun. Il profite de ses pleins pouvoirs en tant que médecin pour lutter contre les épidémies. Mais ce qui est instructif, c’est qu’il découvre son impuissance et il n’arrive pas à changer grand-chose au destin des maladies, car il ne comprend pas la société locale, car il n’a pas tous les leviers d’action qu’il croit posséder en ayant pourtant à la fois la science médicale et le pouvoir politique.
    Il peut être intéressant de jouer du parallèle, car l’utopie qui donnerait tout le pouvoir aux médecins, et travaille toute la santé publique et la biopolitique, n’a jamais été vraiment mise en place, mais demeure à l’état de rêve et de projet politiques – Foucault parlait du « rêve politique de la peste » . Ce qu’on traverse en ce moment, c’est à la fois l’apparence d’une toute-puissance biopolitique, mais aussi l’impuissance fondamentale de tout cela, parce que la réalité ne coïncide pas avec le projet. Ce n’est pas parce que les citoyens ne respectent pas le confinement, au contraire, mais parce que les autorités, notamment municipales, improvisent et imposent une théorie du confinement qui est loin d’être fondée sur une preuve épidémiologique.

    Les derniers arrêtés municipaux, c’est le Gendarme de Saint-Tropez derrière les joggeurs ! Rien ne dit aujourd’hui que le virus s’est beaucoup transmis dans les parcs, et une approche de santé publique rationnelle, qui arbitrerait coûts, sur la santé mentale et les enfants notamment, et bénéfices, imposerait plutôt de les rouvrir au plus vite, avec des règles adaptées – comme en Allemagne par exemple. Comme à l’époque coloniale, on a plutôt l’impression d’une biopolitique qui ne calcule pas grand-chose, et dont la priorité reste en fait d’éprouver sa capacité à maintenir l’ordre.

    Dans un texte publié mi-février, vous affirmiez à propos de l’épidémie qui débutait alors, qu’il s’agissait d’un « phénomène sans message » et qu’il fallait « se méfier de cette volonté d’interpréter ce que le coronavirus “révèle” » . Vous situez-vous toujours sur cette position deux mois plus tard ?

    Je maintiens cette position d’hygiène mentale et d’hygiène publique qui me paraît importante. Sans vouloir jeter la pierre à quiconque, toute une industrie du commentaire s’est mise en place et on se demande aujourd’hui ce que le coronavirus ne « révèle » pas.

    En tant qu’enseignant qui se trouvait être en train de faire un cours sur l’histoire des épidémies lorsque celle-ci est apparue, je me méfiais de l’ennui qu’on peut ressentir à enseigner cette histoire si on s’en tient aux invariants : le commencement anodin, le déni, la panique, l’impuissance, les digues morales qui sautent, les tentatives plus ou moins rationnelles pour comprendre et contrôler, et puis la vague qui se retire avec ses blessures…

    Dans ce contexte, la pensée de l’écrivain Susan Sontag a été ma boussole, en tout cas une position qu’il me semble nécessaire de considérer : il est possible que tout cela n’ait pas de sens. La chercheuse Paula Treichler avait, dans un article célèbre, évoqué « l’épidémie de significations » autour du sida. On se trouve dans une configuration similaire, avec tout un tas de théories du complot, le raoultisme, mais aussi des interprétations savantes qui ne font guère avancer les choses. Il me paraît ainsi intéressant de relever l’homologie entre les théories du complot et celles qui attribuent cela à Macron, à Buzyn ou à telle ou telle multinationale, et qui ont en commun d’exiger qu’il y ait une faute humaine à l’origine de ce qui arrive.
    Ce sont des choses qu’on a beaucoup vues dans des pays du Sud qui n’ont jamais cessé de connaître des épidémies secouant la société, qu’il s’agisse du sida en Haïti et en Afrique ou du virus Ebola. Ces théories jugées complotistes ne sont pas forcément irrationnelles ou inintéressantes politiquement. Pendant la dernière épidémie d’Ebola au Kivu congolais, on a accusé le pouvoir central, l’OMS ou certains politiciens locaux d’être derrière l’épidémie pour profiter de « l’Ebola business ».

    Des enquêtes journalistiques menées depuis, comme celle d’Emmanuel Freudenthal, ont effectivement montré l’ampleur de la structure de corruption mise en place autour de la réponse Ebola au Kivu, même si cela ne veut pas dire qu’elle avait été provoquée. L’épidémiologie populaire, comme on la désigne en anthropologie de la santé, est porteuse de diagnostics sociaux et politiques qui sont souvent au moins aussi intéressants que certains discours de sciences sociales qui cherchent à mettre du sens là où il n’y en a pas toujours.

    Le stade Dubaï de la santé publique
    La santé globale en Afrique entre passé et futur
    Guillaume Lachenal
    Dans Revue Tiers Monde 2013/3 (n°215), pages 53 à 71
    https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2013-3-page-53.htm

    Sans gendarme de Saint-tropez : Security agents killed more Nigerians in two weeks than Coronavirus
    https://seenthis.net/messages/845017

    Articles cités :

    Covid-19 et santé globale : la fin du grand partage ?, Jean-Paul Gaudillière
    https://aoc.media/analyse/2020/04/02/covid-19-et-sante-globale-la-fin-du-grand-partage
    est sous#paywall...

    Donner sens au sida, Guillaume Lachenal
    https://journals.openedition.org/gss/2867

    Bill Gates, « l’homme le plus généreux du monde », ne l’est pas tant que cela
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110519/bill-gates-l-homme-le-plus-genereux-du-monde-ne-l-est-pas-tant-que-cela?on

    En RDC, la Riposte de l’OMS rattrapée par l’« Ebola business »
    https://www.liberation.fr/planete/2020/02/04/en-rdc-la-riposte-de-l-oms-rattrapee-par-l-ebola-business_1776970

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  • Le poids des émotions, la charge des femmes | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/04/20/le-poids-des-emotions-la-charge-des-femmes

    Dans nos débats du moment, il est question de malades et de soignants, de traitements et de souffrances, d’urgence et de mortalité, de confinement et de solitude, de courbes et de statistiques, sans que jamais ou presque ne soit évoqué ce qui forme comme la charpente paradoxale de ce drame : les émotions. Nous sommes tou·te·s plus ou moins ébranlé·e·s émotionnellement mais certain·e·s le sont plus que les autres, véritablement submergé·e·s. Il s’agit des personnes qui exercent les métiers dont nous ne pouvons pas nous passer, dans la santé ou le soin, l’entretien ou la distribution.

    Il s’agit aussi de celles qui n’ont pas pour profession mais bien comme fonction assignée de s’occuper de leurs proches, sur le plan pratique de la vie domestique comme sur le plan moins immédiatement repérable des besoins émotionnels. Or il se trouve que ces personnes sont, dans leur immense majorité, des femmes.

    Il va falloir y réfléchir et s’y préparer, les conséquences de la crise sanitaire sur la santé mentale de toutes celles qui supportent le poids des émotions risquent d’être incommensurables. Dans une approche de science sociale féministe, je voudrais essayer de saisir la nature de ce postulat en forme d’évidence selon lequel les femmes seraient naturellement responsables du bien-être émotionnel de leur entourage. Je le ferai en partant des travaux d’Arlie R. Hochschild, pionnière de la sociologie des émotions qui, dans The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling (Le prix des sentiments), a défini ce qu’elle appelle le « travail émotionnel » en l’envisageant sous ses deux aspects.

    Il y a d’abord celui qui se déploie dans la sphère privée (emotion work) et qui consiste à déclencher ou à refouler une émotion de façon à présenter un état d’esprit adéquat à une situation donnée : être heureuse à un mariage, pleurer à un enterrement, se réjouir d’une bonne nouvelle annoncée par un·e ami·e. Ce travail sur soi pour obéir aux « règles de sentiments » se fait sur le mode d’un « jeu en profondeur » fondé sur la mémoire qui vise à faire advenir l’émotion attendue. Tous ces efforts ont pour objectif de « rendre hommage » aux personnes qui nous entourent, dans un système de don et de contre-don par lequel chacun·e ressent ou fait semblant de ressentir ce qu’il doit à l’autre et qui lui permet de tenir sa place dans le groupe.

    On retrouve ce « travail émotionnel » dans la sphère sociale à la différence notable qu’il s’effectue en échange d’une rémunération (emotional labor). À partir d’une étude sur les hôtesses de l’air et les agents de recouvrement – les unes devant impérativement paraître aimables et attentives, les autres autoritaires et inflexibles – Arlie R. Hochschild interroge le passage d’un usage privé des émotions à un usage marchand. Elle repère ses conséquences en termes de « dissonance émotive », soit la tension induite par l’écart entre l’affichage d’une émotion adéquate et le fait de l’éprouver réellement qui impose à celles et ceux qui la subissent de s’obliger à devenir sincères. C’est ainsi, souligne-t-elle, que les émotions ont été marchandisées et standardisées à mesure que les métiers du service à la personne et du care se développaient.

    Le fardeau des émotions est lourd à porter pour les femmes, en période de confinement, il peut devenir proprement insupportable.

    La sociologue prolonge l’analyse en insistant sur la dimension genrée de la capacité à développer des ressources émotionnelles. À partir de l’exemple des domestiques et des femmes, elle montre que les personnes dont le statut social est moins élevé doivent plus que les autres souscrire aux attentes en termes d’émotions affichées (sourires encourageants, écoute attentive, commentaires approbateurs). De cela, il découle que l’on en vient à considérer ces postures émotionnelles comme naturelles.

    Nous le savons depuis Simone de Beauvoir, et plus encore avec les études de genre, les mécanismes par lesquels on enferme les filles dans des aptitudes et dispositions associées à la gentillesse, au souci de l’autre et à la disponibilité, sont nombreux et pérennes. Ils perpétuent les représentations séculaires qui, au nom de leur capacité maternelle, enferment les femmes dans l’espace du foyer et les activités du soin (aux enfants, aux malades, aux personnes âgées). Voilà pourquoi elles sont considérées comme les « gestionnaires de l’émotion », selon les termes de Arlie R. Hochschild, c’est-à-dire que l’on attend d’elles qu’elles prennent en charge et assurent le bien-être émotionnel des membres de leur famille comme des personnes qu’elles côtoient professionnellement.

    Dans son ouvrage Les couilles sur la table, Victoire Tuaillon développe l’hypothèse intéressante selon laquelle les hommes exploiteraient cette disposition : « La masculinité va souvent de pair avec la rétention des émotions, le refus de la vulnérabilité, une réticence aux conversations profondes et intimes. (…) Toute la manœuvre [consiste donc] pour eux à dissimuler ces demandes émotionnelles et à faire en sorte que les femmes y répondent d’elles-mêmes ». Sans que la chose soit nécessairement consciente ni volontaire, les hommes considéreraient le « travail émotionnel » comme étant inhérent à l’existence féminine, quelque chose qui leur serait en quelque sorte dû.

    Ce qui est certain, c’est que le fardeau des émotions est lourd à porter pour les femmes. En période de confinement, il peut devenir proprement insupportable, s’ajoutant à la charge domestique (assumer l’essentiel de l’entretien de la maison, du linge et des repas), à la charge parentale (augmentée de la nécessité d’occuper et d’éduquer les enfants) et à la charge mentale (prévoir les besoins de tous et organiser leur satisfaction). L’autrice Emma décrit, dans le tome trois de sa série Un autre regard, cette responsabilité que les femmes s’imposent de devoir assurer le confort émotionnel de leur entourage : se priver d’une sortie pour ne pas laisser son conjoint s’occuper seul des enfants, acheter ce que les uns et les autres apprécient et y ajouter quelques surprises, accepter de n’avoir pas eu d’orgasme lors d’une relation sexuelle et qu’elle s’arrête avec celui de son partenaire, se soucier de la santé de tous les membres de la famille et veiller à maintenir le lien entre les générations… En un mot, être en permanence attentive aux besoins d’autrui, généralement sans obtenir ni aide ni remerciement.

    On imagine de quel poids cet « effort émotionnel » pèse au quotidien en contexte confiné. En plus de se trouver réassignées à domicile, enjointes d’assurer la gestion pratique de cette situation, les femmes doivent affronter l’angoisse de leurs proches et s’efforcer de l’atténuer alors même qu’elles n’y échappent pas. Ce sont elles qui soutiennent, qui rassurent, qui consolent et qui caressent. Il ne s’agit pas d’essentialiser, car il va de soi que les hommes sont tout autant capables de sollicitude et de tendresse mais, pour des raisons qui ont trait à des siècles de construction sociale des stéréotypes de genre, c’est bien aux femmes que l’on demande en priorité (et en urgence) d’appliquer la « règle des sentiments » au sein de leur foyer. Ce sont donc elles plus que les autres qui risquent de subir un véritable épuisement moral et psychique.

    Que dire alors de celles qui exercent les métiers de la santé, du soin et de l’aide à la personne ? Si les femmes y sont si nombreuses, on l’aura compris, c’est que l’on considère comme allant de soi qu’elles mettent leurs capacités émotionnelles aux service des autres. Dans le milieu professionnel plus encore que dans la vie privée, cette supposée aptitude innée dans le domaine de la gestion des émotions n’est ni reconnue ni valorisée.

    Les auxiliaires de vie, infirmières et aides-soignantes portent déjà en temps ordinaire la charge du bien-être émotionnel des patient·e·s et de leur entourage. Quand on pardonnera aux médecins de vouloir se protéger en limitant tout investissement personnel dans la vie des malades, on attendra d’elles qu’elles fournissent les gestes et les mots qui réconfortent et qui accompagnent. Il en va d’une exigence de conformité à leur rôle professionnel. Bien évidemment, ce partage n’est pas étanche, les attitudes des unes et des autres pouvant être inverses. Reste que, du fait de leur écrasante majorité dans les métiers du care, ce sont bien les femmes qui assument, de façon invisible, l’essentiel de ce travail émotionnel.

    S’il est un des aspects du drame que nous ne devrons pas oblitérer, c’est bien celui-ci : nous tenons par la force des sentiments qui nous lient.

    Dans un beau texte issu d’un livre collectif, La philosophie du soin, Claire Marin fait de « l’attention à l’autre comme disponibilité sensible » la condition non seulement décisive mais préalable du soin. Cette disposition, observe-t-elle, implique une tension entre le geste souvent rude visant à traiter le mal et les mots bienveillants destinés à rassurer. Parce que la maladie produit une douloureuse dissociation intérieure entre le sujet et son corps, parce qu’elle prive le malade de celui qu’il était, les soignant·e·s s’efforcent d’atténuer ce « malheur » par « une attention personnalisée et humaine à la souffrance ». En situation d’urgence, la chose relève du défi permanent. En plus du contexte médical proprement effarant dans lequel elles/ils travaillent, s’ajoute aujourd’hui la détresse morale inouïe des patient·e·s et de leurs familles.

    « La difficulté du soin, en médecine comme dans toute autre relation, tient à la peine que chacun éprouve à se vider de soi pour accueillir dans sa pleine mesure la demande d’autrui », écrit Claire Marin, ajoutant que « cet élan vers l’autre sans intentionnalité est une ascèse éreintante, puisqu’elle exige de se mettre entre parenthèses, se retirer de soi pour se laisser envahir par la douleur de l’autre ». Voilà précisément ce à quoi sont confrontées toutes celles et ceux qui accueillent les malades du Covid-19, à cet épuisant travail émotionnel visant à remettre le/la malade dans son corps humain (et non objet) et donc dans son être.

    Il semblerait que nous en ayons pris conscience, même si confusément, comme l’exprime ce besoin que nous avons de les remercier chaque jour. Mais les applaudissements aux balcons ne suffiront pas. Il faudra veiller, une fois que nous serons sortis de cette séquence confinée, à ne pas oublier que les personnes hospitalisées ont non seulement reçus tous les soins qu’il était possible de leur dispenser mais qu’elles ont aussi été accueillies et soignées avec sollicitude. Les primes annoncées ne doivent pas rester ponctuelles, c’est toute la chaîne des métiers du care qu’il convient de revaloriser pour qu’enfin soit reconnue l’importance de l’implication émotionnelle de celles (et ceux) qui les assument. S’il est un des aspects du drame que nous ne devrons pas oblitérer, c’est bien celui-ci : nous tenons par la force des sentiments qui nous lient.

    Il faudra donc aussi prendre au sérieux l’épuisement de celles qui auront supporté, en plus de tout le reste, la charge des émotions au sein de leurs familles. Là, c’est une véritable révolution des mentalités qui doit être initiée. Elle passera par un processus de déconstruction des stéréotypes de genre relatifs aux sentiments. L’attention à l’autre et la tendresse ne sont pas des exclusivités féminines, il n’y a pas de honte à exprimer ce que l’on ressent, y compris ce qui fait de nous des êtres vulnérables, lorsque l’on est un homme. Les émotions n’ont pas de genre, elles sont le propre de notre condition humaine. Quand nous nous retrouverons, faisons en sorte de nous débarrasser de ce mythe qui pose que nous n’avons besoin que de mobilité et d’adaptabilité pour restaurer notre sens de la proximité et de l’altérité. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons alors à nouveau nous laisser toucher, dans tous les sens que revêt ce mot.

  • Épidémie virale et panique morale : les quartiers populaires au temps du Covid-19

    Par Renaud Epstein et Thomas Kirszbaum
    Sociologue, Sociologue
    https://aoc.media/analyse/2020/04/14/epidemie-virale-et-panique-morale-les-quartiers-populaires-au-temps-du-covid-19/?loggedin=true
    Les quartiers populaires fournissent le gros des troupes face à l’épidémie de Covid-19. Il n’est donc pas interdit d’espérer qu’à la « guerre sanitaire » succédera une bataille politique et sociale, pour que leurs habitants ne soient plus considérés comme une menace, mais voient leurs mérites reconnus et les risques disproportionnés qu’ils encourent enfin pris en compte. N’en déplaise aux spécialistes de la stigmatisation qui ont encore donné de la voix ces derniers jours.

    Dans Folk Devils and Moral Panics, le sociologue britannique Stanley Cohen rappelait que « de temps à autre, les sociétés sont en proie à des épisodes de panique morale. Une circonstance, un événement, une personne ou un groupe de personnes sont alors définis comme une menace pour les valeurs et intérêts de la société. Les médias les dépeignent de façon stylisée et stéréotypée ; rédacteurs en chef, autorités religieuses, politiciens et autres personnes bien-pensantes érigent des barrières morales ; des experts patentés formulent leurs diagnostics et solutions ; des réponses nouvelles apparaissent et (plus souvent) des mesures anciennes sont réactivées ; enfin la circonstance ou l’événement se résorbe et disparaît, ou au contraire s’aggrave et gagne en visibilité »[1].

    La stigmatisation des habitants des quartiers populaires suspectés de ne pas respecter le confinement entré en vigueur le 17 mars dernier relève assurément de cette définition canonique du phénomène de panique morale. Dès le lendemain, ils étaient pointés du doigt par des médias et sur les réseaux sociaux, submergés par un flot d’indignation visant le comportement d’une population qui serait toujours prompte à se soustraire à la règle commune.

    Le ton a été donné avec la publication d’un article de Valeurs Actuelles intitulé « Barbès, Château Rouge, La Chapelle : ces quartiers où l’on se fiche des règles de confinement ». Dans le déferlement médiatique qui suit bientôt, polémistes (Michel Onfray, Éric Zemmour), figures politiques (Eric Ciotti, Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen) et représentants des syndicats policiers (Synergie, Unité SGP Police-FO) en appellent au déploiement de l’armée ou à l’instauration d’un couvre-feu pour faire plier la « racaille », les « quartiers d’immigrés » et autres « territoires perdus de la République ».

    Reprenant l’antienne sur les « avantages indus » accordés aux quartiers et la « prime aux fauteurs de trouble », les mêmes ont dénoncé une indulgence coupable de l’État qui, loin de chercher à mater les réfractaires, se serait laissé intimider et aurait opté pour un « confinement à géométrie variable ». L’indignation a redoublé après que la presse a décrit la saturation des services de réanimation en Seine-Saint-Denis, l’afflux de malades étant présenté comme une preuve infaillible du manquement des habitants de ce département emblématique du « problème des banlieues » aux règles élémentaires du vivre-ensemble en temps de pandémie.
    De la peste au terrorisme, la peur séculaire des quartiers populaires

    Il n’aura donc fallu que quelques jours pour que les spécialistes de la stigmatisation des quartiers populaires adaptent leurs discours à la nouvelle donne pandémique. Cette panique morale n’est guère surprenante au regard de l’histoire longue de l’ostracisation des pauvres et des minorités accusés de propager les épidémies. Ce fut le cas au Moyen Âge avec la peste, maladie des pauvres, des quartiers insalubres et des logements misérables qui a suscité, dans les villes européennes, des violences contre les mendiants, les étrangers et les communautés juives, boucs émissaires d’une maladie terrifiante et mystérieuse qu’ils étaient suspectés de diffuser.

    Avec l’épidémie de choléra au XIXe siècle, les pauvres et les étrangers furent de nouveaux visés, en particulier les « Orientaux » dénoncés pour leur saleté et pour la menace épidémique que représentaient leurs pèlerinages à La Mecque. Il en a été de même avec la tuberculose à la fin du XIXe siècle, qui fournit l’occasion à des bourgeois pétris de pensée hygiéniste d’exprimer leur répugnance vis-à-vis des mœurs et de l’immoralité des habitants des faubourgs ouvriers[2].

    Le travail des historiens s’avère précieux car il nous rappelle que les quartiers populaires ont toujours cristallisé les grandes peurs sociales. Les faubourgs ouvriers du XIXe siècle étaient dépeints par leurs contemporains des classes dominantes comme un monde peuplé d’une espèce à part et menaçante. Si les premiers temps des grands ensembles HLM ont constitué une sorte de parenthèse heureuse – quoique rétrospectivement idéalisée – dans l’histoire du logement des classes populaires, c’est sur ces quartiers que l’anxiété sociale s’est de nouveau fixée à partir de la fin des années 1970.

    Le processus d’altérisation de cités de banlieue mobilise depuis lors deux ingrédients principaux et souvent associés : les comportements déviants des jeunes et la surreprésentation des minorités raciales. Face à ces groupes perçus comme menaçants, une « circonstance » ou un « événement », pour reprendre les termes de S. Cohen, suffisent à enclencher le mécanisme de la panique morale. On pense bien sûr aux épisodes émeutiers qui émaillent l’histoire des grands ensembles depuis la fin des années 1970 et dont les révoltes de l’automne 2005 constituent l’acmé, mais aussi aux « incivilités » du quotidien.

    On pense également à la litanie des polémiques (foulard, burkini, repas sans porc, drapeaux algériens…) sur un supposé « communautarisme » ou « séparatisme » cherchant à substituer l’ordre particulier de groupes ethnico-religieux à la loi commune. Enfin, l’imaginaire politique et social sur les banlieues populaires s’est enrichi d’une nouvelle figure effroyable depuis les attentats de 2015 et des années suivantes, celle du jeune radicalisé voulant frapper non seulement la France, mais sa « civilisation ». Par-delà les djihadistes, ce sont les habitants des quartiers populaires dans leur ensemble qui sont depuis lors suspectés d’être réfractaires aux « valeurs de la République ».

    Dans ce contexte, les fabricants de paniques morales n’ont de cesse de débusquer des comportements et attitudes symptomatiques, de leur point de vue, du rejet des normes de civilité majoritaires. Alors même que les comportements des habitants des quartiers bourgeois n’ont pas été des plus exemplaires vis-à-vis du confinement imposé par la lutte contre le covid-19, le relevé obsessionnel et l’exagération des transgressions mettant en cause des habitants des quartiers populaires n’est qu’une manifestation supplémentaire des mécanismes d’ostracisation de ces « parias urbains », suivant l’expression de Loïc Wacquant.
    Le covid-19, révélateur d’inégalités socio-spatiales invisibilisées

    L’incrimination précoce des quartiers populaires, supposément rétifs au confinement, a rapidement suscité un contre-feu nourri de la part d’élus locaux, d’acteurs de terrain et d’habitants, choqués par des discours qui transforment les victimes en coupables. Si le confinement a moins été respecté dans ces quartiers – ce qui reste à démontrer –, c’est d’abord parce que nombre de leurs habitants ne bénéficient pas de cette mesure protectrice. C’est notamment le cas des aide-soignant·e·s, assistantes maternelles, employé·e·s de la grande distribution, chauffeurs livreurs, agents d’entretien et autres professions surreprésentées dans les quartiers, tou·te·s en première ligne pour faire tourner un pays mis à l’arrêt par le coronavirus.

    Comme le résume le maire de Grigny, Philippe Rio, « les habitants des quartiers, c’est l’armée de l’ombre de cette guerre sanitaire ». Et cette armée de l’ombre s’avère particulièrement vulnérable face à la menace virale. Les territoires qui ont fourni le gros des troupes envoyées au front, sans matériel de protection, cumulent en effet les facteurs de vulnérabilité sociale et sanitaire, favorisant à la fois la propagation du virus et sa létalité. La densité urbaine, le surpeuplement fréquent des logements où cohabitent plusieurs générations, la faiblesse de l’offre commerciale renforcée par la fermeture des marchés rendent difficile la distanciation sociale.

    Cette configuration favorable à la diffusion du virus est d’autant plus préoccupante que la proportion de personnes obèses, diabétiques, touchées par des maladies respiratoires et affections de longue durée est nettement plus élevée dans les quartiers populaires que dans les autres territoires. Ces quartiers concentrant les facteurs de vulnérabilité au covid-19 sont aussi parmi les plus exposés aux inégalités d’accès aux soins, pour des raisons économiques et du fait de la désertification médicale qui les affecte massivement.

    Si les quartiers populaires semblent particulièrement touchés par le covid-19, c’est donc moins pour des raisons culturelles que structurelles. On peut d’ailleurs craindre que ces inégalités chroniques soient fortement amplifiées par la crise en cours. C’est le cas dans le domaine scolaire, la « continuité pédagogique » telle qu’organisée par l’Éducation nationale ne pouvant qu’accentuer les écarts entre les élèves qui disposent de toutes les ressources informatiques et familiales pour poursuivre leurs apprentissages à domicile et ceux, nombreux dans les quartiers populaires, qui se trouvent privés de telles ressources.

    Par ailleurs, de nombreux témoignages laissent penser que le contrôle policier des attestations de déplacement reproduit voire amplifie les pratiques discriminatoires des forces de l’ordre envers les jeunes des quartiers populaires, bien loin du « traitement de faveur » évoqué par certains médias. Le covid-19 fonctionne ainsi comme un révélateur d’inégalités socio-spatiales qui se combinent au détriment des quartiers populaires. Il rend visible l’ampleur des difficultés que connaissent leurs habitants – des difficultés qui avaient été progressivement occultées ces dernières années sous l’effet des discours opposant les cités de banlieue à une « France périphérique » dont les souffrances ont occupé le devant de la scène avec le mouvement des Gilets Jaunes.
    De l’irruption de la menace à la reconnaissance des risques

    Après l’incrimination sans nuance des habitants des quartiers populaires, le débat public s’est donc peu à peu rééquilibré. Les multiples vulnérabilités et inégalités qu’aura révélées la pandémie suffiront-elles à provoquer un élan de solidarité en direction des quartiers défavorisés ? Un regard rétrospectif sur quarante ans de politique de la ville invite à la prudence. L’accumulation de connaissances toujours plus fines sur les inégalités socio-spatiales n’a pas mis fin à l’iniquité des politiques publiques qui consacrent toujours moins de ressources aux quartiers « prioritaires » de la politique de la ville qu’à d’autres territoires, alors que les besoins y sont plus élevés.

    La solidarité nationale en direction de quartiers qui n’ont de prioritaires que le nom n’a jamais été indexée sur l’ampleur objective de leurs difficultés. Il serait tout aussi hasardeux de croire que des inégalités structurelles puissent se résorber par un sursaut de paternalisme bienveillant à l’égard de leurs habitants. Depuis près d’un demi-siècle, la prise en charge politique du « problème des banlieues » a d’abord visé à répondre à l’anxiété qui saisit le corps social dans son ensemble lorsque surgit une menace, que celle-ci prenne la forme d’une émeute urbaine, d’un attentat terroriste ou d’une simple affirmation identitaire. Dit autrement, la sollicitude politique à l’égard des banlieues populaires n’est pas tant affaire de compassion que de souci de contenir un risque pour la société.

    La pandémie du covid-19 constitue justement l’exemple paradigmatique d’un risque localisé susceptible de se propager dans l’ensemble du territoire et de la société. Aussi se pourrait-il que la mise en lumière de la vulnérabilité des quartiers populaires à l’épidémie et des interdépendances entre territoires soit le levier inattendu d’une prise de conscience et d’une mobilisation des pouvoirs publics en leur faveur. La cartographie des foyers épidémiques à la fin du XIXe et au début du XXe siècle avait contribué à l’émergence de politiques locales de santé et de lutte contre l’insalubrité urbaine. Il n’est pas interdit d’espérer qu’à la « guerre sanitaire » succédera une bataille politique et sociale pour que les habitants des quartiers populaires ne soient plus considérés comme une menace, mais voient leurs mérites reconnus et les risques disproportionnés qu’ils encourent enfin pris en compte.

  • Épidémie virale et panique morale : les quartiers populaires au temps du Covid-19 | AOC media - Analyse Opinion Critique
    Par Renaud Epstein et Thomas Kirzbaum
    https://aoc.media/analyse/2020/04/14/epidemie-virale-et-panique-morale-les-quartiers-populaires-au-temps-du-covid-

    La pandémie du covid-19 constitue justement l’exemple paradigmatique d’un risque localisé susceptible de se propager dans l’ensemble du territoire et de la société. Aussi se pourrait-il que la mise en lumière de la vulnérabilité des quartiers populaires à l’épidémie et des interdépendances entre territoires soit le levier inattendu d’une prise de conscience et d’une mobilisation des pouvoirs publics en leur faveur. La cartographie des foyers épidémiques à la fin du XIXe et au début du XXe siècle avait contribué à l’émergence de politiques locales de santé et de lutte contre l’insalubrité urbaine. Il n’est pas interdit d’espérer qu’à la « guerre sanitaire » succédera une bataille politique et sociale pour que les habitants des quartiers populaires ne soient plus considérés comme une menace, mais voient leurs mérites reconnus et les risques disproportionnés qu’ils encourent enfin pris en compte.

    #COVID-19 #coronavirus #quartiers #médias #populisme #inégalités #stigmatisation

  • Épidémie virale et panique morale : les quartiers populaires au temps du Covid-19 | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/04/14/epidemie-virale-et-panique-morale-les-quartiers-populaires-au-temps-du-covid-

    Par Renaud Epstein et Thomas Kirszbaum

    Dans Folk Devils and Moral Panics, le sociologue britannique Stanley Cohen rappelait que « de temps à autre, les sociétés sont en proie à des épisodes de panique morale. Une circonstance, un événement, une personne ou un groupe de personnes sont alors définis comme une menace pour les valeurs et intérêts de la société. Les médias les dépeignent de façon stylisée et stéréotypée ; rédacteurs en chef, autorités religieuses, politiciens et autres personnes bien-pensantes érigent des barrières morales ; des experts patentés formulent leurs diagnostics et solutions ; des réponses nouvelles apparaissent et (plus souvent) des mesures anciennes sont réactivées ; enfin la circonstance ou l’événement se résorbe et disparaît, ou au contraire s’aggrave et gagne en visibilité »[1].

    La stigmatisation des habitants des quartiers populaires suspectés de ne pas respecter le confinement entré en vigueur le 17 mars dernier relève assurément de cette définition canonique du phénomène de panique morale. Dès le lendemain, ils étaient pointés du doigt par des médias et sur les réseaux sociaux, submergés par un flot d’indignation visant le comportement d’une population qui serait toujours prompte à se soustraire à la règle commune.

    Il n’aura donc fallu que quelques jours pour que les spécialistes de la stigmatisation des quartiers populaires adaptent leurs discours à la nouvelle donne pandémique. Cette panique morale n’est guère surprenante au regard de l’histoire longue de l’ostracisation des pauvres et des minorités accusés de propager les épidémies. Ce fut le cas au Moyen Âge avec la peste, maladie des pauvres, des quartiers insalubres et des logements misérables qui a suscité, dans les villes européennes, des violences contre les mendiants, les étrangers et les communautés juives, boucs émissaires d’une maladie terrifiante et mystérieuse qu’ils étaient suspectés de diffuser.

    Avec l’épidémie de choléra au XIXe siècle, les pauvres et les étrangers furent de nouveaux visés, en particulier les « Orientaux » dénoncés pour leur saleté et pour la menace épidémique que représentaient leurs pèlerinages à La Mecque. Il en a été de même avec la tuberculose à la fin du XIXe siècle, qui fournit l’occasion à des bourgeois pétris de pensée hygiéniste d’exprimer leur répugnance vis-à-vis des mœurs et de l’immoralité des habitants des faubourgs ouvriers[2].

    Le travail des historiens s’avère précieux car il nous rappelle que les quartiers populaires ont toujours cristallisé les grandes peurs sociales. Les faubourgs ouvriers du XIXe siècle étaient dépeints par leurs contemporains des classes dominantes comme un monde peuplé d’une espèce à part et menaçante. Si les premiers temps des grands ensembles HLM ont constitué une sorte de parenthèse heureuse – quoique rétrospectivement idéalisée – dans l’histoire du logement des classes populaires, c’est sur ces quartiers que l’anxiété sociale s’est de nouveau fixée à partir de la fin des années 1970.

    L’incrimination précoce des quartiers populaires, supposément rétifs au confinement, a rapidement suscité un contre-feu nourri de la part d’élus locaux, d’acteurs de terrain et d’habitants, choqués par des discours qui transforment les victimes en coupables. Si le confinement a moins été respecté dans ces quartiers – ce qui reste à démontrer –, c’est d’abord parce que nombre de leurs habitants ne bénéficient pas de cette mesure protectrice. C’est notamment le cas des aide-soignant·e·s, assistantes maternelles, employé·e·s de la grande distribution, chauffeurs livreurs, agents d’entretien et autres professions surreprésentées dans les quartiers, tou·te·s en première ligne pour faire tourner un pays mis à l’arrêt par le coronavirus.

    Comme le résume le maire de Grigny, Philippe Rio, « les habitants des quartiers, c’est l’armée de l’ombre de cette guerre sanitaire ». Et cette armée de l’ombre s’avère particulièrement vulnérable face à la menace virale. Les territoires qui ont fourni le gros des troupes envoyées au front, sans matériel de protection, cumulent en effet les facteurs de vulnérabilité sociale et sanitaire, favorisant à la fois la propagation du virus et sa létalité. La densité urbaine, le surpeuplement fréquent des logements où cohabitent plusieurs générations, la faiblesse de l’offre commerciale renforcée par la fermeture des marchés rendent difficile la distanciation sociale.

    Cette configuration favorable à la diffusion du virus est d’autant plus préoccupante que la proportion de personnes obèses, diabétiques, touchées par des maladies respiratoires et affections de longue durée est nettement plus élevée dans les quartiers populaires que dans les autres territoires. Ces quartiers concentrant les facteurs de vulnérabilité au covid-19 sont aussi parmi les plus exposés aux inégalités d’accès aux soins, pour des raisons économiques et du fait de la désertification médicale qui les affecte massivement.

    Si les quartiers populaires semblent particulièrement touchés par le covid-19, c’est donc moins pour des raisons culturelles que structurelles. On peut d’ailleurs craindre que ces inégalités chroniques soient fortement amplifiées par la crise en cours. C’est le cas dans le domaine scolaire, la « continuité pédagogique » telle qu’organisée par l’Éducation nationale ne pouvant qu’accentuer les écarts entre les élèves qui disposent de toutes les ressources informatiques et familiales pour poursuivre leurs apprentissages à domicile et ceux, nombreux dans les quartiers populaires, qui se trouvent privés de telles ressources.

    Par ailleurs, de nombreux témoignages laissent penser que le contrôle policier des attestations de déplacement reproduit voire amplifie les pratiques discriminatoires des forces de l’ordre envers les jeunes des quartiers populaires, bien loin du « traitement de faveur » évoqué par certains médias. Le covid-19 fonctionne ainsi comme un révélateur d’inégalités socio-spatiales qui se combinent au détriment des quartiers populaires. Il rend visible l’ampleur des difficultés que connaissent leurs habitants – des difficultés qui avaient été progressivement occultées ces dernières années sous l’effet des discours opposant les cités de banlieue à une « France périphérique » dont les souffrances ont occupé le devant de la scène avec le mouvement des Gilets Jaunes.

    #Coronavirus #Quartiers_populaires #Paniques_morales

  • Covid-19 et capitalisme génétique, Thierry Bardini, Sociologue et agronome
    https://aoc.media/analyse/2020/04/05/covid-19-et-capitalisme-genetique

    Les formes actuelles de la viralité, qu’elle soit biologique, informatique ou informationnelle, organique ou numérique, caractérisent notre entrée dans une nouvelle phase du capitalisme, le capitalisme génétique. Loin de simplement exploiter une réalité matérielle donnée, le nouveau capitalisme produit cette réalité en l’augmentant.

    I just need to have access to the pure virus, that’s all ! For the future ! Terry Gilliam, Twelve Monkeys, 1995.

    Extension du domaine du confinement

    Nous vivons actuellement la première pandémie virale globale. Aujourd’hui, donc, nous sommes confiné·es, comme tout le monde, ou presque. Aujourd’hui, nous pratiquons la « distanciation sociale » et la « quarantaine » plus ou moins auto-imposée. Aujourd’hui, des drones peuvent nous interpeller dans la rue pour nous enjoindre à rentrer dans l’ordre, à deux mètres de notre prochain·e. Aujourd’hui, le signal GPS de nos téléphones cellulaires sert au contrôle biopolitique d’un État plus ou moins soudainement (selon les régimes, mais globalement) revenu à s’intéresser à notre bien-être, à notre santé. Aujourd’hui, les seuls travailleur·es qui restent sont celleux qui n’ont pas le choix, dans la mesure où leur travail est considéré comme « essentiel », où celleux qui peuvent travailler depuis leur domicile. Les premièr·es ont l’honneur insigne de pouvoir éventuellement mourir pour les autres, tandis que les second·es ont l’avantage de continuer à produire quand même.

    Aujourd’hui, chacun·e est libre de se sentir comme un·e réfugié·e parqué·e dans son camp personnel, comme un·e dissident·e, assigné·e à résidence, ou comme un·e criminel·le en prison. Aujourd’hui, les plus optimistes relisent La Chartreuse de Parme, pour y retrouver la recette d’un allusif bonheur certes agrémenté de panop- tique numérique, version YouTube ou Netfix, 100% garanti par les influenceur·es de l’heure. Aujourd’hui, les plus pessimistes sentent la fin du meilleur des mondes possibles, l’effondrement à venir, l’apocalypse.

    Chacun·e, frappé·e d’une sorte de stupeur débilitante, fait une autre expérience du temps, se réinvente peut- être des routines pour tenir, passe quand même de son pyjama de nuit à son pyjama de jour à huit heures tapantes, fait sa journée comme ille peut, prend son apéro sur Skype ou Zoom, et évite si possible de frapper les autres membres du foyer encore présent·es—la presse rapporte cependant qu’à Montréal la ligne SOS vio- lence conjugale a enregistré une hausse des appels de l’ordre de 15% depuis le début du confinement, pendant qu’à Gatineau elle se demande si c’est parce que les victimes sont confinées avec leurs tortionnaires que les appels baissent.
    Demain peut-être nous serons à l’hôpital, en attente d’éventuels soins intensifs. Soit ça manque d’air (c’est confiné), soit ça manque de respirateur.
    Soit ça manque de corps en présence (c’est confiné), soit ça manque de soin. Ça manque de personnel hospitalier.
    Ça manque de tests, d’antiviraux, de lits, de masques, d’alcool à friction, de thermomètres, de papier toilette, de...
    Ça manque ou ça risque de manquer : ON ouvre quand même, ou pas, les écoles et les universités, les stades et les arénas, les bars, les succursales de la société des alcools ou du cannabis, les cavistes, les coffee-shops, les centres commerciaux, les clubs échangistes, les musées, les salons de coiffure et les officines dentaires. De petites ruées précèdent les fermetures. Ça manque déjà, avant même de manquer vraiment. Ça nous manque. Alors en attendant, nous soignons nos angoisses du mieux que nous pouvons.

    Entrée en scène de virus

    And you may ask yourself How do I work this ?[1]

    Alors oui, nous nous la posons, cette question : que faire (quand même) ? Günther Anders nous indique une voie de réponse : « S’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire. » Mais quelle intervention est-elle maintenant possible ? Pour ma part, je n’en connais hélas qu’une seule : cher- cher à faire des liens pour prendre la mesure de cette situation épouvantable, traquer l’évidence non réfléchie, instruire par le verbe le procès du monde – participer à donner les moyens d’émettre un jugement à son égard pour mieux pouvoir y agir. Or il me semble justement que la situation actuelle peut donner matière à un tel travail, une sorte d’arraisonnement en retour des discours techniques et politiques au sujet du virus, pour inaugurer une certaine manière de vivre en poète avec virus. En bref, apprendre de cette situation épouvantable, pour peut-être moins nous épouvanter la prochaine fois, et idéalement, « changer le monde » au passage.

    Penser avec virus.

    Le mot « virus » existe certes depuis longtemps, mais les virus biologiques seulement depuis le début du ving- tième siècle, les virus informatiques seulement depuis son dernier quart[2], alors que la viralité sur les réseaux sociaux, quant à elle, est une invention du vingt-et-unième siècle, une sorte de bouche-à-oreille 2.0. « Virus » vient du latin, où il signifiait « suc, jus, bave, humeur ; venin, poison ; mauvaise odeur, puanteur, infection », mais aussi, chez Pline, « semence animale ». En français, il semble qu’une des premières utilisations du mot au sens d’agent infectieux, « substance capable de transmettre la maladie », date de 1478.[3] En anglais, au début du même siècle, il apparaît au sens de « pus suintant d’une blessure » dans une traduction d’un traité du grand chirurgien milanais Lanfranc. Dans cette même langue, son usage au sens d’agent infectieux est bien établi dès 1785, en référence aux maladies vénériennes. En français, un autre chirurgien de renom, Ambroise Paré, avait déjà fait ce lien dès le seizième siècle dans ses traités où il évoque le virus verollique, ou celui de la rage.[4]

    Cependant, en parallèle à ce que nous considérons maintenant comme l’évolution de son sens « propre » (même si toujours utilisé pour qualifier quelque chose de « sale » ou de dangereux), un autre sens, main- tenant considéré comme figuré, travaille en sous-terrain dans nos langues : celui d’un agent de contagion morale. Ce sens est déjà bien établi durant la Révolution française, lorsqu’un chroniqueur évoquait « les com- munes les plus infectées de ce virus », en parlant de « l’alliage du fanatisme, de l’intolérance avec l’amour de la liberté. »[5] Dans un autre document de la même année, un autre chroniqueur parlait de « purifier du limon de l’aristocratie » les sociétés populaires qui en étaient infectées, démontrant ainsi que cette métaphore de la contagion morale était déjà fort commune.

    Dès 1925, le mot prenait encore un autre sens figuré, cette fois-ci sans connotation péjorative : « goût très vif ou même excessif pour quelque chose, passion. » ON dira alors qu’ON a attrapé le virus de quelque chose, comme, dans une métaphore connexe qui évoque son contraire, le vaccin, ON pourrait dire qu’ON « en a la piqure ». La généalogie de virus – depuis ses sens hérités du Moyen Âge et des discussions théologico-po- litiques de l’excommunication et de la contagion des pêchés, jusqu’à ceux, modernes, d’une science médi- cale triomphante sous couvert du paradigme de la biologie moléculaire et de la thérapie génique, sans cesse annoncée comme remède à tous les maux, ou des virus de l’esprit et autres memes – est donc extrêmement équivoque.
    Cependant, malgré cette profusion de sens, s’il fallait rajouter un qualificatif à l’action des virus, il est fort probable que la plupart s’accorderaient sur « infectieuse ». Les virus, comme chacun·e sait, sont des agents in- fectieux. Pour peu que vous toussiez un peu, vous vous écrierez certainement, « j’ai encore attrapé un mauvais virus ». Ce en quoi vous vous tromperez certainement ! D’abord parce que les mêmes symptômes pourraient provenir d’une infection bactérienne, et ensuite, et surtout, parce qu’ON n’attrape jamais UN virus. Les virus viennent en meutes, en bandes, en hordes, bref, toujours au pluriel. Ce sont des véritables colonies virales que vous avez attrapées, si jamais.

    Certains virus (mais pas le SARS-CoV 2 de la COVID-19) peuvent en outre se transmettre eux-mêmes comme gène et passer ainsi dans le patrimoine génétique d’une autre espèce, non sans emporter des « infor- mations génétiques » venues de leur hôte initial, dans un processus généralement appelé transduction par les biologistes. Des résultats récents de la virologie considèrent la transduction à la fois comme le processus élé- mentaire de l’individuation du vivant et comme un moteur de l’évolution des espèces. La transduction virale décrit donc effectivement une sorte de résonance interne minimale du vivant, dans la mesure exacte où l’exis- tence virale consiste en cette perpétuelle mise en relation du milieu intérieur et du milieu extérieur. Comme un virus transducteur n’a jamais absolument de code propre – son code est toujours à la fois son code et celui d’un autre, il n’a pas systématiquement de milieu intérieur propre – son milieu intérieur est alternativement le sien et celui de son hôte.

    Claude Bernard disait déjà que la vie est le résultat du contact de l’organisme et du milieu ; nous ne pouvons pas la comprendre avec l’organisme seul, pas plus qu’avec le milieu seul. Le virus, comme forme de vie la plus élémentaire, n’est ni intrinsèquement autonome, ni intrinsèquement dépendant, mais bien alternativement
    les deux. Son corps est transitoire et relatif, pure relation, pure immanence. Plus encore, ce qui vaut pour la relation au milieu vaut aussi pour la relation à l’un et au multiple. Le virus, conçu comme entité, n’est ni un, ni multiple, ni individuel, ni population de codes variables, colonie ou meute, mais alternativement les deux. Le virus décrit donc cette limite inférieure de la vie où l’individu est pure relation : il existe entre deux colonies, ne s’intégrant à aucune, et son activité est une activité d’amplification de l’être. Le virus transducteur nous fournit bien ce paradigme élémentaire du vivre ensemble qui caractérise le devenir du vivant, où ce « deux » est toujours déjà n.[6]

    Capitalisme génétique

    Ils sont légion et toutes les bases leur appartiennent, comme le dit le meme sur l’Internet. Ils sont les passeurs de bases, les producteurs de séquences de bases, les transducteurs de bases. Toutes les bases, potentiellement, sont déjà à eux. Ils forment, in-forment et trans-forment les séquences de bases. Ils sont bases ; comme on dit « bases arrières », « bases de données », « bases militaires », et « camps de base ». À la base, vous les trouverez assez systématiquement : assise, support, socle, origine, fondement et principe, ce sur quoi et ce à quoi tient maintenant la vie.

    Ils sont virus. Ils n’existent qu’au pluriel, et font fi des oppositions auxquelles nous semblons tenir avec autant de rancœur, nous les petits humains toujours au singulier. Ils sont légion et multitudes, flux de code, toujours déjà décodés et surcodés. Nous, les humains, croyons avoir tout compris en les réduisant à leur code, à leurs séquences, leurs chiffres et leurs lettres. Comme d’habitude, nous avons tout compris et rien compris, bien sûr : nous commençons à peine à explorer leur réalité. Les bases ne sont que les noms que nous donnons à leur matérialité moléculaire la plus élémentaire, que nous nous plaisons à égrener comme un alphabet à quatre lettres : A, T, C, G. A, adénine ; T, thymine ; C, cytosine ; G, guanine. Quelle simplicité, quelle économie !

    Nous, les humains, croyons connaître leurs formules chimiques et leurs affinités électives. Bases puriques et pyrimidiques, spécifiquement couplées une à une par des liaisons hydrogène : A:T/C:G. Une structure possé- dant des caractères nouveaux d’un intérêt biologique considérable, comme le disaient avec une fausse can- deur les deux individus qui se sont accaparé tout le crédit disponible pour cette « découverte » qui fait époque : il n’a pas échappé à notre attention que l’appariement spécifique que nous avons postulé suggère un possible mécanisme de copie du matériel génétique, écrivaient-ils.[7]
    Intérêt = crédit = mécanisme. Ah la belle équation !
    Nous, les humains, croyons dur comme matière en nos fictions (surtout quand elles rapportent). Un gène, une protéine. De nos fictions, nous inférons un monde que nous arraisonnons par notre technique, pour mieux nous l’approprier séance tenante et en faire notre monde, construit sur et par nos fictions. Nous, les humains, croyons connaître le normal et le pathologique, et divisons le monde en conséquence.

    Nous, les humains, ne doutons de nos fictions que pour mieux leur inventer de nouveaux ressorts causaux. « Efficience » est le nom de notre errance, que nous aimons considérer comme seule logique.
    Devenus industrieux, nous avons capitalisé sur nos instruments, et rebaptisé notre logique en conséquence : instrumentale. Au passage, les virus sont éventuellement devenus nos instruments les plus élémentaires, les vecteurs de nos errances, de notre manie d’appropriation. En fait, ils sont la base même du développement d’une nouvelle phase du capitalisme mondial. Le patrimoine génétique est ainsi devenu le fonds de commerce d’un nouvel eldorado, et les virus leurs nouveaux agents – comme dans « agents de change » ou « agents d’immeuble ».

    Aujourd’hui en effet le vivant, quelle que soit notre incapacité à le définir encore, quelles que soient ses frontières floues, représente le potentiel de développement le plus fantastique pour le marché, un formidable réservoir d’opportunités de business, comme on dit en franglais international. Deux ans avant la fin du der- nier siècle, un gourou de la prospective avait déjà qualifié notre siècle, le vingt-et-unième, de « siècle biotech ». Peut-être ne faudrait-il pas trop le prendre au sérieux – il avait aussi naguère promis la fin du travail, l’âge de l’accès, et plus récemment la civilisation de l’empathie et la troisième révolution industrielle – mais quand même...

    Quand même, l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), véritable fer de lance de l’idéologie libérale des pays les plus riches de la planète, définissait dès 1982 les biotechnologies comme « l’application des principes scientifiques et de l’ingénierie à la transformation de matériaux par des agents biologiques pour produire des biens et services ». La même Organisation considérait que la résolution des problèmes mondiaux de l’alimentation, de la santé et de l’environnement dépendrait dans une grande mesure du développement des industries qui les emploieraient. Rien de moins.
    Trente-huit ans plus tard, les mêmes problèmes continuent d’accabler la planète – et surtout ses habitant·es les plus pauvres, relativement de plus en plus nombreux – mais les biotechnologies sont toujours là, et elles se portent bien, elles. Le 25 mars 2015, la Grande chambre des recours de l’Office Européen des Brevets (OEB) a officiellement conclu (pour un temps ?) une polémique qui aura duré près de quarante ans et ouvert la voie au brevetage du vivant en Europe (pourtant longtemps réfractaire à cette possibilité) en décrétant qu’un produit obtenu par un procédé essentiellement biologique est [dorénavant] brevetable. Les grands acteurs universi- taro-industriels des biotechnologies n’avaient certes pas attendu cette conclusion : selon des travaux publiés au mois d’octobre de la même année dans la prestigieuse revue Science, environ 20% des gènes humains font déjà l’objet de brevets. Sans parler de ceux déposés et acceptés pour rendre propriétaires les séquences en pro- venance d’autres formes de vie – animales, végétales, bactériennes, ou virales, bien sûr.

    À la définition originelle et quelque peu abstraite de l’OCDE se sont substitués de nouveaux vocables, au fur et à mesure du développement de la science et des stratégies de relations publiques des grandes industries biotechnologiques de ce monde : génie génétique hier, biologie de synthèse aujourd’hui. Un crabe, sous n’importe quel nom, n’oublierait pas la mer, écrivait naguère Paul Éluard (avec l’aide de Benjamin Perret). Aujourd’hui, Wikipedia, cette encyclopédique base de connaissances au goût du jour, regrette l’abus de lan- gage qui consiste à restreindre les biotechnologies au seul génie génétique – et plus précisément aux techno- logies issues de la transgénèse, cette capacité à implanter une séquence d’un être vivant dans un autre, faisant ainsi de ce dernier un être vivant transgénique, aussi appelé organisme génétiquement modifié (ou OGM). Wikipedia date un peu, cependant : le vrai goût du jour, c’est maintenant la synthèse d’un organisme entier, et non plus sa « simple » modification. Les OGM, c’est déjà du passé, dépassé. Nous entrons dans l’ère de l’ingénierie de la créature.

    L’heure est en effet à la biologie de synthèse, et le rêve démiurgique de la production artificielle du vivant semble (enfin ?) à la portée des ambitions humaines – qui, comme chacun sait, sont sans limites. Ce rêve-là n’est certes pas nouveau. Il suffit pour s’en convaincre de citer, comme tout le monde qui s’intéresse à cet apparent destin des savoirs et pratiques biologiques, la fameuse injonction du professeur Stéphane Leduc, dès 1912 : La biologie est une science comme les autres, soumise aux mêmes lois, aux mêmes règles, à la même évolution ; les mêmes méthodes lui sont applicables. Comme les autres sciences, elle doit être successivement descriptive, analytique et synthétique.
    En notant qu’en ce début de siècle, seule la chimie organique synthétique était déjà constituée, reconnue, et admise, Leduc se demandait non seulement pourquoi les autres parties de la biologie synthétique n’existaient pas encore, mais surtout pourquoi leur étude n’était même pas admise. S’il ne se hasarda pas à donner une réponse à sa propre question, il en proposa une autre (rhétorique ?) en lieu et place : en quoi est-il moins ad- missible, se demanda-t-il, de chercher à faire une cellule que de chercher à faire une molécule ? Aujourd’hui, c’est chose faite : dès 2003, Craig Venter et son équipe annonçaient la création du premier virus de synthèse, le phage φX174.

    Depuis les années soixante, « virus » s’est en fait imposé tranquillement comme la signature d’une nouvelle forme du capitalisme, que j’appelle capitalisme génétique. Comment, en quelques décennies, ce qui paraissait antérieurement comme le germe du mal, l’ennemi invisible et redoutable de tous les accros de l’hygiène phy- sique ou psychique, a-t-il pu devenir ainsi la mesure même du succès, le parangon de la réussite numérique ? Aujourd’hui en effet, il semble que nous pouvons tout autant craindre être contaminés par un virus que rêver d’en devenir un, et contaminer les autres (sur Facebook ou Instagram).

    D’aucun·es ne manqueront pas de penser que tout ceci n’est guère que métaphore, que ce n’est que par les hasards d’une culture de plus en plus globale, et donc de plus en plus aliénante, que le même mot, virus, peut désigner à la fois un coronavirus, une infection de votre disque dur, ou vous-même sur Twitter – autant de manifestations étrangères les unes aux autres, qu’aucune causalité certaine ne paraît lier entre elles. Celleux-là diront que ce n’est que par la malchance résultante d’une pauvreté lexicale affligeante que le même mot, virus, en vint, au début des années quatre-vingt, à passer à la fois pour la cause du mal de cette fin de siècle, le ter- rible Syndrome d’Immuno-Déficience Acquis, et des infections qui affecteraient dès lors nos ordinateurs en nombre proliférant.[8]

    À ceci je rétorque[9] que le virus est le moteur de notre subjectivation à venir, sous le régime rénové des dispositifs des sociétés génétiques, qui feront bientôt passer ceux des sociétés disciplinaires et des sociétés de contrôle pour de grossiers jeux d’enfants. Non plus : je peux te mater, te contrôler, te surveiller ou te punir. Mais bien : je peux te faire (et te défaire). We can build you, comme l’écrivait un visionnaire (Philip K. Dick) dès 1972. Ultime avatar de la honte prométhéenne jadis diagnostiquée par Günther Anders comme le symp- tôme le plus clair de l’obsolescence de l’homme, transformée aujourd’hui en vecteur de l’angoisse terminale des sujets désaffecté·es des sociétés post-post-industrielles, le virus s’impose comme la forme à venir de notre condition, son actualisation fatale et prolifique. Baudrillard l’avait compris dès la fin du siècle dernier[10]. Et il avait raison : ceci n’est pas une métaphore.

    Machine du quatrième type et subjectivation virale

    Ma thèse, brièvement énoncée, est la suivante : les formes actuelles de la viralité, qu’elle soit biologique, informatique ou informationnelle, organique ou numérique, caractérisent notre entrée dans une nouvelle phase du capitalisme, le capitalisme génétique. Dans cette nouvelle phase, les dispositifs de subjectivation s’articulent sur des machines cybernétiques maintenant capables d’effectuer concrètement la convergence des codes, du code binaire des ordinateurs au code génétique du vivant, et vice-versa, du « vrai monde » de la matière à une couche d’information qu’elles lui surimposent, et vice-versa. Loin de simplement exploiter une réalité matérielle donnée, le nouveau capitalisme produit cette réalité en l’augmentant.

    Ceci est particulièrement vrai dans le domaine du vivant. Dans ce domaine, le capitalisme génétique dépasse toute forme d’amélioration antérieure (domestication, dressage, élevage, croisement, sélection génétique), en ouvrant la voie vers la synthèse d’êtres vivants ou de parties d’êtres vivants augmentés par des moyens issus de la maîtrise de ces nouvelles machines cybernétiques (de l’ADN recombinant à CRISPR-Cas9). L’espèce humaine apparaît donc en mesure de devenir le designer du vivant, du fait du développement de ces tech- nologies. Alors que jusqu’à présent l’humain transformait les performances du vivant, il peut maintenant en modifier les compétences mêmes, inaugurant ainsi l’ère de l’ingénierie de la créature : par-delà le phantasme de « la production de l’homme par l’homme » (sic), se profile la machine du quatrième type et sa production de matériau vivant partiellement ou totalement synthétique.

    Quelle est donc cette machine, qui reconfigure maintenant le vivant comme potentiel produit, comme mar- chandise manufacturée ? Après les machines archaïques des sociétés de souveraineté (I), après les machines motorisées des sociétés disciplinaires (II), après les machines informatiques des sociétés de contrôle (III), l’humanité fait maintenant face à l’émergence de ses machines bio-informatiques (IV). La dernière phase en date de la série souveraineté/discipline/contrôle, théorisée par Michel Foucault[11] et Gilles Deleuze[12] au siècle dernier, est l’encodage/décodage cybernétique du vivant même, ADN et bits.
    Le prototype de la machine de troisième espèce, le régulateur à boules de James Watt, est advenu avec la pre- mière machine motorisée fonctionnelle, le moteur à vapeur. De la même manière, la machine génétique est advenue avec le premier ordinateur pleinement fonctionnel, la machine informatique personnelle et distribuée. Le chiasme de la modernité tardive est donc le suivant : la machine génétique est à la machine cyberné- tique ce que le régulateur à boule était au moteur à vapeur. Ce n’est qu’une fois que le monde a été enveloppé dans un réseau global d’ordinateurs personnels gonflés à bloc que le vivant a pu être réduit à une banque de données génétiques.

    Le génome décrypté est le nouvel étalon, remplaçant la monnaie en un nouvel équivalent général, et la banque de données génétiques est l’institution financière du futur. La théorie de la valeur rapidement esquis- sée ici se conçoit comme suit. Comme le voulait l’économie politique marxiste, le temps de travail aurait dû être à l’ère industrielle le référent de la valeur d’usage, traduit en salaire par le medium de la monnaie. Mais sous la forme du capital fixe, le référent ultime devint plutôt la machine, moteur d’une économie entièrement tournée vers la valeur d’échange. Lorsque le capitalisme est devenu essentiellement financier, la monnaie s’est affranchie de son rôle d’intermédiaire et de son ancrage dans la matérialité du travail pour devenir sa propre cause, son propre medium : la monnaie sert alors avant tout à produire de la monnaie, dans une spirale de virtualisation hors contrôle, où la monnaie devient essentiellement information.

    Or voici qu’apparaît un type d’information qui change à nouveau la donne : l’information génétique, comme en témoigne l’usage de la notion de « patrimoine génétique ». La dernière frontière du capital, c’est la mon- naie vivante, et lorsque la matérialité revient dans l’équation, ce n’est plus en tant que cause première, mais bien cette fois sous la forme de la conséquence. D’organe reproducteur de la machine, l’humain en devient le produit. Virus est le stade élémentaire de la monnaie vivante.

    L’ère des biotechnologies informatisées inaugure ainsi de nouvelles formes de subjectivation. Les êtres hu- mains ont d’abord été asservi·es aux machines de premier type, lorsqu’illes apparaissaient à toutes fins pra- tiques en être des pièces constituantes. Illes devinrent ensuite assujetti·es aux machines de deuxième type,
    en apparaissant non plus comme une de leurs composantes mais comme leur opérateur, leur ouvrier. La machine cybernétique, ou machine du troisième type, construit à son tour un mode subjectivation généralisé, qui agrège dans un mode de contrôle étendu l’asservissement machinique et l’assujettissement social comme ses pôles extrêmes : quarante heures par semaine devant un clavier, le cyber-prolo, chauffeure d’Uber ou Turc mécanique d’Amazon se détend le reste du temps en consultant Facebook.

    Mais qu’arrive-t-il au sujet lorsque le code même du vivant devient l’objet de son travail productif, et ses gènes brevetés ? C’est ce que j’appellerai ici subjectivation génétique. Le virus – en tant qu’unité minimale du vivant et moyen essentiel du transfert d’information génétique – est la forme élémentaire de cette subjectivation, à la fois le message et son medium.

    Le vivre ensemble qui caractérise le devenir du vivant apparaît finalement comme un enchâssement de processus transductifs, où chaque phase redouble et complexifie la transduction virale originelle. Il culmine dans la suzugia, cette relation si solide et pourtant muette de la sympathie, la communauté de joug.[13] Le joug, ici, rappelle la machine du premier type, propre aux sociétés archaïques. Mais, depuis ces sociétés de souveraineté, le joug s’est déphasé dans les machines motorisées des sociétés disciplinaires, puis les machines informatiques des sociétés de contrôle, pour maintenant faire place à l’émergence des machines génétiques.

    À l’heure du Venter-capitalism, nous assistons à un nouveau déphasage de la transduction, qui boucle la boucle de la transduction vitale originelle : une nouvelle transduction virale, à ceci près que le virus peut maintenant autant référer à une forme de vie organique, à base de carbone, qu’à une forme de vie à base de silicone ou à un message encrypté sur des réseaux dits « sociaux ». Que devient le joug, lorsque nous avons passé le seuil de la convergence des codes, analogique et numérique, naturel et artificiel ?

    Nous en avons une expérience directe avec ce confinement. Comme beaucoup, je pense qu’il faudrait remplacer l’expression « distanciation sociale » par « distanciation physique et solidarité sociale », et anticiper la sortie de « la panique virale » (et pas seulement de la pandémie) pour penser la suite avec des égards renou- velés[14].
    Je prends donc le pari qu’il nous faut donc désormais produire une ontologie et une politique virales, où les termes d’individu et de population (ou d’espèce), comme d’unité et de multiplicité, ne peuvent absolument plus être réifiés, et n’existent qu’en fonction (et même après) les relations qui les lient, plutôt maillage que réseau. Une ontologie et une politique relationnelles pour qui les termes sont seconds, et procèdent de la rela- tion ; une ontologie qui commence entre, et se fonde sur, la médiation transductive. Une sorte de démocratie participative où TOUT aurait droit de cité, y compris les virus.
    Dans ce sens, le virus apparaîtra comme l’entité modèle pour comprendre les modes de subjectivation propre au capitalisme génétique, et ce confinement nous permettra de commencer à faire l’expérience d’une subjectivation qu’il nous appartient maintenant d’infléchir.

    [1] Talking Heads, « Once in a lifetime », 1980.
    [2] À ce sujet, la référence est le livre de Jussi Parikka, Digital Contagions : A Media Archeology of Computer Viruses (Peter Lang, 2007).
    [3] Le Guidon en françois d’après Sigurs.
    [4] Dans ses Œuvres complètes, aux éditions Malgaigne, en 1575.
    [5] Documents du 23 avril 1793, Recueil des Actes du Comité de Salut Public, édité par F. A. Aulard, t. 3, p. 418
    [6] Ces deux derniers paragraphes reprennent et synthétisent un développement bien plus long paru sous le titre « Devenir animal et vie aérienne. Prolégomènes à une biologie transcendantale » dans la revue Chimère (73 : 109-125, 2010).
    [7] Francis H. C. Crick, James D. Watson, « Molecular Structure of Nucleic Acids : A Structure for Deoxyri- bose Nucleic Acid », Nature, vol. 171, no 4356, 25 avril 1953, p. 737. Voir mon papier intitulé « Variations sur l’insignifiant génétique : les métaphores du (non)code » (Intermédialités, 3 : 163-186, 2004) pour un développement de ce point.
    [8] Voir mon papier intitulé « Hypervirus : A Clinical Report » dans la revue en ligne CTheory, (http://www. ctheory.net) Février 2006.
    [9] Plus en détails dans le chapitre 4 de mon livre Junkware (Presses de l’Université du Minnesota en 2011) et en français dans mon article intitulé « Vade Retro Virus. Numéricité et Vitalité », paru dans la revue Terrain (63 : 103-121, 2015).
    [10] « Ce n’est donc plus l’Humain qui pense le monde. Aujourd’hui, c’est l’Inhumain qui nous pense. Et pas du tout métaphoriquement, mais par une sorte d’homologie virale, par infiltration directe d’une pensée virale, contaminatrice, virtuelle, inhumaine. » Jean Baudrillard, « Vue imprenable » (1986) dans Cahiers de l’Herne. Baudrillard, dirigé par François L’Yonnet. Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 176.
    [11] À partir de Surveiller et punir (Paris : Gallimard, 1975)
    [12] En particulier dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (paru dans le premier numéro de L’Autre Journal, en 1990).
    [13] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble, Jérôme Millon, 2005, p. 249.
    [14] Voir le texte d’Yves Citton paru dans AOC à ce sujet. Thierry Bardini

    Sociologue et agronome, Professeur titulaire et directeur du département de communication de l’université de Montréal

    Trop de jargon, mais pas seulement...

    #capitalisme #capitalisme_génétique #subjectivation

    • Comme beaucoup, je pense qu’il faudrait remplacer l’expression « distanciation sociale » par « distanciation physique et solidarité sociale », et anticiper la sortie de « la panique virale » (et pas seulement de la pandémie) pour penser la suite avec des égards renouvelés.