• Covid-19 et capitalisme génétique, Thierry Bardini, Sociologue et agronome
    https://aoc.media/analyse/2020/04/05/covid-19-et-capitalisme-genetique

    Les formes actuelles de la viralité, qu’elle soit biologique, informatique ou informationnelle, organique ou numérique, caractérisent notre entrée dans une nouvelle phase du capitalisme, le capitalisme génétique. Loin de simplement exploiter une réalité matérielle donnée, le nouveau capitalisme produit cette réalité en l’augmentant.

    I just need to have access to the pure virus, that’s all ! For the future ! Terry Gilliam, Twelve Monkeys, 1995.

    Extension du domaine du confinement

    Nous vivons actuellement la première pandémie virale globale. Aujourd’hui, donc, nous sommes confiné·es, comme tout le monde, ou presque. Aujourd’hui, nous pratiquons la « distanciation sociale » et la « quarantaine » plus ou moins auto-imposée. Aujourd’hui, des drones peuvent nous interpeller dans la rue pour nous enjoindre à rentrer dans l’ordre, à deux mètres de notre prochain·e. Aujourd’hui, le signal GPS de nos téléphones cellulaires sert au contrôle biopolitique d’un État plus ou moins soudainement (selon les régimes, mais globalement) revenu à s’intéresser à notre bien-être, à notre santé. Aujourd’hui, les seuls travailleur·es qui restent sont celleux qui n’ont pas le choix, dans la mesure où leur travail est considéré comme « essentiel », où celleux qui peuvent travailler depuis leur domicile. Les premièr·es ont l’honneur insigne de pouvoir éventuellement mourir pour les autres, tandis que les second·es ont l’avantage de continuer à produire quand même.

    Aujourd’hui, chacun·e est libre de se sentir comme un·e réfugié·e parqué·e dans son camp personnel, comme un·e dissident·e, assigné·e à résidence, ou comme un·e criminel·le en prison. Aujourd’hui, les plus optimistes relisent La Chartreuse de Parme, pour y retrouver la recette d’un allusif bonheur certes agrémenté de panop- tique numérique, version YouTube ou Netfix, 100% garanti par les influenceur·es de l’heure. Aujourd’hui, les plus pessimistes sentent la fin du meilleur des mondes possibles, l’effondrement à venir, l’apocalypse.

    Chacun·e, frappé·e d’une sorte de stupeur débilitante, fait une autre expérience du temps, se réinvente peut- être des routines pour tenir, passe quand même de son pyjama de nuit à son pyjama de jour à huit heures tapantes, fait sa journée comme ille peut, prend son apéro sur Skype ou Zoom, et évite si possible de frapper les autres membres du foyer encore présent·es—la presse rapporte cependant qu’à Montréal la ligne SOS vio- lence conjugale a enregistré une hausse des appels de l’ordre de 15% depuis le début du confinement, pendant qu’à Gatineau elle se demande si c’est parce que les victimes sont confinées avec leurs tortionnaires que les appels baissent.
    Demain peut-être nous serons à l’hôpital, en attente d’éventuels soins intensifs. Soit ça manque d’air (c’est confiné), soit ça manque de respirateur.
    Soit ça manque de corps en présence (c’est confiné), soit ça manque de soin. Ça manque de personnel hospitalier.
    Ça manque de tests, d’antiviraux, de lits, de masques, d’alcool à friction, de thermomètres, de papier toilette, de...
    Ça manque ou ça risque de manquer : ON ouvre quand même, ou pas, les écoles et les universités, les stades et les arénas, les bars, les succursales de la société des alcools ou du cannabis, les cavistes, les coffee-shops, les centres commerciaux, les clubs échangistes, les musées, les salons de coiffure et les officines dentaires. De petites ruées précèdent les fermetures. Ça manque déjà, avant même de manquer vraiment. Ça nous manque. Alors en attendant, nous soignons nos angoisses du mieux que nous pouvons.

    Entrée en scène de virus

    And you may ask yourself How do I work this ?[1]

    Alors oui, nous nous la posons, cette question : que faire (quand même) ? Günther Anders nous indique une voie de réponse : « S’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire. » Mais quelle intervention est-elle maintenant possible ? Pour ma part, je n’en connais hélas qu’une seule : cher- cher à faire des liens pour prendre la mesure de cette situation épouvantable, traquer l’évidence non réfléchie, instruire par le verbe le procès du monde – participer à donner les moyens d’émettre un jugement à son égard pour mieux pouvoir y agir. Or il me semble justement que la situation actuelle peut donner matière à un tel travail, une sorte d’arraisonnement en retour des discours techniques et politiques au sujet du virus, pour inaugurer une certaine manière de vivre en poète avec virus. En bref, apprendre de cette situation épouvantable, pour peut-être moins nous épouvanter la prochaine fois, et idéalement, « changer le monde » au passage.

    Penser avec virus.

    Le mot « virus » existe certes depuis longtemps, mais les virus biologiques seulement depuis le début du ving- tième siècle, les virus informatiques seulement depuis son dernier quart[2], alors que la viralité sur les réseaux sociaux, quant à elle, est une invention du vingt-et-unième siècle, une sorte de bouche-à-oreille 2.0. « Virus » vient du latin, où il signifiait « suc, jus, bave, humeur ; venin, poison ; mauvaise odeur, puanteur, infection », mais aussi, chez Pline, « semence animale ». En français, il semble qu’une des premières utilisations du mot au sens d’agent infectieux, « substance capable de transmettre la maladie », date de 1478.[3] En anglais, au début du même siècle, il apparaît au sens de « pus suintant d’une blessure » dans une traduction d’un traité du grand chirurgien milanais Lanfranc. Dans cette même langue, son usage au sens d’agent infectieux est bien établi dès 1785, en référence aux maladies vénériennes. En français, un autre chirurgien de renom, Ambroise Paré, avait déjà fait ce lien dès le seizième siècle dans ses traités où il évoque le virus verollique, ou celui de la rage.[4]

    Cependant, en parallèle à ce que nous considérons maintenant comme l’évolution de son sens « propre » (même si toujours utilisé pour qualifier quelque chose de « sale » ou de dangereux), un autre sens, main- tenant considéré comme figuré, travaille en sous-terrain dans nos langues : celui d’un agent de contagion morale. Ce sens est déjà bien établi durant la Révolution française, lorsqu’un chroniqueur évoquait « les com- munes les plus infectées de ce virus », en parlant de « l’alliage du fanatisme, de l’intolérance avec l’amour de la liberté. »[5] Dans un autre document de la même année, un autre chroniqueur parlait de « purifier du limon de l’aristocratie » les sociétés populaires qui en étaient infectées, démontrant ainsi que cette métaphore de la contagion morale était déjà fort commune.

    Dès 1925, le mot prenait encore un autre sens figuré, cette fois-ci sans connotation péjorative : « goût très vif ou même excessif pour quelque chose, passion. » ON dira alors qu’ON a attrapé le virus de quelque chose, comme, dans une métaphore connexe qui évoque son contraire, le vaccin, ON pourrait dire qu’ON « en a la piqure ». La généalogie de virus – depuis ses sens hérités du Moyen Âge et des discussions théologico-po- litiques de l’excommunication et de la contagion des pêchés, jusqu’à ceux, modernes, d’une science médi- cale triomphante sous couvert du paradigme de la biologie moléculaire et de la thérapie génique, sans cesse annoncée comme remède à tous les maux, ou des virus de l’esprit et autres memes – est donc extrêmement équivoque.
    Cependant, malgré cette profusion de sens, s’il fallait rajouter un qualificatif à l’action des virus, il est fort probable que la plupart s’accorderaient sur « infectieuse ». Les virus, comme chacun·e sait, sont des agents in- fectieux. Pour peu que vous toussiez un peu, vous vous écrierez certainement, « j’ai encore attrapé un mauvais virus ». Ce en quoi vous vous tromperez certainement ! D’abord parce que les mêmes symptômes pourraient provenir d’une infection bactérienne, et ensuite, et surtout, parce qu’ON n’attrape jamais UN virus. Les virus viennent en meutes, en bandes, en hordes, bref, toujours au pluriel. Ce sont des véritables colonies virales que vous avez attrapées, si jamais.

    Certains virus (mais pas le SARS-CoV 2 de la COVID-19) peuvent en outre se transmettre eux-mêmes comme gène et passer ainsi dans le patrimoine génétique d’une autre espèce, non sans emporter des « infor- mations génétiques » venues de leur hôte initial, dans un processus généralement appelé transduction par les biologistes. Des résultats récents de la virologie considèrent la transduction à la fois comme le processus élé- mentaire de l’individuation du vivant et comme un moteur de l’évolution des espèces. La transduction virale décrit donc effectivement une sorte de résonance interne minimale du vivant, dans la mesure exacte où l’exis- tence virale consiste en cette perpétuelle mise en relation du milieu intérieur et du milieu extérieur. Comme un virus transducteur n’a jamais absolument de code propre – son code est toujours à la fois son code et celui d’un autre, il n’a pas systématiquement de milieu intérieur propre – son milieu intérieur est alternativement le sien et celui de son hôte.

    Claude Bernard disait déjà que la vie est le résultat du contact de l’organisme et du milieu ; nous ne pouvons pas la comprendre avec l’organisme seul, pas plus qu’avec le milieu seul. Le virus, comme forme de vie la plus élémentaire, n’est ni intrinsèquement autonome, ni intrinsèquement dépendant, mais bien alternativement
    les deux. Son corps est transitoire et relatif, pure relation, pure immanence. Plus encore, ce qui vaut pour la relation au milieu vaut aussi pour la relation à l’un et au multiple. Le virus, conçu comme entité, n’est ni un, ni multiple, ni individuel, ni population de codes variables, colonie ou meute, mais alternativement les deux. Le virus décrit donc cette limite inférieure de la vie où l’individu est pure relation : il existe entre deux colonies, ne s’intégrant à aucune, et son activité est une activité d’amplification de l’être. Le virus transducteur nous fournit bien ce paradigme élémentaire du vivre ensemble qui caractérise le devenir du vivant, où ce « deux » est toujours déjà n.[6]

    Capitalisme génétique

    Ils sont légion et toutes les bases leur appartiennent, comme le dit le meme sur l’Internet. Ils sont les passeurs de bases, les producteurs de séquences de bases, les transducteurs de bases. Toutes les bases, potentiellement, sont déjà à eux. Ils forment, in-forment et trans-forment les séquences de bases. Ils sont bases ; comme on dit « bases arrières », « bases de données », « bases militaires », et « camps de base ». À la base, vous les trouverez assez systématiquement : assise, support, socle, origine, fondement et principe, ce sur quoi et ce à quoi tient maintenant la vie.

    Ils sont virus. Ils n’existent qu’au pluriel, et font fi des oppositions auxquelles nous semblons tenir avec autant de rancœur, nous les petits humains toujours au singulier. Ils sont légion et multitudes, flux de code, toujours déjà décodés et surcodés. Nous, les humains, croyons avoir tout compris en les réduisant à leur code, à leurs séquences, leurs chiffres et leurs lettres. Comme d’habitude, nous avons tout compris et rien compris, bien sûr : nous commençons à peine à explorer leur réalité. Les bases ne sont que les noms que nous donnons à leur matérialité moléculaire la plus élémentaire, que nous nous plaisons à égrener comme un alphabet à quatre lettres : A, T, C, G. A, adénine ; T, thymine ; C, cytosine ; G, guanine. Quelle simplicité, quelle économie !

    Nous, les humains, croyons connaître leurs formules chimiques et leurs affinités électives. Bases puriques et pyrimidiques, spécifiquement couplées une à une par des liaisons hydrogène : A:T/C:G. Une structure possé- dant des caractères nouveaux d’un intérêt biologique considérable, comme le disaient avec une fausse can- deur les deux individus qui se sont accaparé tout le crédit disponible pour cette « découverte » qui fait époque : il n’a pas échappé à notre attention que l’appariement spécifique que nous avons postulé suggère un possible mécanisme de copie du matériel génétique, écrivaient-ils.[7]
    Intérêt = crédit = mécanisme. Ah la belle équation !
    Nous, les humains, croyons dur comme matière en nos fictions (surtout quand elles rapportent). Un gène, une protéine. De nos fictions, nous inférons un monde que nous arraisonnons par notre technique, pour mieux nous l’approprier séance tenante et en faire notre monde, construit sur et par nos fictions. Nous, les humains, croyons connaître le normal et le pathologique, et divisons le monde en conséquence.

    Nous, les humains, ne doutons de nos fictions que pour mieux leur inventer de nouveaux ressorts causaux. « Efficience » est le nom de notre errance, que nous aimons considérer comme seule logique.
    Devenus industrieux, nous avons capitalisé sur nos instruments, et rebaptisé notre logique en conséquence : instrumentale. Au passage, les virus sont éventuellement devenus nos instruments les plus élémentaires, les vecteurs de nos errances, de notre manie d’appropriation. En fait, ils sont la base même du développement d’une nouvelle phase du capitalisme mondial. Le patrimoine génétique est ainsi devenu le fonds de commerce d’un nouvel eldorado, et les virus leurs nouveaux agents – comme dans « agents de change » ou « agents d’immeuble ».

    Aujourd’hui en effet le vivant, quelle que soit notre incapacité à le définir encore, quelles que soient ses frontières floues, représente le potentiel de développement le plus fantastique pour le marché, un formidable réservoir d’opportunités de business, comme on dit en franglais international. Deux ans avant la fin du der- nier siècle, un gourou de la prospective avait déjà qualifié notre siècle, le vingt-et-unième, de « siècle biotech ». Peut-être ne faudrait-il pas trop le prendre au sérieux – il avait aussi naguère promis la fin du travail, l’âge de l’accès, et plus récemment la civilisation de l’empathie et la troisième révolution industrielle – mais quand même...

    Quand même, l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), véritable fer de lance de l’idéologie libérale des pays les plus riches de la planète, définissait dès 1982 les biotechnologies comme « l’application des principes scientifiques et de l’ingénierie à la transformation de matériaux par des agents biologiques pour produire des biens et services ». La même Organisation considérait que la résolution des problèmes mondiaux de l’alimentation, de la santé et de l’environnement dépendrait dans une grande mesure du développement des industries qui les emploieraient. Rien de moins.
    Trente-huit ans plus tard, les mêmes problèmes continuent d’accabler la planète – et surtout ses habitant·es les plus pauvres, relativement de plus en plus nombreux – mais les biotechnologies sont toujours là, et elles se portent bien, elles. Le 25 mars 2015, la Grande chambre des recours de l’Office Européen des Brevets (OEB) a officiellement conclu (pour un temps ?) une polémique qui aura duré près de quarante ans et ouvert la voie au brevetage du vivant en Europe (pourtant longtemps réfractaire à cette possibilité) en décrétant qu’un produit obtenu par un procédé essentiellement biologique est [dorénavant] brevetable. Les grands acteurs universi- taro-industriels des biotechnologies n’avaient certes pas attendu cette conclusion : selon des travaux publiés au mois d’octobre de la même année dans la prestigieuse revue Science, environ 20% des gènes humains font déjà l’objet de brevets. Sans parler de ceux déposés et acceptés pour rendre propriétaires les séquences en pro- venance d’autres formes de vie – animales, végétales, bactériennes, ou virales, bien sûr.

    À la définition originelle et quelque peu abstraite de l’OCDE se sont substitués de nouveaux vocables, au fur et à mesure du développement de la science et des stratégies de relations publiques des grandes industries biotechnologiques de ce monde : génie génétique hier, biologie de synthèse aujourd’hui. Un crabe, sous n’importe quel nom, n’oublierait pas la mer, écrivait naguère Paul Éluard (avec l’aide de Benjamin Perret). Aujourd’hui, Wikipedia, cette encyclopédique base de connaissances au goût du jour, regrette l’abus de lan- gage qui consiste à restreindre les biotechnologies au seul génie génétique – et plus précisément aux techno- logies issues de la transgénèse, cette capacité à implanter une séquence d’un être vivant dans un autre, faisant ainsi de ce dernier un être vivant transgénique, aussi appelé organisme génétiquement modifié (ou OGM). Wikipedia date un peu, cependant : le vrai goût du jour, c’est maintenant la synthèse d’un organisme entier, et non plus sa « simple » modification. Les OGM, c’est déjà du passé, dépassé. Nous entrons dans l’ère de l’ingénierie de la créature.

    L’heure est en effet à la biologie de synthèse, et le rêve démiurgique de la production artificielle du vivant semble (enfin ?) à la portée des ambitions humaines – qui, comme chacun sait, sont sans limites. Ce rêve-là n’est certes pas nouveau. Il suffit pour s’en convaincre de citer, comme tout le monde qui s’intéresse à cet apparent destin des savoirs et pratiques biologiques, la fameuse injonction du professeur Stéphane Leduc, dès 1912 : La biologie est une science comme les autres, soumise aux mêmes lois, aux mêmes règles, à la même évolution ; les mêmes méthodes lui sont applicables. Comme les autres sciences, elle doit être successivement descriptive, analytique et synthétique.
    En notant qu’en ce début de siècle, seule la chimie organique synthétique était déjà constituée, reconnue, et admise, Leduc se demandait non seulement pourquoi les autres parties de la biologie synthétique n’existaient pas encore, mais surtout pourquoi leur étude n’était même pas admise. S’il ne se hasarda pas à donner une réponse à sa propre question, il en proposa une autre (rhétorique ?) en lieu et place : en quoi est-il moins ad- missible, se demanda-t-il, de chercher à faire une cellule que de chercher à faire une molécule ? Aujourd’hui, c’est chose faite : dès 2003, Craig Venter et son équipe annonçaient la création du premier virus de synthèse, le phage φX174.

    Depuis les années soixante, « virus » s’est en fait imposé tranquillement comme la signature d’une nouvelle forme du capitalisme, que j’appelle capitalisme génétique. Comment, en quelques décennies, ce qui paraissait antérieurement comme le germe du mal, l’ennemi invisible et redoutable de tous les accros de l’hygiène phy- sique ou psychique, a-t-il pu devenir ainsi la mesure même du succès, le parangon de la réussite numérique ? Aujourd’hui en effet, il semble que nous pouvons tout autant craindre être contaminés par un virus que rêver d’en devenir un, et contaminer les autres (sur Facebook ou Instagram).

    D’aucun·es ne manqueront pas de penser que tout ceci n’est guère que métaphore, que ce n’est que par les hasards d’une culture de plus en plus globale, et donc de plus en plus aliénante, que le même mot, virus, peut désigner à la fois un coronavirus, une infection de votre disque dur, ou vous-même sur Twitter – autant de manifestations étrangères les unes aux autres, qu’aucune causalité certaine ne paraît lier entre elles. Celleux-là diront que ce n’est que par la malchance résultante d’une pauvreté lexicale affligeante que le même mot, virus, en vint, au début des années quatre-vingt, à passer à la fois pour la cause du mal de cette fin de siècle, le ter- rible Syndrome d’Immuno-Déficience Acquis, et des infections qui affecteraient dès lors nos ordinateurs en nombre proliférant.[8]

    À ceci je rétorque[9] que le virus est le moteur de notre subjectivation à venir, sous le régime rénové des dispositifs des sociétés génétiques, qui feront bientôt passer ceux des sociétés disciplinaires et des sociétés de contrôle pour de grossiers jeux d’enfants. Non plus : je peux te mater, te contrôler, te surveiller ou te punir. Mais bien : je peux te faire (et te défaire). We can build you, comme l’écrivait un visionnaire (Philip K. Dick) dès 1972. Ultime avatar de la honte prométhéenne jadis diagnostiquée par Günther Anders comme le symp- tôme le plus clair de l’obsolescence de l’homme, transformée aujourd’hui en vecteur de l’angoisse terminale des sujets désaffecté·es des sociétés post-post-industrielles, le virus s’impose comme la forme à venir de notre condition, son actualisation fatale et prolifique. Baudrillard l’avait compris dès la fin du siècle dernier[10]. Et il avait raison : ceci n’est pas une métaphore.

    Machine du quatrième type et subjectivation virale

    Ma thèse, brièvement énoncée, est la suivante : les formes actuelles de la viralité, qu’elle soit biologique, informatique ou informationnelle, organique ou numérique, caractérisent notre entrée dans une nouvelle phase du capitalisme, le capitalisme génétique. Dans cette nouvelle phase, les dispositifs de subjectivation s’articulent sur des machines cybernétiques maintenant capables d’effectuer concrètement la convergence des codes, du code binaire des ordinateurs au code génétique du vivant, et vice-versa, du « vrai monde » de la matière à une couche d’information qu’elles lui surimposent, et vice-versa. Loin de simplement exploiter une réalité matérielle donnée, le nouveau capitalisme produit cette réalité en l’augmentant.

    Ceci est particulièrement vrai dans le domaine du vivant. Dans ce domaine, le capitalisme génétique dépasse toute forme d’amélioration antérieure (domestication, dressage, élevage, croisement, sélection génétique), en ouvrant la voie vers la synthèse d’êtres vivants ou de parties d’êtres vivants augmentés par des moyens issus de la maîtrise de ces nouvelles machines cybernétiques (de l’ADN recombinant à CRISPR-Cas9). L’espèce humaine apparaît donc en mesure de devenir le designer du vivant, du fait du développement de ces tech- nologies. Alors que jusqu’à présent l’humain transformait les performances du vivant, il peut maintenant en modifier les compétences mêmes, inaugurant ainsi l’ère de l’ingénierie de la créature : par-delà le phantasme de « la production de l’homme par l’homme » (sic), se profile la machine du quatrième type et sa production de matériau vivant partiellement ou totalement synthétique.

    Quelle est donc cette machine, qui reconfigure maintenant le vivant comme potentiel produit, comme mar- chandise manufacturée ? Après les machines archaïques des sociétés de souveraineté (I), après les machines motorisées des sociétés disciplinaires (II), après les machines informatiques des sociétés de contrôle (III), l’humanité fait maintenant face à l’émergence de ses machines bio-informatiques (IV). La dernière phase en date de la série souveraineté/discipline/contrôle, théorisée par Michel Foucault[11] et Gilles Deleuze[12] au siècle dernier, est l’encodage/décodage cybernétique du vivant même, ADN et bits.
    Le prototype de la machine de troisième espèce, le régulateur à boules de James Watt, est advenu avec la pre- mière machine motorisée fonctionnelle, le moteur à vapeur. De la même manière, la machine génétique est advenue avec le premier ordinateur pleinement fonctionnel, la machine informatique personnelle et distribuée. Le chiasme de la modernité tardive est donc le suivant : la machine génétique est à la machine cyberné- tique ce que le régulateur à boule était au moteur à vapeur. Ce n’est qu’une fois que le monde a été enveloppé dans un réseau global d’ordinateurs personnels gonflés à bloc que le vivant a pu être réduit à une banque de données génétiques.

    Le génome décrypté est le nouvel étalon, remplaçant la monnaie en un nouvel équivalent général, et la banque de données génétiques est l’institution financière du futur. La théorie de la valeur rapidement esquis- sée ici se conçoit comme suit. Comme le voulait l’économie politique marxiste, le temps de travail aurait dû être à l’ère industrielle le référent de la valeur d’usage, traduit en salaire par le medium de la monnaie. Mais sous la forme du capital fixe, le référent ultime devint plutôt la machine, moteur d’une économie entièrement tournée vers la valeur d’échange. Lorsque le capitalisme est devenu essentiellement financier, la monnaie s’est affranchie de son rôle d’intermédiaire et de son ancrage dans la matérialité du travail pour devenir sa propre cause, son propre medium : la monnaie sert alors avant tout à produire de la monnaie, dans une spirale de virtualisation hors contrôle, où la monnaie devient essentiellement information.

    Or voici qu’apparaît un type d’information qui change à nouveau la donne : l’information génétique, comme en témoigne l’usage de la notion de « patrimoine génétique ». La dernière frontière du capital, c’est la mon- naie vivante, et lorsque la matérialité revient dans l’équation, ce n’est plus en tant que cause première, mais bien cette fois sous la forme de la conséquence. D’organe reproducteur de la machine, l’humain en devient le produit. Virus est le stade élémentaire de la monnaie vivante.

    L’ère des biotechnologies informatisées inaugure ainsi de nouvelles formes de subjectivation. Les êtres hu- mains ont d’abord été asservi·es aux machines de premier type, lorsqu’illes apparaissaient à toutes fins pra- tiques en être des pièces constituantes. Illes devinrent ensuite assujetti·es aux machines de deuxième type,
    en apparaissant non plus comme une de leurs composantes mais comme leur opérateur, leur ouvrier. La machine cybernétique, ou machine du troisième type, construit à son tour un mode subjectivation généralisé, qui agrège dans un mode de contrôle étendu l’asservissement machinique et l’assujettissement social comme ses pôles extrêmes : quarante heures par semaine devant un clavier, le cyber-prolo, chauffeure d’Uber ou Turc mécanique d’Amazon se détend le reste du temps en consultant Facebook.

    Mais qu’arrive-t-il au sujet lorsque le code même du vivant devient l’objet de son travail productif, et ses gènes brevetés ? C’est ce que j’appellerai ici subjectivation génétique. Le virus – en tant qu’unité minimale du vivant et moyen essentiel du transfert d’information génétique – est la forme élémentaire de cette subjectivation, à la fois le message et son medium.

    Le vivre ensemble qui caractérise le devenir du vivant apparaît finalement comme un enchâssement de processus transductifs, où chaque phase redouble et complexifie la transduction virale originelle. Il culmine dans la suzugia, cette relation si solide et pourtant muette de la sympathie, la communauté de joug.[13] Le joug, ici, rappelle la machine du premier type, propre aux sociétés archaïques. Mais, depuis ces sociétés de souveraineté, le joug s’est déphasé dans les machines motorisées des sociétés disciplinaires, puis les machines informatiques des sociétés de contrôle, pour maintenant faire place à l’émergence des machines génétiques.

    À l’heure du Venter-capitalism, nous assistons à un nouveau déphasage de la transduction, qui boucle la boucle de la transduction vitale originelle : une nouvelle transduction virale, à ceci près que le virus peut maintenant autant référer à une forme de vie organique, à base de carbone, qu’à une forme de vie à base de silicone ou à un message encrypté sur des réseaux dits « sociaux ». Que devient le joug, lorsque nous avons passé le seuil de la convergence des codes, analogique et numérique, naturel et artificiel ?

    Nous en avons une expérience directe avec ce confinement. Comme beaucoup, je pense qu’il faudrait remplacer l’expression « distanciation sociale » par « distanciation physique et solidarité sociale », et anticiper la sortie de « la panique virale » (et pas seulement de la pandémie) pour penser la suite avec des égards renou- velés[14].
    Je prends donc le pari qu’il nous faut donc désormais produire une ontologie et une politique virales, où les termes d’individu et de population (ou d’espèce), comme d’unité et de multiplicité, ne peuvent absolument plus être réifiés, et n’existent qu’en fonction (et même après) les relations qui les lient, plutôt maillage que réseau. Une ontologie et une politique relationnelles pour qui les termes sont seconds, et procèdent de la rela- tion ; une ontologie qui commence entre, et se fonde sur, la médiation transductive. Une sorte de démocratie participative où TOUT aurait droit de cité, y compris les virus.
    Dans ce sens, le virus apparaîtra comme l’entité modèle pour comprendre les modes de subjectivation propre au capitalisme génétique, et ce confinement nous permettra de commencer à faire l’expérience d’une subjectivation qu’il nous appartient maintenant d’infléchir.

    [1] Talking Heads, « Once in a lifetime », 1980.
    [2] À ce sujet, la référence est le livre de Jussi Parikka, Digital Contagions : A Media Archeology of Computer Viruses (Peter Lang, 2007).
    [3] Le Guidon en françois d’après Sigurs.
    [4] Dans ses Œuvres complètes, aux éditions Malgaigne, en 1575.
    [5] Documents du 23 avril 1793, Recueil des Actes du Comité de Salut Public, édité par F. A. Aulard, t. 3, p. 418
    [6] Ces deux derniers paragraphes reprennent et synthétisent un développement bien plus long paru sous le titre « Devenir animal et vie aérienne. Prolégomènes à une biologie transcendantale » dans la revue Chimère (73 : 109-125, 2010).
    [7] Francis H. C. Crick, James D. Watson, « Molecular Structure of Nucleic Acids : A Structure for Deoxyri- bose Nucleic Acid », Nature, vol. 171, no 4356, 25 avril 1953, p. 737. Voir mon papier intitulé « Variations sur l’insignifiant génétique : les métaphores du (non)code » (Intermédialités, 3 : 163-186, 2004) pour un développement de ce point.
    [8] Voir mon papier intitulé « Hypervirus : A Clinical Report » dans la revue en ligne CTheory, (http://www. ctheory.net) Février 2006.
    [9] Plus en détails dans le chapitre 4 de mon livre Junkware (Presses de l’Université du Minnesota en 2011) et en français dans mon article intitulé « Vade Retro Virus. Numéricité et Vitalité », paru dans la revue Terrain (63 : 103-121, 2015).
    [10] « Ce n’est donc plus l’Humain qui pense le monde. Aujourd’hui, c’est l’Inhumain qui nous pense. Et pas du tout métaphoriquement, mais par une sorte d’homologie virale, par infiltration directe d’une pensée virale, contaminatrice, virtuelle, inhumaine. » Jean Baudrillard, « Vue imprenable » (1986) dans Cahiers de l’Herne. Baudrillard, dirigé par François L’Yonnet. Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 176.
    [11] À partir de Surveiller et punir (Paris : Gallimard, 1975)
    [12] En particulier dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (paru dans le premier numéro de L’Autre Journal, en 1990).
    [13] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble, Jérôme Millon, 2005, p. 249.
    [14] Voir le texte d’Yves Citton paru dans AOC à ce sujet. Thierry Bardini

    Sociologue et agronome, Professeur titulaire et directeur du département de communication de l’université de Montréal

    Trop de jargon, mais pas seulement...

    #capitalisme #capitalisme_génétique #subjectivation

    • Comme beaucoup, je pense qu’il faudrait remplacer l’expression « distanciation sociale » par « distanciation physique et solidarité sociale », et anticiper la sortie de « la panique virale » (et pas seulement de la pandémie) pour penser la suite avec des égards renouvelés.