Coronavirus : le quotidien sous tension des employés des pompes funèbres

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  • Coronavirus : le quotidien sous tension des employés des pompes funèbres
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/10/travail-a-la-chaine-peur-au-ventre-le-quotidien-sous-tension-des-employes-de

    Considérée comme non prioritaire, la profession manque de protections et les opérateurs sont débordés par le nombre de décès dus au coronavirus qu’ils doivent gérer.

    « On ne sera jamais vu comme des héros même si on prend des risques et qu’on est en première ligne. » Entre deux mises en bière, Baptiste Santilly ne camoufle guère le ressentiment que partage largement sa profession, submergée par l’épidémie de Covid-19 dans plusieurs régions. Opérateur funéraire à Pantin (Seine-Saint-Denis), dans l’un des départements les plus touchés par la crise sanitaire, le jeune homme reconnaît être « sur les rotules ». « A dix ou douze heures de travail par jour, il ne faudrait pas que ça dure deux mois », assure M. Santilly alors que les pompes funèbres de la Seine-Saint-Denis sont saturées.

    A Mulhouse (Haut-Rhin), l’un des principaux foyers épidémiques, un « transporteur » abonde, sous le couvert de l’anonymat en raison de son statut d’intermittent :
    « C’est de l’abattage. Tout est chamboulé. Les délais d’inhumation peuvent atteindre quinze jours dans des salons mal réfrigérés. On pousse les murs. »
    Au-delà des problèmes de stockage et de conservation des corps, la crise a profondément bouleversé les pratiques des opérateurs funéraires. Ils sont désormais contraints de mettre les proches des défunts à distance et de limiter le nombre de participants aux cérémonies, notamment dans les cimetières.

    « Ce travail à la chaîne et cette mise à distance sont aux antipodes de notre métier fondé sur l’empathie à l’égard des familles », dit avec regret Richard Feret, directeur général délégué de la Confédération des pompes funèbres et de la marbrerie, premier syndicat patronal du secteur. A l’accélération des cadences dans les funérariums s’est ajoutée la « trouille », comme l’admet M. Feret, de la « contamination ». « Nos gars vont au travail avec la peur au ventre », dit Philippe Martineau, responsable du réseau coopératif Le Choix funéraire.

    Des erreurs de diagnostic

    Sous la pression des fédérations syndicales du secteur, le gouvernement a encadré plus drastiquement les pratiques funéraires (interdiction des toilettes mortuaires sur les corps atteints ou probablement atteints du Covid-19, ainsi que des soins de conservation) et imposé la mise en bière immédiate des défunts contaminés ou suspectés de l’être, par un décret du 2 avril. Mais les opérateurs appréhendent souvent « la zone grise », ces situations où l’incertitude plane sur la cause d’un décès, notamment dans les Ehpad et à domicile, ou sur la santé des proches.

    Les médecins sont censés apporter des clarifications et ordonner une mise en bière immédiate, avec fermeture du cercueil, lorsqu’ils remplissent le certificat de décès et cochent la case Covid-19. Parfois, des erreurs de diagnostic sont commises par les praticiens. En atteste la mésaventure de ce transporteur de la Seine-Saint-Denis (qui a requis l’anonymat) confiné chez lui depuis quinze jours après avoir « manipulé une vieille dame contaminée en Ehpad ».

    « Il y avait marqué “non-Covid” sur le certificat, et j’ai manipulé le corps sans protection. Or, le médecin a rappelé le funérarium trois heures après pour dire qu’il s’était trompé et que la dame était positive », raconte cet opérateur funéraire qui a, depuis, « perdu le goût et l’odorat et a souvent du mal à respirer ». « C’est très tendu en ce moment pour la profession. Cela l’est plus qu’en 2003, lors de la canicule. On n’avait alors pas peur d’être contaminé. Là, c’est un peu comme il y a trente-cinq ans, en pleine épidémie de VIH », ajoute-t-il.

    Certificats de complaisance

    Les 18 000 salariés du secteur redoutent avant tout les interventions à domicile. « Dans les cas de suspicion à domicile, on ne sait pas à l’avance si cela va être évident de manipuler un corps sur place et où vont traîner les vêtements potentiellement contaminés », relève Benoit Hue, opérateur funéraire à Lille. « On a eu un cas de figure où la famille sur place a dit : “Il avait peut-être le Covid, car nous, on l’a.” Le médecin n’avait rien mis sur le certificat », dit M. Martineau.
    Les certificats de complaisance signés par des médecins désireux d’aider la famille à voir le défunt, même en cas de suspicion, sont aussi devenus la hantise des croque-morts.
    Ces situations ambiguës incitent les opérateurs funéraires à redoubler de vigilance. « Il y a moins de portage des cercueils à l’épaule, on utilise des chariots spéciaux tenus par les extrémités. Tout est systématiquement désinfecté. On ne serre plus les mains des familles », énumère M.Feret.

    Ces précautions renvoient à la pénurie en matière d’équipements de protection individuelle (EPI) à laquelle la profession est confrontée. Dans les départements où la préfecture tarde à livrer des stocks de masques, gants et surblouses, le système D prévaut. « Depuis la pandémie H1N1, en 2009-2010, j’avais du matériel. Sans ça, je n’aurais pas pu continuer à travailler, confie Michele Aubry, opératrice funéraire à Strasbourg. J’ai par ailleurs eu des combinaisons de paintball grâce à une association. »

    « Vous n’avez qu’à découper des draps »

    S’il sourit à l’évocation de ses combinaisons « achetées à Leroy Merlin ou Bricomarché », M. Martineau menace « de lancer un appel au secours et au retrait si la préfecture du Nord n’assure pas une livraison d’EPI avant le 14 avril, car [ils] ne pourron[t] plus intervenir pour cette mission de service public ». Malgré l’annonce par le ministère de l’intérieur, le 27 mars, de l’inscription de la profession sur la liste des personnels prioritaires pour les équipements de protection, les commandes successives ont été jusqu’à présent réquisitionnées pour le personnel soignant.
    « Comme ce n’est entériné par aucune loi, aucun décret, il arrive, dans certaines zones, que les agences régionales de santé à qui on demande des blouses nous disent : “Vous n’êtes pas prioritaires, vous n’avez qu’à aller découper des draps” », dit agacée la syndicaliste Florence Fresse, déléguée générale de la Fédération française des pompes funèbres.

    Peu médiatisée, la profession va-t-elle être davantage visible et reconnue au regard des risques encourus ? « Les opérateurs funéraires ont le sentiment de n’être pas pris en considération et, là, ils semblent être devenus des interlocuteurs à part entière, intégrés à la chaîne sanitaire », estime Pascale Trompette, sociologue du marché funéraire et directrice de recherche au CNRS (laboratoire Pacte, université Grenoble-Alpes). « On est au bout d’une chaîne de vie, fait remarquer M. Hue. Mais on est surtout en première ligne. »

    Coronavirus : « Quand on entre dans la chambre mortuaire, c’est un champ de bataille »
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/10/coronavirus-quand-on-entre-dans-la-chambre-mortuaire-c-est-un-champ-de-batai

    La responsable de la morgue des hôpitaux Bichat, à Paris, et Beaujon, à Clichy, explique comment elle fait face à l’afflux de patients morts du Covid-19.

    Yannick Tolila-Huet est responsable de la chambre mortuaire des hôpitaux Bichat et Beaujon, respectivement à Paris et Clichy (Hauts-de-Seine), et présidente de la Collégiale des chambres mortuaires de l’AP-HP. Elle décrit le « champ de bataille » que sont devenues les morgues face à l’afflux des patients morts du nouveau coronavirus.

    L’hôpital Bichat est l’un des premiers à avoir pris en charge des patients touchés par le Covid-19. Comment la situation a-t-elle évolué ?

    Le premier patient mort du coronavirus en France – un touriste chinois – était pris en charge ici. On lui avait fait une place VIP en chambre mortuaire pour ne pas risquer de contaminer notre petite équipe. C’était le 14 février. On ne pensait pas que ça prendrait une telle ampleur. Très vite, on a eu de plus en plus de patients touchés et de décès.

    C’était un peu bizarre, on avait peur de l’inconnu et de ce nouveau truc qui arrivait. Les sons de cloche étaient différents d’un jour à l’autre. Le Haut conseil de la santé publique a présenté un premier avis disant que les défunts pouvaient être présentés à la famille, puis non… C’était ingérable.
    Cela me rappelle les premières années sida. J’étais jeune infirmière, à l’époque, et les mesures étaient draconiennes : vaisselle jetable, draps mis dans des sacs hydrosolubles, etc. Avant de mieux connaître le mode de contagion, on avait l’impression que rien qu’en entrant dans une chambre, on allait attraper ce fameux VIH.

    Parvenez-vous à faire face à l’afflux de décès ?

    On a énormément de morts – j’ai arrêté de compter. Il a fallu agrandir les chambres mortuaires de l’AP-HP en mettant des camions réfrigérés sur les parkings, comme lors de la canicule en 2003. Mais là, c’est encore pire : nos patients arrivent à l’hôpital en insuffisance respiratoire, parfois ils vont mieux, et deux jours après, ils meurent.
    On a vraiment l’impression d’être en guerre. Quand on entre dans la chambre mortuaire, c’est un champ de bataille : on a des civières et des plateaux de présentation avec trente, quarante, cinquante défunts dans des housses mortuaires, en ligne. On reçoit dix patients décédés par jour, qu’on met à côté des dix autres, et ainsi de suite.

    Avez-vous suffisamment de matériel ?

    Nous avons eu très vite des problèmes d’approvisionnement en housses mortuaires, donc il a fallu renoncer à en mettre deux par personne. Le Haut conseil de santé publique a toujours dit qu’une seule suffisait, mais les patients sont lourds et difficiles à manipuler, parfois la housse se déchire, donc c’est potentiellement contaminant pour nos soignants.

    Jeudi on a perdu un de nos agents, un vaguemestre, mort du Covid-19. Il travaillait depuis quarante ans à Bichat. Les soignants ont symboliquement accompagné le brancard jusqu’à la chambre mortuaire. C’est particulier de recevoir quelqu’un qu’on connaît…

    En quoi le protocole de soins mortuaires a-t-il changé avec l’épidémie ?

    Maintenant, on fait les mises en bière immédiates : on met les défunts dans le cercueil et c’est nous qui le fermons – ce que faisaient jusqu’ici les pompes funèbres. D’habitude, on prépare les corps : on les rase, maquille, coiffe, habille, on redonne un peu de couleurs aux joues… On les bichonne pour rendre la mort un peu moins vilaine.
    Maintenant, on ne voit plus le visage des défunts : ils sont déjà dans une housse – blanche ou noire – quand ils arrivent en chambre mortuaire. C’est complètement déshumanisé. Impossible aussi de faire une toilette rituelle, c’est interdit.

    Comment cela se passe-t-il avec les familles ?

    Les visites sont très restreintes. Avec le risque de contagion, on ne peut plus leur présenter le défunt, elles ne voient que le cercueil. C’est traumatisant pour elles et douloureux pour nous. D’habitude, on a toujours un petit mot pour consoler les familles, comme : « Regardez, il a l’air apaisé. » Mais là, que voulez-vous qu’on dise ?
    Les familles qui veulent rapatrier leur mort ne peuvent pas le faire. Elles gardent l’espoir que les frontières s’ouvrent. Les pays demandent un certificat de non-contagion du corps, ce que les médecins ne signent pas avec le Covid-19.

    Comment traversez-vous cette période ?

    J’ai décidé de travailler en chambre mortuaire il y a dix ans, après des années à soigner les vivants atteints du sida et de cancers, parce que je ne supportais plus de voir les patients souffrir. Mais là, m’occuper des morts comme ça, c’est terrible.
    Après les années sida, je ne pensais pas vivre un truc pareil, et voir autant de gens mourir d’un coup. J’ai parfois l’impression que c’est un cauchemar et que je vais me réveiller. Alors on pleure, on rit nerveusement, on est épuisés et débordés, avec l’impression que ça n’en finira jamais.
    Depuis trois jours, le flux a ralenti. Mais quand je rentre de l’hôpital et que je vois tous ces gens dehors, je me dis que ça va repartir comme une traînée de poudre.

    #morts