La mort d’Hélène Châtelain, metteuse en scène et cinéaste, Mathieu Macheret
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Comédienne, avec Chris Marker, dans « La Jetée », assistante d’Armand Gatti au théâtre, elle a bâti une œuvre documentaire considérable sur l’anarchie ou le Goulag, entre autres.
Elle est apparue pour la première fois au cinéma dans l’un des plus beaux films du monde : La Jetée (1962), de Chris Marker, un court-métrage d’anticipation de 28 minutes, unique en son genre, car entièrement composé de photographies fixes. Son visage, familier et néanmoins mystérieux, était figé sur la crête de l’instant, pris dans la glaise durcie du temps, son rayonnement singulier se dérobant comme un souvenir lointain. Hélène Châtelain était alors une jeune comédienne de 25 ans, entrée au théâtre « comme en religion », engagée dans l’aventure politique de la décentralisation.
Proche du mouvement libertaire, passionnée par l’histoire de ses luttes, elle ne se refuserait, pour mieux les mettre au jour, aucun mode d’expression et deviendrait aussi bien scénariste et réalisatrice, que traductrice (du russe vers le français) et éditrice. Elle est morte le matin du 11 avril, à l’âge de 84 ans.
Hélène Châtelain naît, à Bruxelles, le 28 décembre 1935, d’un père russe et d’une mère ukrainienne émigrés. Elle commence des études universitaires et théâtrales, qu’elle poursuit en France dès 1956. A Paris, elle travaille avec le metteur en scène Jean-Marie Serreau, joue Ionesco et des textes de l’écrivain algérien Kateb Yacine. Elle monte ensuite, selon l’expression consacrée, « sur le chariot de Thespis », battre la campagne française, de village en village, pour perpétuer la flamme du théâtre itinérant.
L’œuvre filmée d’Hélène Châtelain est considérable, une trentaine de films, principalement des documentaires, consacrés la plupart du temps aux figures de l’anarchisme
De retour à Paris, elle intègre la troupe du Théâtre national populaire (TNP) alors dirigé par Georges Wilson. En 1962, année charnière, elle joue dans La Jetée le rôle d’une jeune inconnue, à laquelle un voyageur du temps, venu d’un futur dévasté, rend des visites inopinées, sans se douter qu’elle n’est peut-être qu’un mirage, un fantôme de sa propre mémoire. C’est au même moment que Chris Marker, le réalisateur, lui présente Armand Gatti, auteur, dramaturge et cinéaste, auprès duquel elle s’engage pour un long et fructueux compagnonnage artistique.
Entre 1966 et 1968, Hélène Châtelain assiste Gatti dans la mise en scène de ses pièces. A l’automne 1968, après le tourbillon de mai, La Passion du général Franco, programmée au TNP, est frappée d’interdiction par le ministère des affaires culturelles, sous la pression du gouvernement espagnol. Le dramaturge s’exile à Berlin, et Châtelain consomme sa rupture avec les planches. Elle se tourne alors vers la réalisation avec un premier film, Les Prisons aussi (1973), au sujet du groupe d’information sur les prisons, fondé par Michel Foucault. Deux ans plus tard, elle retrouve Gatti à l’occasion d’une résidence d’écriture à Montbéliard (Doubs). Il en sortira une vaste et magnifique fresque de huit films, Le Lion, sa cage et ses ailes (1975-1977), sur la classe ouvrière et les travailleurs immigrés du site de Peugeot-Montbéliard. Tourné à six mains (avec Stéphane Gatti, le fils d’Armand) avec le tout nouvel outil vidéo, à l’usage léger, cet ensemble majeur, d’une durée totale de cinq heures trente, nécessitera deux ans de montage.
D’importantes pièces à conviction
L’œuvre filmée d’Hélène Châtelain est considérable, une trentaine de films, principalement des documentaires, consacrés la plupart du temps aux figures de l’anarchisme : Nestor Makhno, fondateur des premières communes libertaires autogérées en Ukraine (Nestor Makhno, paysan d’Ukraine, 1996), Sacco et Vanzetti (Chant public devant deux chaises électriques, 2001) ou encore Bobby Sands, activiste incarcéré de la cause républicaine irlandaise (Irlande, terre promise, 1982).
Au début des années 1990, la cinéaste se tourne vers la Russie et affronte le refoulé de la dissidence soviétique. Plusieurs de ses films constituent d’importantes pièces à conviction dans ce dossier historique, comme l’extraordinaire Goulag (2000), coréalisé avec son complice Iossif Pasternak, qui rassemble de rares images d’archives et nombre d’entretiens avec des survivants du système concentrationnaire.
Au milieu de tout cela, Hélène Châtelain a trouvé le temps de traduire de grands auteurs russes : Anton Tchekhov, Leonid Andreïev, Boris Pasternak, entre autres. En 2010, elle fonde la précieuse collection « Slovo », aux éditions Verdier, pour publier, notamment, les Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov (2003), et d’autre textes inédits de Sigismund Krzyzanowski, Daniil Harms, Iouri Dombrovski ou Vassili Golovanov.
C’est dire si le vide intellectuel, artistique et politique qu’elle laisse est immense, impossible à combler. Mais si l’on en croit la boucle temporelle de La Jetée, que sa présence illuminait, la fin n’est jamais qu’une façon de revenir au début et de tout recommencer de zéro.
Hélène Châtelain en quelques dates
28 décembre 1935 Naissance à Bruxelles.
1962 « La Jetée », de Chris Marker.
1966-1968 Travaille avec le metteur en scène Armand Gatti.
1975-1977 Réalise « Le Lion, sa cage et ses ailes ».
2000 « Goulag » (2000).
11 avril 2020 Mort.
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