• Les secrets de la chauve-souris, « souche à virus » au système immunitaire d’exception
      Nathaniel Herzberg

      Comme à chaque nouvelle poussée virale, le chiroptère revient sur le devant de la scène. Merveille de résilience vis-à-vis des maladies infectieuses, l’animal est l’objet de nombreuses études qui cherchent à percer le secret de son système immunitaire inné.

      Il est un petit jeu auquel certains scientifiques aiment à s’adonner : celui des anagrammes. Manière sans doute de réconcilier leur goût des énigmes et leur amour des lettres. Depuis quelques semaines, une question court les labos : quelle est l’anagramme de « chauve-souris » ? La réponse n’est pas évidente, mais tout à fait d’actualité : « souche à virus ».

      Tout le monde le sait désormais : le terrible SARS-CoV-2, le coronavirus responsable de la pandémie de Covid-19, est le descendant d’un virus de chauve-souris. En est-il directement issu ? Est-il son pur rejeton, passé tel quel d’une espèce à l’autre, un petit-petit-petit… enfant né de transformations successives chez le mammifère volant puis chez l’humain, ou un cousin éloigné, issu de recombinaisons virales chez un hôte intermédiaire ?

      Les virologues du monde entier en débattent, analyses génétiques à l’appui. La découverte, chez le pangolin, d’un coronavirus présentant une similarité particulière avec SARS-CoV-2 sur une partie essentielle de son génome – celle correspondant au site de liaison sur les récepteurs des cellules pulmonaires humaines – a mis le désormais célèbre fourmilier écailleux sur le devant de la scène.

      Beaucoup d’inconnues

      Mais d’autres écartent vigoureusement cette hypothèse. « Le virus connu le plus proche du SARS-CoV-2 reste, et de très loin, le coronavirus RaT-G13 retrouvé chez des chauves-souris rhinolophes du Yunnan [sud-ouest de la Chine], c’est à ce jour son plus proche cousin, indique ainsi Maciej Boni, biologiste à l’université d’Etat de Pennsylvanie, coauteur d’une récente recherche sur l’origine du virus humain. Plus de 96 % de bases communes. D’après nos analyses, ces deux virus ont divergé il y a quarante à soixante-dix ans. On sait aussi qu’un premier humain a été infecté a priori en novembre 2019. Ce qui s’est passé entre-temps, nous l’ignorons. »

      Beaucoup d’inconnues, donc. Mais la quasi-certitude qu’au départ figurent les chauves-souris. Comme pour l’épidémie de SRAS, en 2003, ou celle du coronavirus MERS, en 2012. Mais aussi la fièvre hémorragique Ebola, et ses 11 000 morts, en 2014-2015, ou le virus de Marburg, qui a tué plusieurs centaines de personnes, entre 1998 et 2000, en République démocratique du Congo, et en 2004-2005, en Angola. Ou encore les poussées mortelles du virus Nipah, en Malaisie, à Singapour et au Bangladesh, dans les années 1990 et 2000, ou de virus Hendra, à la même époque, en Australie.

      Chaque fois, les chercheurs ont retrouvé un hôte intermédiaire : la civette pour le SRAS, le dromadaire pour le MERS, les singes pour Ebola, les porcs pour le Nipah, les chevaux pour Hendra. Avec deux exceptions : les épidémies de fièvre de Marburg sont initialement apparues chez des touristes ou des mineurs ayant séjourné dans des grottes peuplées de roussettes, une chauve-souris que l’on trouve aux Philippines. Et certaines flambées de Nipah, notamment au Bangladesh, auraient pour cause une contamination alimentaire directe : les chauves-souris avaient souillé avec leurs urines les récipients que les villageois placent dans les palmiers pour recueillir le jus de datte.

      Sans rivales

      A chaque poussée, les chiroptères sont donc montrés du doigt. « Souche à virus » n’est plus une plaisanterie, mais un motif d’expédition punitive. Au point que les spécialistes tremblent de voir disparaître certaines espèces. Le consortium Bat1K, qui a lancé un immense programme de séquençage des génomes de toutes les espèces connues, vient ainsi de rendre publique une déclaration solennelle.

      « Alors que des virus liés – mais non identiques – à ceux qui causent les maladies infectieuses émergentes circulent parmi les chauves-souris, les risques pour l’homme diminuent considérablement en protégeant la faune sauvage contre le trafic et en limitant l’empiétement sur les habitats sauvages. Comme les chauves-souris ne tombent pas gravement malades à cause de ces virus, la recherche sur la manière dont les chauves-souris y parviennent pourrait nous aider à lutter contre de futures épidémies. »

      Voilà donc le mystère : comment ces animaux résistent-ils à tant de pathogènes mortels pour les autres espèces ? Les virus stars, mentionnés précédemment, et une flopée d’autres, qui s’épanouissent dans l’organisme des chauves-souris. Une équipe américaine conduite par Tracey Goldstein (université de Californie, Davis) et Simon Anthony (université Columbia) a publié, en 2017, dans Virus Evolution, les résultats d’une vaste étude comparative sur la présence de coronavirus à travers le règne animal. Sur les 12 333 chauves-souris testées, 1 065 se sont révélées positives, contre 4 des 3 470 primates, 11 des 3 387 rongeurs et 2 des 1 124 humains. Autrement dit, 98 % des coronavirus retrouvés provenaient de ces chers mammifères volants. Une présence massive et diverse puisque, sur cent différents types de coronavirus identifiés, 91 provenaient de chiroptères.

      La même année, Peter Daszak et ses collègues de Columbia sont arrivés à la même conclusion, dans la revue Nature, cette fois au sujet des zoonoses virales, ces infections humaines d’origine animale. Là encore, le travail prédictif de comparaison des virus relevés sur un vaste échantillon animal assure que les chauves-souris sont sans rivales.

      Des « biais d’échantillonnage »

      Des conclusions que les amoureux des murins, rhinolophes et autres pipistrelles jugent souvent discutables. « Le comptage et les extrapolations prêtent à discussion, tempère Meriadeg Le Gouil, virologue à l’université de Caen, vingt ans et beaucoup de nuits passés au contact des chauves-souris. Il y a des biais d’échantillonnage. On parle de chauves-souris en oubliant qu’il s’agit de plus de 1 300 espèces, un quart de l’ensemble des mammifères connus. Si l’on observe chaque espèce, le résultat est moins flagrant. Ce qui semble sûr, en revanche, c’est que l’écologie des chauves-souris, leur système immunitaire, et surtout la façon dont les humains sont venus perturber leurs écosystèmes ont apporté tous les éléments favorables pour une série d’émergences. »

      Côté écologie, c’est cette promiscuité extrême, ces déplacements continuels, ces colonies qui se font, se défont, se regroupent en immenses essaims sur les sites de reproduction, puis retournent passer l’hiver dans leur grotte ou leur clocher. « Cette mosaïque permet aux virus de se diffuser mais pas trop vite. Cela favorise à la fois la diversification des virus et l’acquisition d’une immunité de groupe chez les hôtes », détaille Meriadeg Le Gouil. Des mécanismes que le virologue essaie de comprendre en suivant depuis six ans des colonies de rhinolophes en Bretagne.

      Avec trois conclusions : que les coronavirus mutent beaucoup plus qu’on ne le dit, « en particulier la protéine de surface qui leur permet de s’accrocher aux cellules de l’hôte » ; que les virus circulent dans les colonies « par vagues, au rythme de saisons » ; enfin, que l’immunité acquise des chauves-souris « nous reste largement inconnue ».

      Un double dispositif de défense

      Sa compréhension nous offrira t-elle une deuxième couche d’émerveillement, après celle apportée par le système immunitaire inné des chiroptères. Depuis dix ans, une série d’études a en effet commencé à lever le voile de mystère qui entourait le mécanisme de défense cellulaire des chauves-souris et à mettre en lumière leur stupéfiante résistance. C’est qu’en dehors de quelques rares cas de rage on ne connaissait pas de virus qui sache les tuer, ni même lourdement affecter leurs capacités. Quel pouvait être leur secret ?

      Une équipe internationale conduite par l’Irlandaise Emma Teeling (University college, Dublin) a d’abord comparé en laboratoire la réaction de macrophages de chauves-souris et de souris, attaqués par des virus. Dans un article publié en 2017, dans Acta chiropterologica, elle a décrit comment, chez la souris, ces cellules immunitaires mettent en action les mécanismes inflammatoires de défense jusqu’à la destruction du pathogène, « au risque d’altérer l’organisme », précise l’un des coauteurs, Sébastien Puechmaille (université de Montpellier). « Cet orage immunitaire incontrôlé, c’est ce qui a tué des humains par millions pendant l’épidémie de grippe espagnole, poursuit Emma Teeling. C’est ce qui tue aujourd’hui les victimes du Covid-19 dans les services de réanimation. Et c’est ce que la chauve-souris évite. »

      Ces merveilles volantes disposent en vérité d’un double dispositif de défense. Une première réponse, inflammatoire, permet d’envoyer une sorte de flux permanent de cytokines qui ciblent dès leur arrivée les intrus. Mais les chercheurs ont constaté qu’au bout d’un moment des interleukines entrent en action « pour tempérer cette inflammation et éviter les effets délétères », précise la biologiste de Dublin. Précisément ce que les réanimateurs tentent de réaliser actuellement sur les patients. « Mais les chauves-souris font ça naturellement depuis des millions d’années », s’émerveille la chercheuse.

      Vol actif

      Deux autres articles de la même équipe, l’un publié en 2019 dans la revue Nature Ecology & Evolution, l’autre en cours d’examen mais déjà déposé sur le site de préprints BioRxiv, ont étudié les sources génétiques de cette particularité. Dans le premier, les chercheurs ont montré que, contrairement au nôtre, le système immunitaire des chauves-souris ne subissait aucun vieillissement. Dans le second, après avoir séquencé avec une extrême précision le génome de six espèces de chiroptères, ils y ont trouvé la preuve d’un développement très particulier de certains gènes de l’immunité, mais surtout la concentration de la réponse inflammatoire sur un nombre restreint de gènes. « Nous avons comparé avec les génomes de 42 autres espèces animales. La sélection génétique que l’on observe au cours du temps est sans équivalent », indique-t-elle.

      D’où peut bien provenir cette exception ? D’une autre exception, à savoir le vol. Les chauves-souris sont en effet les seuls mammifères à disposer d’un vol actif (quelques rares autres peuvent planer sur de courtes distances).

      « Sur le plan métabolique, le vol est plus coûteux que toute forme de locomotion terrestre, souligne Cara Brook, de l’université de Berkeley. Une chauve-souris en vol élèvera son métabolisme de base jusqu’à 15 fois par rapport au repos, contre 7 fois chez un rongeur en pleine course ou 2 à 3 fois chez un humain. » Elle poursuit : « Les chauves-souris ont développé des voies de réparation de l’ADN hyperefficaces et d’atténuation du stress oxydatif pour permettre d’abord le vol. Mais ces voies ont ensuite eu des conséquences en cascade sur la longévité des chauves-souris et sur l’immunité antivirale. Les chauves-souris ont une durée de vie extraordinairement longue – la plus longue, rapportée à la taille de tous les mammifères – qui, selon nous, est un sous-produit de ces voies de résilience cellulaire développées pour le vol. »

      Dans ses propres travaux, Cara Brook a montré que l’extraordinaire réponse immunitaire des chauves-souris conduisait les virus à augmenter leur virulence. Le principe apparaît simple : lorsqu’il infecte un hôte, un virus doit se répliquer suffisamment vite pour atteindre la masse critique nécessaire à sa transmission vers une nouvelle victime avant d’avoir été vaincu par le système immunitaire. Mais, s’il va trop vite, il tue son hôte et interrompt le processus. Un équilibre qui dépend de chaque pathogène et de son milieu. Et, ce que l’on pouvait supposer, Cara Brook l’a montré dans des cultures cellulaires puis sur un modèle mathématique : face à la défense renforcée des chauves-souris, les virus attaquent plus violemment. On imagine la suite : « En raison de ces taux élevés de propagation, ces virus sont susceptibles d’être mortels chez les hôtes autres que les chauves-souris. »

      Chaînes de transmission

      Encore faut-il que ceux-ci puissent être contaminés. « Pour cela, il faut des contacts directs, souligne Liliana Davalos, professeure de biologie de l’évolution et d’écologie à l’université Stony Brook, à New York. A priori, les chauves-souris n’en ont pas beaucoup avec les humains, ni avec nos animaux les plus proches, sauf quand le trafic de faune sauvage fait sauter toutes les frontières naturelles. De plus, quand elles sont capturées, conservées dans des cages sur un marché, ou simplement lorsque l’on vient perturber leur écosystème, les études ont montré qu’elles rejettent beaucoup plus de virus qu’en temps normal. »

      Lutter contre le trafic d’animaux sauvages, interdire leur vente sur les marchés, certaines mesures semblent de bon sens. Mais les chercheurs doivent également tenter de mieux cerner les pratiques susceptibles de créer des chaînes de transmission. C’est du reste l’objectif d’un projet multidisciplinaire tout juste déposé par Meriadeg Le Gouil et plusieurs collaborateurs français, laotiens, thaïlandais et chinois, auprès de l’Agence nationale de la recherche : suivre, au cours du temps, depuis les grottes habitées par des rhinolophes jusqu’à une zone urbanisée chère aux humains, tout à la fois les coronavirus présents chez différents hôtes et les pratiques quotidiennes en vigueur.

      Car tout le monde s’accorde à le dire : au-delà du formidable effort de recherche médicale actuellement à l’œuvre, c’est par un investissement régulier, continu, durable, dans des sujets apparemment aussi exotiques que le système immunitaire de la chauve-souris, que la science pourra aider à réduire l’impact de la prochaine pandémie virale.

      Membre du consortium Bat1K d’étude du génome des chiroptères, la Néerlandaise Sonja Vernes, de l’Institut Max-Planck, est convaincue de l’impact profond du projet : « Si nous parvenions à comprendre l’ensemble des mécanismes à l’œuvre dans le système immunitaire des chauves-souris, nous pourrions certainement mieux nous préparer à affronter les virus à venir, nous en inspirer pour développer des traitements. Et sauver des vies. » Les pouvoirs de la chauve-souris mis au service de la sécurité des humains : jusqu’ici, seul DC Comics avait osé en rêver.