• « On peut craindre que la crise ne renforce l’hégémonie d’Amazon sur le e-commerce », Philippe Moati
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/20/on-peut-craindre-que-la-crise-ne-renforce-l-hegemonie-d-amazon-sur-le-e-comm

    L’économiste Philippe Moati propose, dans une tribune au « Monde », de contrer l’expansion d’Amazon en développant les plates-formes locales d’échanges apparues à l’occasion du confinement.

    Tribune. Le 15 avril, le tribunal judiciaire de Nanterre a ordonné à Amazon de circonscrire pour un mois son activité aux seuls 10 % de produits essentiels. Ce à quoi le leader du e-commerce a répondu par l’annonce de la fermeture de ses entrepôts pour au moins cinq jours, le temps de mener une évaluation des risques sanitaires potentiellement encourus par son personnel.

    L’entreprise a par ailleurs fait part de sa décision de faire appel de la décision du tribunal. Cet épisode nourrit le « Amazon bashing » que l’on voyait monter déjà depuis plusieurs mois. Sera-t-il en mesure d’entraver la dynamique de croissance du géant américain et de remettre en question sa position dominante sur le marché du e-commerce ? Rien n’est moins sûr.

    On le sait déjà, les plates-formes numériques seront les grandes gagnantes de la crise que nous traversons, et le risque est grand que le mécanisme qui fait que le succès appelle le succès – ce que les économistes appellent les effets réseaux – ne conduise à conforter encore la domination des leaders. Alors que les commerces non-alimentaires ont baissé le rideau, le e-commerce est devenu le seul moyen de se procurer ce qui va au-delà des produits du quotidien.

    Meilleure qualité de service

    Certes, peu de consommateurs ont le cœur à faire du « shopping » et beaucoup, craignant les répercussions de cette crise sur leur pouvoir d’achat, surveillent attentivement leurs dépenses. Ceci explique pourquoi le e-commerce, lui aussi, souffre. Selon une enquête réalisée par la Fédération de la vente à distance (Fevad) entre le 23 et le 25 mars, les trois quarts des sites de e-commerce interrogés faisaient état d’un recul de leurs ventes depuis le début du confinement.
    Les plates-formes numériques seront les grandes gagnantes de la crise que nous traversons, et le risque est grand que le mécanisme qui fait que le succès appelle le succès ne conduise à conforter encore la domination des leaders

    Seuls 18 % reconnaissaient un chiffre d’affaires en augmentation. Les sites de e-commerce alimentaires ont été pris d’assaut. Mais aussi les vendeurs d’équipements utiles en temps de confinement : matériel et consommable informatique, petit équipement de sport, livres, matériel de bricolage, jeux et jouets… Une prime, donc, pour les sites qui commercialisent ces produits, notamment les sites généralistes qui couvrent la plupart des univers de consommation et, en particulier, le premier d’entre eux : Amazon.

    Le leader mondial du e-commerce s’est fait discret sur l’évolution de son activité depuis le déclenchement de la crise. On sait cependant qu’il a annoncé le recrutement de 175 000 salariés dans le monde pour faire face à la croissance de la demande. Les membres du panel de consommateurs français que l’ObSoCo suit depuis le début du confinement reconnaissent acheter de plus en plus en ligne… sur Amazon.

    En dépit de la prévention que certains expriment à son égard, il est reconnu comme étant celui qui – de l’étendue de l’offre à la rapidité et à la fiabilité de la livraison – assure la meilleure qualité de service. Fin mars, l’Institut CSA mesurait que, hors alimentaire, Amazon, avec La Poste et Netflix, se classait en tête des marques jugées les plus utiles par les Français.

    Une avance qui se renforce

    Ainsi, peut-on craindre que la crise ne renforce l’hégémonie d’Amazon sur le e-commerce. L’enseigne s’est déjà accaparé près de la moitié du marché du e-commerce outre-Atlantique. En France, selon Kantar, sa part de marché s’établissait à 22 % en 2019. Deux éléments sont particulièrement inquiétants.

    Le premier est l’écart qui sépare le n° 1 de ses challengers. Aux Etats-Unis, le numéro 2, eBay, n’occupe que 7 % du marché. En France, Cdiscount est à 8 %.

    Le second est que, chaque année, l’avance d’Amazon se renforce alors que les concurrents peinent à suivre. eBay a vu son activité reculer à la fin de 2019. En France, si Cdiscount parvient bon an mal an à maintenir sa position, la plupart des autres reculent, alors que la part de marché d’Amazon a gagné trois points en deux ans.

    Le véritable danger pour Amazon ne vient pas de ses challengers mais de son concurrent le plus virulent à l’échelle mondiale, le chinois Alibaba qui, lui aussi affiche en Asie à la fois une position dominante et une croissance insolente. L’entrepôt géant qu’Alibaba s’apprête à faire construire en Belgique en dit long sur ses ambitions sur le marché européen.

    Tous d’origine étrangère

    Amazon devra aussi compter avec Google qui, depuis mi-2018, fait monter en puissance sa place de marché virtuelle place à une vitesse vertigineuse. Enfin, les Facebook, Instagram (Facebook), Youtube (Google), Snapchat, WhatsApp (Facebook) et autre TikTok sont en train d’explorer les potentialités du « social commerce », le commerce lié à l’utilisation des réseaux sociaux.

    Le véritable danger pour Amazon vient de son concurrent le plus virulent à l’échelle mondiale, le chinois Alibaba qui, lui aussi affiche en Asie à la fois une position dominante et une croissance insolente
    Bref, le risque est grand de voir le e-commerce mondial tomber entre les mains d’une poignée de géants du numérique, tous d’origine étrangère. Ce risque dépasse de beaucoup le seul e-commerce : Amazon comme Alibaba ont parfaitement compris que l’avenir est à « l’omnicanalité » – l’utilisation de plusieurs canaux de vente – et ont commencé à se déployer dans le monde du commerce physique.
    Cette offensive tous azimuts soulève la question de la souveraineté des pays européens sur le marché des biens de consommation, à un moment où elle se pose avec une acuité particulière. La décision du tribunal judiciaire de Nanterre ne sera pas, bien sûr, de nature à inverser la dynamique de conquête d’Amazon. Pas plus que la fameuse taxe Gafa. La France et l’Europe ne doivent pas seulement réagir à l’emprise des plates-formes sur un mode défensif en leur mettant des bâtons dans les roues, mais en s’efforçant, sur un mode offensif, de faire naître des alternatives.

    Face à la force des mécanismes cumulatifs qui conduisent à ce que « the winner takes all » (le gagnant prend tout), il est sans doute trop tard pour espérer contrer frontalement Amazon et consorts. Seule une alliance entre de grands distributeurs européens, de puissants logisticiens, des champions de la data et de l’intelligence artificielle, elle-même soutenue activement par une politique industrielle européenne à la hauteur des enjeux, pourrait peut-être obtenir des résultats significatifs.

    Stratégie de focalisation

    Une autre option consiste à occuper les espaces pour l’instant non préemptés par les leaders. Des places de marchés spécialisées, comme ManoMano dans le bricolage, Zalando ou Asos dans la mode, ou encore Vinted dans le vêtement de seconde main, témoignent de l’existence d’un espace pour de telles stratégies de focalisation.

    Une autre faiblesse d’Amazon réside dans sa difficulté à saisir l’attraction exercée aujourd’hui par le local et la proximité. Il y a là l’opportunité de développer un réseau de plates-formes locales et de consolider celles qui sont en train de se créer sous la contrainte du confinement, offrant aux consommateurs un accès à la vente à distance de commerçants de quartier, ainsi qu’à des offres de services aux personnes, permettant une mise en relation des particuliers notamment pour des pratiques de consommation collaborative (occasion, location, covoiturage…), un virage pris récemment par Le Bon Coin.

    Il faudrait pour cela une volonté politique à l’échelon national ou local, et la mobilisation de grands opérateurs disposant des compétences et des infrastructures physiques et numériques pour orchestrer un tel dispositif. Il y a là une formidable opportunité, par exemple, pour le groupe La Poste qui lui permettrait de développer de nouvelles activités en rapport avec ses ressources et de s’affranchir de sa dangereuse dépendance à l’égard des expéditions d’Amazon.

    Puisque l’on ne cesse de dire que rien de ne sera plus jamais comme avant et que la question de la souveraineté économique revient sur le devant la scène, ne négligeons pas les formidables forces de transformation des structures des marchés de consommation qui sont aujourd’hui à l’œuvre et l’urgence qu’il y a à les infléchir dans le sens de nos intérêts et de nos valeurs.

    #capitalisme_de_plateforme #commerce #économie

  • Coronavirus : tirer les leçons de l’exemple allemand
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/20/covid-19-tirer-les-lecons-de-l-exemple-allemand_6037166_3232.html

    Annonce présidentielle à 20 heures dont les ministres apprennent en partie la teneur en même temps que les Français d’un côté, conférence de presse tenue après quatre heures de concertation avec les dirigeants des Länder allemands de l’autre. La différence réside peu dans la nature des mesures annoncées, finalement assez proches, et elle ne se limite pas au style personnel. La pratique des institutions suppose le consensus en Allemagne ; elle incite plutôt à la confrontation en France.
    Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Les hôpitaux n’ont été saturés à aucun moment » : en Allemagne, l’épidémie de coronavirus est « sous contrôle »
    Le bilan plus lourd du Covid-19 en France pèse aussi probablement dans la défiance persistante à l’égard d’Emmanuel Macron. L’Allemagne partait pourtant avec des handicaps quand le virus a commencé à frapper l’Europe : une population âgée et des contacts intenses avec la Chine. A l’inverse, le fait d’être frappée plus tard que ses voisins, la jeunesse et la bonne santé des premières personnes contaminées, skieurs de retour d’Italie ou fêtards de carnaval, pesaient favorablement. Mais le pays a surtout su déployer très rapidement des tests qui ont permis de détecter et d’isoler les personnes contagieuses y compris asymptomatiques. Avec des dépenses de santé comparables à la France, mais deux fois plus de lits de réanimation et une souplesse liée aux structures fédérales, l’exemple allemand pose aussi des questions sur la bureaucratie et la centralisation du système français.

  • Contre le coronavirus, la France devrait mettre en œuvre un plan de prévention sans tarder
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/20/coronavirus-en-france-un-plan-de-prevention-a-mettre-en-uvre-sans-tarder_603

    Le gouvernement semble décidé à casser les chaînes de contamination et à lutter pied à pied contre les reliquats épidémiques. Mais il serait utile de ne pas attendre le 11 mai pour cela, estime dans son analyse Franck Nouchi, chef du service Débats du « Monde ».

    Analyse. Telle qu’elle a été présentée, dimanche 19 avril, durant plus de deux heures par le premier ministre, Edouard Philippe, et le ministre de la santé, Olivier Véran, l’ébauche du plan de déconfinement qui sera proposé aux Français fin avril apparaît à la fois cohérente et complète (compte tenu évidemment de la dramatique pénurie de masques de protection et de kits de tests à laquelle fait face l’Hexagone).
    Le chef du gouvernement l’a bien résumé : les deux objectifs principaux sont à la fois de rétablir la capacité d’accueil des hôpitaux et de limiter au maximum la circulation du virus. Reconnaissant que, d’ici au 11 mai, l’épidémie n’aurait que « fortement ralenti » , Edouard Philippe a eu cette formule : « Nous allons devoir apprendre à vivre avec le virus. » Partant du constat qu’il n’existe pour l’heure ni traitement efficace ni vaccin, il a insisté sur le seul instrument dont on dispose actuellement : « la prévention » .

    Cette prévention, a-t-il expliqué, repose sur trois éléments essentiels : le strict respect des gestes barrières et de distanciation sociale (pour longtemps, a-t-il prévenu), la pratique systématique de tests virologiques lors de l’apparition du moindre symptôme de Covid-19, et « l’isolement des porteurs de virus » .
    C’est la première fois depuis le début de l’épidémie qu’un haut responsable français présente les choses de cette manière. La prise en charge hospitalière des patients n’est plus l’alpha et l’oméga de la doctrine gouvernementale. La lutte contre l’épidémie, en ville, au domicile des patients non gravement atteints, devient également un objectif prioritaire.

    Casser les chaînes de contamination

    Le premier ministre a précisé qu’il reviendra à la personne infectée de choisir entre un isolement à domicile (ce qui la contraindra à un certain nombre d’obligations) et un hôtel mis spécialement à la disposition des patients. Cette méthode, a-t-il fort opportunément expliqué, « est la seule possible » pour casser les chaînes de contamination.
    M. Philippe a insisté sur l’importance du « couple préfet-maire » pour, en particulier, trouver les lieux d’isolement des personnes infectées. Il ne l’a pas dit, mais cela va de soi : outre la mise en place d’une logistique adaptée, ces lieux devront être suffisamment accueillants et confortables pour inciter les personnes concernées à aller y séjourner durant les deux semaines de mise en quarantaine.

    Contrairement au président de la République, qui, le 13 avril, avait semblé écarter l’idée d’un déconfinement région par région – « nous ne sommes pas un Etat fédéral » , avait dit Emmanuel Macron en « off » à quelques éditorialistes –, M. Philippe a clairement envisagé cette hypothèse, en particulier lorsqu’il a parlé des modalités de la rentrée des classes à venir. Les données épidémiologiques de l’organisme de sécurité sanitaire Santé publique France (SPF) montrent qu’il n’y aurait rien d’illogique à cela.

    Selon les régions, la situation de la France apparaît en effet très contrastée. Pour schématiser, il est des territoires où l’épidémie est entrée depuis plusieurs semaines en phase 3 (Ile-de-France, Grand-Est, Bourgogne-Franche-Comté), d’autres où elle est encore en phase 2, d’autres enfin où l’on peut parler de quasi-phase 1 (dans un département comme la Lozère, il n’y a pas eu un seul mort du Covid-19). A partir de ce simple constat, des schémas de déconfinement différenciés selon les régions ou les départements peuvent être envisagés.

    Une très forte disparité régionale

    Prenons pour indicateur le nombre d’hospitalisations pour Covid-19 observé au 14 avril dans chacune des régions et rapportons-le, en pourcentage, au nombre total d’hospitalisations enregistrées dans ces mêmes régions. Que voit-on ? En Ile-de-France, 13 209 personnes sont hospitalisées pour Covid-19, ce qui représente 41 % de l’ensemble des hospitalisations. Dans le Grand-Est, les chiffres sont respectivement de 4 993 et de 16 %. Ailleurs, la proportion des patients hospitalisés atteints de Covid-19 est parfois très faible : 2 % en Bretagne, 3 % en Centre-Val de Loire, 2 % en Normandie, 3 % en Nouvelle-Aquitaine, 3 % en Occitanie… Outre-mer, que ce soit à La Réunion, en Martinique, en Guadeloupe, à Mayotte ou en Guyane, ce pourcentage est inférieur à 1 %.

    Ainsi que le note SPF, « les régions Grand-Est (233/100 000 habitants), Ile-de-France (233), Bourgogne-Franche-Comté (132) et Hauts-de-France (104) sont celles ayant rapporté les plus forts taux d’hospitalisation de patients Covid-19 » . Les autres indicateurs proposés par SPF vont tous dans le même sens, attestant une très forte disparité régionale.

    La carte de l’épidémie de Covid-19 en France
    [...]

    Déconfiner région par région selon un calendrier différencié supposerait de mettre en œuvre des mesures spécifiques, en particulier dans les transports. A quoi cela servirait-il, par exemple, de déconfiner plus rapidement en Nouvelle-Aquitaine ou en Antilles-Guyane, si, dans le même temps, on autorise les trains et les avions à déverser chaque jour, sans le moindre contrôle, des passagers venant de régions où l’épidémie sévit encore ?
    Les images entraperçues ce week-end sur France 2 des passagers d’un vol Paris-Marseille plein à craquer auxquels la compagnie aérienne n’avait pas imposé de mesures de distanciation sociale et de respect des gestes barrières étaient édifiantes. « Ces images ne vous rendent-elles pas un petit peu fou ? » , demanda Laurent Delahousse au professeur Jean-François Delfraissy qui était, samedi soir, l’invité du « 20 heures » de la chaîne publique. « Si, je le regrette profondément » , laissa tomber un rien désabusé le président du conseil scientifique placé auprès de M. Macron.

    Le système hospitalier a finalement tenu

    Annoncé dimanche par le premier ministre, le port obligatoire de masques grand public à partir du 11 mai dans les transports devrait permettre de limiter les risques de transmission du virus. Mais cela ne suffira pas. Il faudra, en particulier dans le métro, le RER et les bus, imaginer d’autres mesures qui garantissent le respect de la distanciation physique entre les passagers.

    Edouard Philippe semble avoir tiré les leçons des erreurs commises au cours du premier trimestre, en particulier dans la prise en charge des trois « clusters » géants de l’Oise, de Mulhouse (Haut-Rhin) et de l’Assemblée nationale.
    Soulagé de constater que le système hospitalier a finalement tenu et conscient du fait qu’il pourrait en être autrement en cas de rebond épidémique, le premier ministre semble décidé à lutter pied à pied contre les reliquats épidémiques. De ce point de vue, en particulier en Ile-de-France et dans le Grand-Est, il serait utile d’accélérer les choses et ne pas attendre le 11 mai pour commencer à mettre en œuvre le plan de prévention dont il a esquissé les contours. A la mi-mai, plus la dynamique de l’épidémie aura été freinée, plus les chances de réussir un déconfinement modulé et progressif du pays seront grandes.

    #prévention #crise_sanitaire #déconfinement #isolement #mobilité