au Brésil, « nous sommes à la limite de la barbarie »

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  • Coronavirus : au Brésil, « nous sommes à la limite de la barbarie »
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    Enterrement de victimes présumées du coronavirus, le 21 avril, à Sao Paulo. AVENER PRADO POUR LE MONDE

    L’épidémie de Covid-19, qualifiée de « petite grippe » par le président Bolsonaro, s’intensifie désormais, frappant un pays où le système de santé n’est pas en capacité de répondre à un tel défi sanitaire.

    Au Brésil, partout ou presque, on creuse. Des trous, des fosses, par milliers. A la pelle et à la pioche quand on dispose d’un peu de temps. Au tractopelle et à l’engin de chantier, quand on en manque. Pas pour planter du café ou trouver du pétrole, comme avant. Au Brésil, aujourd’hui, on creuse des trous pour enterrer des corps.
    Le Covid-19 est arrivé « et c’est chaque jour de pire en pire », constate Paulo Henrique, jeune croque-mort de 26 ans au cimetière de Vila Formosa, à Sao Paulo. Ce mardi 21 avril, un petit embouteillage de corbillards s’est formé entre les tombes. « C’est le septième que je transporte aujourd’hui, le double que d’habitude. C’est épuisant », poursuit-il, patientant au volant de son véhicule funéraire. La cérémonie ne dure pas plus de cinq minutes, le temps de dire au revoir et d’une pelletée de terre. « Tout le monde est terrifié », constate Paulo Henrique.

    Au 23 avril, l’épidémie a fait 3 313 victimes au Brésil (un bond record de 407 décès par rapport à la veille) pour 49 492 cas confirmés. Mais qui croit encore aux chiffres officiels ? Débordées, les autorités ne parviennent à tester ni les vivants ni les morts, et certains décès dus au Covid-19 sont enregistrés avec vingt jours de retard. Selon des estimations, divulguées par la presse, le nombre de personnes réellement infectées serait de douze à quinze fois supérieur au chiffre annoncé par les autorités. Le nombre de morts pourrait quant à lui avoir déjà dépassé les 15 000 victimes dans le pire des scénarios. Et le pic n’est prévu que pour mai…

    D’ores et déjà, toute la Fédération est frappée : les grandes métropoles du sud du pays, comme Sao Paulo et Rio, où se concentrent la moitié des décès, mais aussi l’Etat nordestin du Pernambouc ou celui d’Amazonas, loin dans les terres, en pleine forêt tropicale. Dans ces régions, les hôpitaux publics sont déjà saturés ou presque, avec des taux d’occupation des services en soins intensifs dépassant souvent les 70 % ou les 80 %. On espérait le nouveau coronavirus saisonnier ? Sensible à la chaleur ? Force est de constater qu’il s’adapte très bien à la torpeur tropicale.

    Partout la chasse au lit

    Tout ça fait peur. Tout ça fait pleurer aussi, de rage et de désespoir. « Nous sommes à la limite de la barbarie », s’est effondré en larmes cette semaine le maire de Manaus, Arthur Virgílio Neto, désespéré, lors d’une interview. Dans la plus grande cité d’Amazonie, le nombre d’enterrements a triplé, on creuse des fosses communes à l’engin de chantier. Dans les hôpitaux surchargés, les cadavres sont alignés dans les couloirs, des patients trop âgés ont déjà été renvoyés pour mourir chez eux.

    Partout, c’est la chasse au lit, la course aux ventilateurs. « Une guerre quotidienne », témoigne un chirurgien de l’hôpital général de Fortaleza, dans le Ceara nordestin, requérant l’anonymat. « On est plein, 100 % des lits en soins intensifs sont occupés et tous les respirateurs sont maintenant utilisés. On avait pourtant consacré un étage entier et cinq unités de soins exclusivement pour le Covid-19. Mais même avec ça, l’autre jour, 48 personnes attendaient un lit ! A ce rythme on ne tiendra pas quinze jours », s’inquiète-t-il.

    A Fortaleza, on a de la chance : pour l’instant, il y a suffisamment de gants et de masques. C’est loin d’être le cas partout. A Sao Paulo, « à l’hôpital, une bonne partie du personnel n’est pas équipée et a dû utiliser des capes de pluie et des sacs-poubelles, achetés au marché, pour se protéger ! », enrage Sergio Antiqueira président du Syndicat des employés de la ville. A certains, on a confié un seul et unique masque de protection jetable pour un mois entier. « Ces gens sont en danger », s’indigne-t-il.

    Le Brésil est à nu. « Nous ne sommes pas du tout prêts pour faire face à cette pandémie », regrette Ligia Bahia, experte du secteur de la santé à l’Université fédérale de Rio. Le pays dispose pourtant de dizaines de milliers de lits en soins intensifs. Mais « la moitié sont dans le privé : inaccessibles pour l’écrasante majorité de la population », soupire-t-elle. Résultat : en moyenne, selon l’Institut de statistique national, un Brésilien doit parcourir aujourd’hui 155 kilomètres pour trouver un hôpital capable d’offrir des soins complexes, tels ceux exigés par le Covid-19. Dans le grand nord amazonien, la distance peut aller jusqu’à 400 ou 500 kilomètres.

    Un virus ? Quel virus ?

    La pandémie appuie là où ça fait mal. « Le coronavirus montre l’échec de notre système démocratique, s’attriste Ligia Bahia. Depuis la fin de la dictature, en trente ans, on n’a jamais vraiment investi pour créer un système de santé public effectif, qui offre des soins aux plus pauvres, les Noirs, les plus exclus, qui vont être les premières victimes. [Il] fonctionne d’abord pour les riches. Et [notre] démocratie ne garantit pas les droits sociaux. »

    Un virus ? Quel virus ? Malgré le drame en cours, le président d’extrême droite Jair Bolsonaro, pour qui le Covid-19 n’est qu’une « petite grippe », défend toujours le « retour à la normale ». Chaque fin de semaine, il s’adonne à des bains de foule, au mépris des règles sanitaires élémentaires. « J’ai le droit constitutionnel d’aller et de venir », a expliqué le chef de l’Etat, prenant les passants dans ses bras, serrant la main d’une femme âgée après s’être essuyé le nez dans son bras ou toussant carrément sur ses supporteurs lors d’un discours… Il y a gagné un surnom : « Capitaine Corona ».

    Le nouveau ministre de la santé, Nelson Teich, ne rassure pas davantage. Ce dernier s’exprime peu et a mis fin aux conférences de presse quotidiennes, prisées par son prédécesseur Luiz Henrique Mandetta, brutalement démis de ses fonctions par Jair Bolsonaro la semaine dernière. Jugé terne et soumis au président, M. Teich ne convainc personne, pas même au sein du gouvernement. « Tout est sous contrôle… Mais de qui, on ne sait pas ! », s’est ainsi amusé en public le vice-président Hamilton Mourão, juste avant la prise de fonction du ministre.

    Faut-il s’attendre à une tragédie ? Selon les prédictions de l’Imperial College de Londres, en cas d’inaction, l’épidémie pourrait faire au total plus de 1 million de victimes au Brésil.
    Heureusement, depuis la mi-mars, une majorité d’Etats, se substituant au gouvernement fédéral, ont mis en place des politiques de confinement, plus ou moins rigides. Mais avec quelle efficacité ? A peine un Brésilien sur deux serait aujourd’hui isolé chez lui. Dans les quartiers populaires, le contrôle des autorités est quasi inexistant et les rues à peine moins pleines qu’à la normale.

    Pire : alors que la vague s’approche, sous la pression combinée de l’exécutif et des milieux économiques, dix Etats sur vingt-sept ont déjà adopté des mesures pour flexibiliser à court ou moyen terme le très fragile et très partiel confinement. Prévoyant le pire, la ville de Sao Paulo a ordonné en urgence le creusement de 13 000 nouvelles tombes, l’achat de 38 000 urnes funéraires supplémentaires et la construction d’un nouveau cimetière. Pour éviter les embouteillages, la mise en terre se fera désormais sans public et de nuit, si besoin.

    #Covid-19 #hôpitaux_privés