« Après la réanimation, il faut réentraîner le cœur et les poumons à l’effort »- Journal de crise des blouses blanches, Episode 18
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« Le Monde » donne la parole, chaque jour, à des personnels soignants en première ligne contre le coronavirus. Ils racontent « leur » crise sanitaire.
Ils travaillent à l’hôpital ou en médecine de ville, ils sont généralistes, infirmiers, urgentistes ou sages-femmes : une quinzaine de soignants, en première ligne contre la pandémie de Covid-19, ont accepté de nous raconter leur quotidien professionnel. Chaque jour, dans ce « journal de crise », Le Monde publie une sélection de témoignages de ces « blouses blanches ».
Thomas Gille, pneumologue à l’hôpital Avicenne, Bobigny (Seine-Saint-Denis).
« Globalement, le “plateau” observé ces derniers jours se confirme. Hier, durant ma garde, il y avait deux places disponibles sur les trente-deux en réanimation, et elles n’ont pas été pourvues de la nuit. Cela faisait plusieurs semaines que ce n’était pas arrivé. J’ai pu dormir deux heures. La dernière fois, c’était vingt minutes.
La nuit dernière, en pneumologie, j’ai eu deux entrants : une octogénaire avec des comorbidités, chez qui il a été jugé déraisonnable de proposer une intubation ; et une autre patiente de 40 ans sans antécédents. On le constate de manière évidente depuis le début de la crise, nous avons en majorité des patients en surpoids ou obèses, voire très obèses, et on a aussi beaucoup de patients avec une hypertension ou un diabète.
D’autre part, dans le 93, on a habituellement des patients de toutes origines, mais avec cette crise, on a l’impression que les patients noirs sont encore plus représentés. J’ai lu que c’était le cas aussi aux Etats-Unis. On ne sait pas si c’est un facteur génétique ou bien si c’est très corrélé au niveau social.
Depuis le début de la semaine, on discute de la manière dont on va pouvoir reprogrammer, dans les jours à venir, des chirurgies repoussées et des plages de consultation ou d’hospitalisation pour des patients non infectés. Il faudra trouver le bon équilibre, surtout qu’on ne sait pas comment va s’effectuer la redescente. On ne peut pas fermer toutes les unités Covid. Le risque, c’est qu’on assiste à une sorte de stop and go. On est partis pour plusieurs mois de fonctionnement inhabituel, il va falloir rester souples et adaptables.
Autre problématique : il ne faut pas que les patients non-Covid puissent être infectés, donc il faut réfléchir à des circuits différents. Il faudra aussi redoubler de vigilance pour les soignants, certains pouvant être porteurs asymptomatiques. La sérologie pourra nous aider afin de ne faire travailler que des soignants immunisés. Mais il y a encore beaucoup d’interrogations, de zones d’ombre : quelle est la protection conférée par l’immunité ? Et si elle protège, pendant combien de temps ? »
Michel Carles, 59 ans, chef du service de réanimation du CHU de la Guadeloupe
« Nous voyons arriver des patients à un rythme régulier. Parmi eux, certains n’avaient pas voulu être suivis à l’hôpital ou avaient été renvoyés à leur domicile, mais leur état s’est réaggravé dans un second temps. Le nombre de cas à venir reste donc une grande inconnue, parce qu’un grand nombre de malades, restés chez eux, sont susceptibles de revenir.
On nous avait conseillé d’arrêter les visites dans le service de réanimation pour limiter le risque de contamination, mais face à la détresse des familles, nous avons décidé d’autoriser une personne par patient pendant une heure, un jour sur deux, en prenant toutes les précautions nécessaires. Cela ne nous paraissait pas acceptable de ne leur donner aucun accès.
« J’ai été marqué par un patient en réa dont la mère, qui avait elle aussi attrapé le Covid, est morte pendant qu’il était inconscient »
Quand il y a un décès, on autorise, de façon exceptionnelle, deux ou trois personnes à venir se recueillir auprès de leur proche. Le coronavirus étant bien compris comme un danger mondial, invisible et mortifère, il y a comme une fatalité.
Certaines situations sont particulièrement douloureuses. J’ai été marqué par un patient que nous avons eu en réa et dont la mère, qui avait elle aussi attrapé le Covid, est morte pendant qu’il était inconscient. Quand il s’est réveillé, personne n’a eu le cœur de lui annoncer la nouvelle pendant plusieurs jours. Sa femme ne s’en sentait pas le courage non plus, alors elle nous a demandé de le faire – ce que j’ai fait. C’est difficile de devoir annoncer à ces personnes passées si près de la mort que d’autres n’ont pas eu leur chance. »
Laurent Carlini, 33 ans, médecin généraliste et urgentiste à Ajaccio (Corse-du-Sud)
« Cette semaine, les tout premiers patients sont sortis de réanimation. Ça fait du bien ! Ils sont trois, en bonne santé. C’est une victoire, on a la satisfaction d’avoir accompli une partie de notre mission, même si on reste très prudent. On ne sait pas encore si on a passé le pic épidémique, mais cela donne de l’espoir pour la suite.
Ces patients sortis de réa étaient les premiers à y être entrés. Ils ne sont pas rentrés chez eux dès leur sortie : certains sont allés dans d’autres services de l’hôpital pour être stabilisés, d’autres dans un centre de rééducation et de réadaptation. Cette étape est cruciale, car un alitement prolongé entraîne une fonte musculaire, donc il faut réentraîner leur cœur et leurs poumons à l’effort, se réadapter à la marche, et faire de la rééducation cardio-pulmonaire. La durée de ces soins de suite dépendra de l’âge et des antécédents de chacun.
L’autre bonne nouvelle, c’est qu’on a réussi à nouer très vite un partenariat entre l’hôpital et les médecins libéraux de la maison de santé attenante, dont je suis responsable. Ils pourront travailler à l’hôpital pendant un mois, car deux praticiens hospitaliers ont dû être arrêtés après avoir contracté le Covid-19. D’habitude, ce genre d’accord entre l’hôpital et les médecins libéraux prend un temps fou. Là, on a pu trouver une solution très vite pour s’adapter aux besoins. C’est quasiment du jamais-vu. »
Ophélie Mauger, 25 ans, infirmière au CHU de Nantes (Loire-Atlantique)
« Ces deux derniers jours, j’étais aux urgences. L’affluence y est beaucoup moins forte, c’est très frappant. On est à 50 % d’activité classique. On reçoit surtout des personnes âgées de plus de 75 ans – souvent des hommes – et parfois quelques jeunes femmes ou jeunes hommes.
Malgré le fait que le virus est dans le pays depuis plus d’un mois, les patients sont toujours aussi anxieux à l’idée de le contracter. Dès qu’on leur dit qu’il y a une suspicion de Covid, ils s’inquiètent beaucoup sur la suite de leur prise en charge. Tout devient anxiogène, ils ont peur que ce soit grave et qu’ils aient pu contaminer leurs proches.
Une chose m’a surprise depuis le début de la crise : alors que durant nos études on nous apprend à bien vérifier que chaque dispositif, chaque médicament, a une date de péremption conforme, là, aux urgences, on a des masques périmés depuis 2014. Je n’aurais jamais imaginé assister à de telles pénuries de matériel dans les hôpitaux français. Ni vivre une pandémie comme celle-ci, due à un virus. Je m’attendais davantage à une crise liée aux antibiotiques car on a de plus en plus de patients qui ont des bactéries résistantes. Il y a peu de recherche sur les antibiotiques. On risque, à un moment donné, de ne plus pouvoir soigner les infections car plus rien ne sera suffisamment efficace.
Cette crise me permet aussi d’en apprendre plus sur le système respiratoire, sur la façon de surveiller plus étroitement nos patients. Notre médecine va devoir évoluer : nous allons être confrontés à de nombreux problèmes pour tous les patients chroniques qui ont été mal suivis pendant le confinement. On va peut-être développer nos compétences en télémédecine.
Cette épreuve peut changer beaucoup de choses sur la façon dont on accueille les patients, sur les règles d’hygiène… On remet en question nos pratiques. Du positif sortira de cette crise. Elle nous aidera à évoluer dans notre manière de travailler. »
Yann Bubien, 47 ans, directeur général du CHU de Bordeaux (Gironde)
« Parmi les dix-sept patients venus du Grand-Est au CHU de Bordeaux, de moins en moins se trouvent en réanimation. Tous les jours, il y en a qui quittent la réa pour une hospitalisation dans un lit sans respirateur. Un premier patient venu du Grand-Est a pu rentrer en ambulance chez lui, en Alsace, après trois semaines de réanimation à Bordeaux. Il est guéri.
Le retour vers le Grand-Est des patients hospitalisés chez nous, c’est un symbole fort. Ce patient venait de l’hôpital de Mulhouse, l’endroit où on a connu les pires tensions ces dernières semaines. Il était arrivé dans le coma, par avion militaire. Savoir qu’il est aujourd’hui chez lui, c’est extrêmement gratifiant. C’est très satisfaisant pour les soignants de voir que leurs efforts sont récompensés par la guérison des patients. On a des décès aussi, évidemment. Mais tous les jours, des patients guérissent. »
Retrouvez tous les précédents épisodes du « Journal de crise des blouses blanches »
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Une série de Le Monde qui vaut réellement la peine au vu de la richesse effectivement experte (expérimentée) qu’elle propose, depuis le ras du terrain, par delà tel ou tel biais auto-satisfait (dans cet article l’exception ajaccienne de la coopération avec les structures privées, au titre des "bonnes pratiques" peu mises en oeuvre) ou occultations (la pénurie, évoquée, mais toujours au détour d’un accent mis sur le défi sanitaire relevé ; aucune mention des salaires horaires de diverses catégories impliquées ou de la réquisition quais gratuite des élèves sous la forme des stages obligatoires pour valider les formations, etc.). On y constate une formidable plasticité de l’hôpital (malgré tout) et on trouve des infos inédites (par exemple, dans cet épisode des éléments sur les sorties de #réanimation, les difficultés d’une #immunité dont on ne sait pas grand chose, dans d’autres, le 93). Un antidote à l’héroïsation du fait même de souligner l’existence d’une communauté soignante, informée (ça lit les papiers scientifiques et médicaux mais aussi les articles de presse, par exemple sur les Afro-américains pour en partage des synthèses avec les collègues).