Esther Duflo : misère de l’économie du développement

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  • Esther Duflo : misère de l’économie du développement | RdL La Revue des Livres

    extrait de l’article de Cédric Durand et Charlotte Nordmann

    « Repenser radicalement la lutte contre la pauvreté », c’est ce que se proposent de faire Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee dans Poor Economics. Jusqu’à récemment, nous expliquent-ils, les politiques de lutte contre la pauvreté étaient élaborées sur la base de grands principes sans ancrage probant dans la réalité. L’introduction dans le domaine de la lutte contre la pauvreté de l’expérimentation aléatoire, ou « évaluation randomisée », permettrait enfin de sortir du sommeil dogmatique – des « idéologies » – pour entrer dans l’ère du pragmatisme et de la scientificité.

    Derrière ces formules aux noms imposants se cache un principe simple : l’extension au champ de l’économie du développement de la méthode des essais cliniques, en usage en médecine, afin de tester empiriquement la validité de politiques de lutte contre la pauvreté. Tout le travail du chercheur consisterait dès lors à définir une intervention, puis à l’appliquer à une population choisie de façon aléatoire pour déterminer les effets obtenus en comparant, au terme de l’intervention, la population choisie à un groupe de contrôle n’ayant pas fait l’objet du programme évalué. C’est ce principe que les auteurs de l’ouvrage et leurs équipes rassemblés au sein du laboratoire J-PAL au MIT sont parvenus à imposer ces quinze dernières années en économie du développement.

    De même que l’on évalue l’effet de nouveaux médicaments avant de les mettre sur le marché, pour savoir si un programme de lutte contre la pauvreté est efficace ou non, il faut le tester, nous disent-ils avec bon sens. Plutôt que de trancher la question sur la base de grands principes (comme « les gens ont besoin de liberté, pas d’aides » ou « les gens ont besoin d’aide pour accéder à la liberté »), il faut pouvoir concrètement et précisément mesurer les effets du programme. Par exemple, comparer ce qui se produit quand on distribue des moustiquaires gratuitement et quand on les propose à prix réduit, plutôt que de se déterminer a priori pour l’une ou l’autre option – les uns estimant que ce bien essentiel à la santé publique doit être gratuit, les autres affirmant que donner quelque chose le dévalue et nuit à son usage. Au final, des résultats sont obtenus et certains frappent l’esprit : telle étude montre l’effet considérable d’une mesure peu coûteuse – comme l’administration de vermifuges aux enfants pauvres, qui permet d’allonger leur scolarisation et conduit à une augmentation de leurs revenus à l’âge adulte (p. 272) ; telle autre montre l’importance d’un facteur qu’on aurait sinon négligé – comme le fait que, pour maîtriser leur fécondité, les femmes doivent certes avoir accès à des moyens de contraception, mais surtout y avoir accès sans le contrôle de leur mari (p. 116-117).

    À cette idée qu’il faut tester les politiques, les auteurs ajoutent qu’il est essentiel de comprendre la façon dont vivent et pensent les pauvres pour élaborer des politiques adéquates. Les évaluations aléatoires qui identifient les effets exacts de tel ou tel dispositif peuvent aussi permettre de saisir les « motivations » des comportements des pauvres, et à partir de là de concevoir de nouvelles mesures plus efficaces.

    L’écho rencontré par ces travaux est considérable : ils ont valu à leurs auteurs des prix prestigieux, ils ont bénéficié d’une couverture médiatique très large et ils sont devenus une référence incontournable pour les gouvernements, les ONG et des institutions économiques centrales comme la Banque mondiale. Les nombreuses études évoquées dans l’ouvrage attestent de ce succès. Poor Economics est ainsi une démonstration de force de ceux qu’on appelle les randomistas : il synthétise les résultats de leurs travaux sous une forme à la fois exhaustive et extrêmement accessible. Destiné à un lectorat bien plus large que le seul monde universitaire, cet ouvrage s’inscrit dans une stratégie de construction d’une nouvelle hégémonie dans le champ de l’économie du développement et de la lutte contre la pauvreté.

    Étant donné l’ampleur de ce phénomène, il est urgent d’adopter à son sujet un regard critique. Le point de départ est bien entendu de reconnaître qu’il y a quelque chose de précieux dans ce « retour à l’empirie », mais il faut aussitôt pointer le caractère excessif de l’engouement qu’il suscite. Il y a là quelque chose de surprenant, qui renvoie à la crise intellectuelle que subit l’économie du développement depuis le tournant des années 2000.

    Du point de vue de la démarche scientifique, la validité et la portée des résultats de l’expérimentation aléatoire posent des problèmes très largement sous-estimés. Sur le plan éthique, le rapport de pouvoir qui s’instaure entre chercheurs et sujets du test doit aussi être interrogé. Enfin, la neutralité idéologique à laquelle prétend cette démarche est largement illusoire : elle procède d’une entreprise dangereuse de dépolitisation des débats de politique économique.

    Article accessible par le lien proposé en fin d’article sur la page de RdL mentionnée ci-après :
    http://www.revuedeslivres.fr/esther-duflo-misere-de-leconomie-du-developpement

  • Esther Duflo : misère de l’économie du développement (La Revue des Livres)
    http://www.revuedeslivres.fr/esther-duflo-misere-de-leconomie-du-developpement

    La presse française lance un cocorico sonore et unanime : Esther Duflo, une économiste française, professeur d’économie du développement au MIT et titulaire d’une chaire au Collège de France, va conseiller Barack Obama sur les questions de développement. C’est le moment de relire un article remarquable, « Misère de l’économie du développement », publié par Cédric Durand et Charlotte Nordmann dans la première livraison de la RdL (septembre-octobre 2011). Alors que les médias français ont accueilli avec une complaisance étonnante Repenser la pauvreté d’Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee (Paris, Seuil, 2012), Cédric Durand et Charlotte Nordmann dévoilent les impensés et les confusions d’une pensée indigente. A lire ou à relire donc pour se prémunir des enthousiasmes médiatiques et entreprendre de poser une peu sérieusement la question de la pauvreté et du développement dans le monde. Source : La Revue des Livres

    • La force du discours de Banerjee et Duflo tient à sa capacité à s’imposer dans l’espace public de manière consensuelle, en jouant sur plusieurs cordes à la fois : celle de la scientificité, mais aussi celle du « bon sens (...) court-circuiter toute perspective systémique et de masquer en pratique les conflits d’intérêts et la domination, sans lesquels « la #pauvreté » – une réalité qui est loin d’être donnée de toute éternité – est inexplicable.

      voir aussi http://seenthis.net/messages/59467