Rodriguez chantait après ses journées de travail, dans les bars de Détroit. Des producteurs l’ont contacté, l’ont enregistré, pleins d’espoirs. Mais voilà, ça n’a pas marché. Rodriguez, aujourd’hui, n’en veut à personne, ni à ceux qui semble-t-il lui ont piqué son argent, ni à ceux qui n’ont pas su écouter sa musique – ni à lui-même d’avoir « raté » sa carrière. Il a chanté parce qu’il aimait la musique, et ni le succès ni l’échec n’ont changé sa vie. Cela me fait penser à ce poème de Rudyard Kipling, que j’aimerais détester :
« Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front… »
L’échec – comme le succès – est souvent injuste. Quand chacun, devant ce film, se demande : « Mais pourquoi ça n’a pas marché ? », Rodriguez se dit simplement qu’il aime la musique. Et je pense à tous ceux qui ont du talent et, contrairement à Rodriguez, ne pourront jamais l’exprimer ; ceux sur qui jamais le miracle qu’est ce documentaire n’arrivera, et qui jamais n’auront la reconnaissance qu’ils méritent.
Que tirer de tout cela ? Il y a, chez chaque artiste, deux forces à la fois antagonistes et complémentaires. La première, qui le pousse à créer. La seconde, qui le conduit à diffuser sa création, afin d’être reconnu.
André Malraux disait : « On n’est jamais sensible à sa propre légende ».
Sa vie prouve le contraire, son propos est une forme d’imposture. Mais, dans ce contexte, cette phrase m’éclaire. Sixto Rodriguez a tout réussi grâce à son indifférence à sa propre légende. Il a pris – et prend encore – du plaisir sur scène, et n’a pas été détruit par l’échec commercial de ses premiers albums. Au contraire, il a continué à se battre, pour sa famille, et pour ce en quoi il croyait. Et sa réussite tient en ces quelques mots : « Être capable de ne pas être transformé par la réussite ou l’échec « .
Rodriguez ne s’est pas suicidé sur scène, et Sugar Man est un hymne à la vie. Sixto n’est jamais mort, mais pour les terriens que nous sommes :
« Il est ressuscité »